Copernic, Galilée, Ptolémée et les autres
Trafics de livres précieux en Europe de l'Est
Depuis la récente ouverture au monde des pays de l’Est et de l’ancien empire soviétique, le patrimoine artistique de ces pays est systématiquement pillé. Plus particulièrement, les livres anciens des bibliothèques nationales, publiques ou universitaires sont mis en coupe réglée par des pillards, qui peuvent être des individus agissant pour leur propre compte ou des bandes internationales organisées. Travaillant sur commande pour le compte de riches collectionneurs occidentaux, ou revendant ouvertement les produits de leurs vols par des canaux officiels (salles de vente, libraires), ces voleurs portent un préjudice incalculable au patrimoine de ces pays. Les quelques affaires récentes qui sont venues au grand jour ne sont probablement qu’une très petite partie d’un immense pillage qui n’existe que parce que les voleurs trouvent des « clients » fortunés dans les pays occidentaux.
Since the recent opening up of the Eastern Bloc countries and the old Soviet Union, the artistic heritage of these countries has been systematically plundered. More to the point, the old books of the national, public or university libraries have come under the control of the plunderers, who may be either individuals acting on their own account, or international organised gangs. Working to order for wealthy Western collectors or reselling openly the products of their thieving through official channels (sale rooms, booksellers), these thieves do incalculable harm to the heritage of these countries. The cases that have come to light recently are probably only a very small part of an immense amount of pillaging that exists only because the thieves are able to find rich clients in Western countries.
Seit der Öffnung Osteuropas und Russlands werden die Kunstschätze dieser Länder systematisch geplündert. Genauer gesagt wird der Bestand an alten Büchern von National–, öffentlichen und Universitätsbibliotheken regelmässig durch Plünderer reduziert, die entweder auf eigene Kosten arbeitende Einzelpersonen sind oder organisierte internationale Banden. Im Auftrag reicher westlicher Sammler oder durch Verkauf der gestohlenen Objekte über offizielle Kanäle (Auktionshallen, Antiquare), fügen die Diebe dem Kulturerbe dieser Länder einen unschätzbaren Schaden zu. Einige Fälle, die kürzlich bekannt wurden, stellen wahrscheinlich nur einen Bruchteil der enormen Plünderungen dar, die nur deshalb ausgeführt werden können, weil die Diebe wohlhabende “Kunden” in westlichen Ländern finden.
Desde la reciente apertura al mundo de los países del Este y del antiguo imperio soviético, el patrimonio artístico de estos países es sistemáticamente saqueado. Más particularmente, los libros antiguos de las bibliotecas nacionales, públicas o universitarias son hechas leña por los saqueadores, que bien pueden ser individuos que actuan por su propia cuenta, o bandas internacionales organizadas. Estos ladrones, que trabajan a pedido por cuenta de ricos coleccionistas occidentales, o revendiendo abiertamente el producto de sus robos mediante canales oficiales (salas de venta, librerías), causan un perjuicio incalculable al patrimonio de estos países. Los recientes casos que han salido a la luz son probablemente sólo una infima parte de un inmenso saqueo cuya existencia es debida al hecho que los ladrones encuentran “clientes” ricos en los países occidentales.
Que peuvent avoir en commun Copernic, Galilée et Ptolémée ? Depuis quelques années, les œuvres de ces auteurs ont toutes une vertu attractive qui en fait la cible favorite des voleurs.
La fin de l’Empire soviétique a enfin permis la libre circulation des biens, des idées et des personnes entre l’Est et l’Ouest. Mais reste clandestin le « passage » à l’Ouest d’objets d’art et religieux, de manuscrits et de livres volés en nombre de plus en plus grand. La Russie et les républiques voisines sont littéralement pillées. Tout est bon : livres rares et moins rares ; auteurs connus et moins connus ; manuscrits célèbres et moins célèbres. Cet article se propose d’exposer ces pillages.
Si l’information n’est que peu diffusée dans la presse occidentale, sauf en Grande-Bretagne, elle est au contraire très abondante dans les pays de l’Est où les vols sont commis. Abondance ne rimant pas avec exactitude, les différentes sources peuvent être contradictoires. D’où la nécessité de vérifier et recouper les informations auprès des personnes ou des institutions concernées ou mises en cause 1.
Les affaires de voleurs sont aussi des affaires de policiers et s’apparentent, dans certains cas, à des romans policiers, où il peut arriver que la politique, intérieure ou internationale, se mêle, rendant plus difficile encore la découverte de la vérité.
Manuscrits, médailles et décrets…
Dans la nuit du 10 décembre 1994, la Bibliothèque nationale de Russie à Saint-Pétersbourg est cambriolée. Comme par hasard, un système de sécurité était hors service pour cause de réparation et un autre ne se déclencha pas. De très nombreux livres et surtout des manuscrits anciens très rares et très précieux ont été volés. En particulier, des manuscrits philosophiques chinois, mongols et tibétains datant des VIe au VIIIe siècles. Ces manuscrits avaient été déposés à la Bibliothèque nationale par Iakinf Buchurin, chef de la mission russe à Pékin au début du siècle dernier. Ils étaient conservés dans une pièce fermée à clé, dont les fenêtres avaient des barreaux, et à laquelle seul le personnel avait accès.
Pour la police, ces livres ont été volés sur commande spécifique, puisque des documents encore plus précieux ont été laissés sur place. Pour Vladimir Zaitsev, directeur de la bibliothèque, on ne peut pas ne pas penser à la complicité du personnel. D’autant plus que les manuscrits volés pesaient au moins 100 kg. Le directeur de la bibliothèque offrit 10 millions de roubles à toute personne susceptible de donner des renseignements.
La police retrouve les manuscrits le 16 décembre et procède à des arrestations. Dimitri Yakubovsky, avocat à Moscou et ancien conseiller en politique étrangère de nombreux hommes politiques russes, dont Boris Eltsine, est aussi arrêté et mis en prison par le Service de contre-espionnage fédéral, avatar du KGB, pour avoir commandité ce vol des 91 manuscrits. Le procureur Vladimir Yeremenko préfère le maintenir à la prison Kresty jusqu’à son jugement, parce qu’on a « trouvé 8 passeports chez lui et qu’il pourrait bien en avoir un neuvième pour s’enfuir » !
Six Israéliens sont arrêtés dans leur pays. La police découvre qu’un de ces Israéliens, Victor Lebedev, avait travaillé comme vigile à la bibliothèque avant d’émigrer en Israël 4 ans plus tôt. Ce serait lui qui aurait donné toutes les indications nécessaires au vol. Anatoly Oleinikov, le policier chargé de l’enquête, déclare aux Izvestija que l’amateur d’art autrichien Anatoly Hattendorf avait apporté à Yakubovsky une « shopping list » de livres qu’il souhaitait ajouter à sa collection (1).
En 1995, un marchand berlinois se voit proposer un très important lot de documents d’archives et de livres d’une valeur inestimable : des médailles, 176 livres et 248 documents, dont font partie des décrets datant de 1723 à 1914, signés par Pierre le Grand et Nicolas II, le dernier tsar. Précautionneux, le marchand prévient la police allemande, qui, à son tour, prévient la police russe. Le lot complet a bien été volé aux Archives nationales de Saint-Pétersbourg. En 1998, deux Russes sont condamnés à de la prison pour ce vol. Il faut attendre le 27 janvier 2001 pour que le tout soit rendu à la Russie, lors d’une cérémonie officielle à Moscou.
Fin 1995, les quatre volumes inestimables de Birds of America de John James Audubon sont portés disparus, encore à la Bibliothèque nationale de Russie de Saint-Pétersbourg. Il s’agit d’un très rare exemplaire acheté par la Bibliothèque impériale russe en 1832, et considéré comme le plus beau. Il contient 435 eaux-fortes peintes à la main de plus de 1 000 oiseaux. Peu de temps après, les livres se retrouvent chez Christie’s à Londres. Les spécialistes y découvrent que ces livres ont été volés, et Scotland Yard établit leur provenance. Le voleur, un Russe nommé Alexandre Mamontov, est extradé des États-Unis, où il se trouvait alors, vers la Russie. Il est incarcéré lui aussi dans la prison Kresty en attendant d’être jugé. Les quatre volumes sont rendus à leur propriétaire le 10 mars 1998 (9).
Copernic
En août 1998, on commence à parler de Copernic. C’est le premier cas de vol répertorié dans les pays de l’Est : le malheureux chanoine, à qui seule une mort prématurée avait sans doute permis d’échapper à l’Inquisition 2, devient la victime d’amateurs persévérants. L’édition originale de 1543, imprimée à Nuremberg, du De revolutionibus orbium coelestium libri VI 3 est particulièrement prisée des voleurs, d’autant qu’il n’en subsiste que 260 exemplaires connus sur les 500 environ qui avaient constitué cette édition. De la seconde édition, imprimée en 1566 à Bâle, il reste 300 exemplaires qui attirent aussi les convoitises.
À cette date, un exemplaire de la première édition est volé à la Bibliothèque nationale Vernadsky d’Ukraine, à Kiev, par une personne qui se fait passer pour un officier de police de l’ex-KGB grâce à de faux papiers, et qui semblait très bien connaître les procédures de sécurité de la bibliothèque. Comme le raconte Alexeï Onichenko, directeur de la bibliothèque, le faux policier demande à consulter 6 livres, dont le Copernic. Puis il rend les 6 livres pour obtenir un reçu de retour. Il fume une cigarette, puis demande à nouveau des livres, et à nouveau le Copernic. Juste avant la fermeture de la bibliothèque, il s’en va en montrant au personnel de garde le premier reçu (12). Le Copernic est parti avec son voleur.
Le 24 novembre 1998, « un collectionneur privé peu scrupuleux » (sic) vole l’exemplaire (1re édition) du même ouvrage de la bibliothèque de l’Académie polonaise des sciences de Cracovie, en Pologne. Selon les déclarations de la police à l’agence Reuters, un homme emprunte le livre sous une fausse identité, s’installe à une table pour le lire, va ensuite aux toilettes, en laissant son manteau et le livre en place. Il ne revient jamais. Ce qui, sur la table, semblait être le livre n’était en réalité que le cartonnage qui le contenait. Le voleur avait caché le livre sous son pull-over. La police offre une récompense de 30 000 zlotis à qui permettra de retrouver le livre. Le procureur clôture son enquête infructueuse en juillet 1999 (14).
Un autre exemplaire, de la seconde édition cette fois, arrive aux mains d’un libraire, en 1999. Prudent, celui-ci consulte l’expert copernicien mondial : Owen Gingerich. Gingerich est astronome et, en même temps, un passionné de Copernic et du De revolutionibus 4. Il a réussi à faire un inventaire quasi exhaustif de tous les exemplaires restants des deux éditions. Cet inventaire informatisé mentionne toutes les particularités physiques de chacun des exemplaires, que Gingerich a en général lui-même examiné. Grâce à ce travail exceptionnel, il lui est donc facile de vérifier l’origine d’un Copernic qui vient sur le marché. Gingerich, qui avait en main l’exemplaire mis à la vente, découvre qu’il a en fait été volé à Brno, en Tchécoslovaquie. Plus précisément, ce Copernic appartenait au monastère augustinien de Brno, où Gregor Mendel fut abbé. Pendant le régime communiste, le livre fut déposé à la bibliothèque universitaire de Brno, qui le rendit récemment à ses propriétaires légitimes. Le voleur avait maquillé le timbre de la bibliothèque, ainsi que des inscriptions manuscrites, visibles cependant à la lumière ultraviolette (15).
Un peu plus tard, la maison Hartung & Hartung 5 propose aux enchères en Allemagne un autre exemplaire de la seconde édition. Rapidement, Owen Gingerich découvre qu’il s’agit de l’exemplaire de l’Observatoire de Pulkovo, à Saint Pétersbourg 6. En effet, l’année précédente, un incendie volontaire a dévasté la bibliothèque de l’Observatoire, qui possède 244 000 livres et de très nombreux manuscrits anciens, presque tous uniques. Ils avaient été réunis par Vasily Struve, le fondateur de l’Observatoire en 1839 7. L’Observatoire est en outre « protégé » par une alarme anti-incendie. La police affirme avoir arrêté un suspect, mais donne une version si compliquée de l’affaire qu’elle est peu convaincante. Il n’est pas possible de savoir ce qu’il est advenu du suspect.
Interrogé par courrier électronique, Victor M. Abalakin, directeur de l’Observatoire à l’époque, m’a donné des informations dont la presse n’a jamais fait part. Le site, les installations et les bâtiments de l’Observatoire de Pulkovo, aujourd’hui dans une banlieue de Saint-Pétersbourg, ont en effet suscité la convoitise de nombreux « nouveaux riches » (en français dans le texte), qui voulaient les louer pour leur plus grand bénéfice 8. Devant le refus de Victor Abalakin, ces gens auraient fait mettre le feu à la bibliothèque par un personnage falot, dans l’espoir d’arriver ainsi à leur fin. Le feu a duré 4 heures et détruit ou endommagé plus de 5 000 livres, dont 2 000 sont particulièrement précieux. Les livres qui n’ont pas été brûlés ont été inondés par les pompiers qui n’ont pas utilisé les extincteurs au CO2 pourtant disponibles. Malgré la violence de l’incendie et de l’inondation, le personnel a pu sauver un certain nombre de livres atteints 9.
Le voleur, sans doute tenté par l’occasion, a dû penser que l’inventaire avait totalement ou partiellement disparu, ce qui devait lui permettre de mettre en vente l’objet de son vol sans risque.
Le livre proposé à la vente, dont l’origine frauduleuse est prouvée, est donc saisi par la police allemande à la demande de la police russe. Complication diplomatique : l’Observatoire de Pulkovo ne peut en obtenir le retour. L’Allemagne refuse de le renvoyer sous prétexte que les Russes ont commis trop de vols en Allemagne à la fin de la seconde guerre mondiale (16)…
Ptolémée
Nouveaux vols en Pologne. Cette fois c’est la bibliothèque de l’Université Jagellonne 10 à Cracovie qui est victime des voleurs. La bibliothèque de cette université fondée en 1364 possède plus de 3 millions et demi de livres. Ses collections anciennes comportent de très nombreux manuscrits, incunables, partitions et livres rares.
Un jour d’avril 1999, raconte Zdzislaw Pietrzyk, conservateur chargé des collections spéciales, un bibliothécaire remarque certaines étrangetés : certains livres dépassent des rayonnages, d’autres sont reclassés à l’envers. Un inventaire des 300 000 documents de cette collection commence immédiatement. On s’aperçoit que de nombreux livres n’ont pas été correctement reclassés ; de nombreux autres ont été replacés dans le mauvais cartonnage. Il faut préciser que tout lecteur inscrit à la bibliothèque avait accès à toutes les collections, même les plus anciennes… Un désordre a été volontairement et soigneusement organisé pour empêcher d’inventorier rapidement les nombreux vols. Ce qui aurait dû permettre au(x) voleur(s) d’écouler leurs vols avant qu’ils ne soient répertoriés et signalés. Au moins 58 manuscrits et 13 livres (en fait beaucoup plus) ont été volés, reconnaît le directeur de la bibliothèque Krzysztof Zamorski. Parmi les livres, 4 éditions, dont l’édition originale de 1482 de la Cosmographia de Ptolémée 11, un exemplaire de la Biblia latina de 1472, le Consilia medica de 1476 12. Ont aussi été volés le manuscrit de la traduction de l’Ancien Testament effectuée par Martin Luther, l’un des premiers textes du poème épique Nibelungenlied, et des partitions musicales originales de Bach, Mozart et Beethoven (20).
Galilée
Le 19 octobre 1999, Bojan H., étudiant bulgare inscrit à l’Académie d’économie de Cracovie, est arrêté : la police saisit dans son appartement 64 livres et 150 cartes volés dans des bibliothèques. La plupart l’ont été à la bibliothèque Jagellonne. Cette affaire est sans rapport avec la précédente. Selon la police, cet étudiant a déjà volé de nombreux livres en Pologne, en Allemagne et aux États-Unis…
Le 20 octobre 1999, un exemplaire du Sidereus Nuncius 13 de Galilée doit être vendu aux enchères chez Christie’s à Londres. Plusieurs jours avant la vente, on découvre que ce livre a été aussi volé à la Bibliothèque Jagellonne. Il est retiré de la vente par Christie’s et la police enquête.
Lors de la même vente, Christie’s devait également proposer un exemplaire de la première édition de Copernic. Plusieurs personnes prétendant alors être propriétaires de cet exemplaire, Christie’s décide au dernier moment de retirer le livre de la vente, pour permettre d’en élucider l’origine de propriété. Rien ne vient confirmer ces prétentions. Le livre est donc remis en vente le 7 juin 2000 et le catalogue mentionne : « Le présent exemplaire n’est pas inventorié et constitue une addition au recensement du Prof. Gingerich. Il n’a aucune similitude avec aucun autre exemplaire manquant ou volé. Veuillez noter qu’il a été démontré que toutes les revendications faites à propos de ce livre, quand il devait être vendu par Christie’s le 20 octobre 1999, sont sans fondement. » (25)
En novembre 1999, la salle des ventes Reiss & Sohn de Koenigstein 14, en Allemagne, annonce une importante vente de livres anciens. Quelques personnes ont des soupçons sur l’origine de certains livres. En particulier des journalistes du quotidien Gazeta Wyborcza 15, aidés par un marchand de livres anciens de Cracovie, Janusz Pawlak, jouent les acheteurs intéressés et posent des questions à Reiss & Sohn. Ceux-ci coopèrent avec les polices allemandes et polonaises qui sont saisies. Dix-sept volumes mis à la vente ont bien été volés à la bibliothèque Jagellonne, ce que Godbert M. Reiss, directeur de Reiss & Sohn reconnaît. Selon lui, le catalogue de Reiss & Sohn aurait été lu par un professeur polonais qui aurait ainsi découvert le vol ! (27).
On comprend l’embarras de la direction de la bibliothèque qui hésite à reconnaître publiquement l’ampleur des vols, l’absence de mesures de sécurité et sa responsabilité. Une autre raison vient compliquer cette situation : le problème devient international, comme dans le cas du Copernic de l’Observatoire de Pulkovo, puisqu’on retrouve, une fois de plus, les livres en Allemagne.
La collection Berlinka
D’un côté, la presse polonaise affirme que certains de ces livres font partie de la collection appelée Berlinka. Dans les derniers mois de la seconde guerre mondiale, la Bibliothèque de l’État de Prusse à Berlin envoya de nombreuses collections précieuses à Cracovie, dans le gouvernement général de l’Est, pour éviter qu’elles ne soient éventuellement détruites par les bombardements alliés. Ces collections étaient la propriété de la Stiftung Preussischer Kulturbesitz. À la suite de la défaite de l’Allemagne, cette région devient polonaise. Les Polonais prennent alors secrètement possession de ces livres qu’ils décident de garder à titre de dommage de guerre, et les transfèrent dans les collections de la bibliothèque Jagellonne. Ce n’est qu’en 1977 que le gouvernement polonais reconnaît leur présence en Pologne ; et deux ans plus tard, le président polonais Alexandre Krasniewski et le chancelier allemand Helmut Kohl étudient officiellement le principe d’un retour en Allemagne de ce qu’on reconnaît officiellement comme la collection Berlinka.
D’un autre côté, Godbert M. Reiss, directeur de Reiss & Sohn oHG. dément cette information : « À notre connaissance, aucun des livres en question n’appartient à cette partie des livres de la bibliothèque Jagellonne qui étaient originairement la propriété de la Stiftung Preussischer Kulturbesitz. » Plus encore, toujours selon M. Reiss, un représentant de la Stiftung a examiné les livres en questions et conclu « qu’aucun de ces livres n’appartenait à la Berlinka » (28).
Qui croire ? Où est la vérité ? G.M. Reiss confirme que les livres sont toujours retenus en Allemagne par les autorités allemandes, qu’une enquête est en cours en Allemagne et en Pologne. Une décision sera prise par les Allemands lorsque l’enquête en cours en Pologne aura éclairci l’affaire. Ce qui, selon G.M. Reiss, « prendra très longtemps ».
Le 3 février 2000, le personnel de la Bibliothèque de l’Académie des sciences russe (BAN) à Saint-Pétersbourg constate que 23 livres rares des XVIIe au XVIIe siècles manquent sur les rayons, parmi lesquels deux exemplaires de la première édition de Copernic. Valéry Leonof, directeur de la bibliothèque, précise que le personnel a constaté le vol « après avoir entendu dire que ce livre allait être vendu aux enchères aux États-Unis ». L’affaire se complique et s’embrouille. Valéry Leonof lui-même est accusé par le procureur de Saint-Pétersbourg d’avoir profité de sa position pour avoir exporté à l’étranger, en France plus précisément, 54 autres livres anciens de sa bibliothèque. En fait ces livres auraient été simplement envoyés en France pour estimation… En réponse au procureur, Leonof expose quelques-uns des livres supposés « exportés » (29).
Des valeurs refuge
On ne peut s’empêcher de se poser des questions devant cette répétition de vols de livres anciens dans les bibliothèques des pays de l’Est et on peut essayer d’en tirer une leçon générale.
Première constatation, tout livre ou manuscrit ancien de valeur est manifestement en danger, où qu’il soit. Pendant longtemps, le livre ancien n’a été qu’objet d’étude de la part de bibliothécaires et d’érudits, pour lesquels sa valeur marchande importait peu. La bibliophilie ou la bibliomanie dans certains cas ont fait monter les prix. Puis « les biens culturels » en général et les livres anciens en particulier sont devenus des placements financiers ou des valeurs refuge : on a pu voir des articles de revues financières spécialisées conseiller l’achat de livres anciens à des gens qui, certainement, auraient eu de la peine à les lire. Enfin, le livre ancien en général et le livre ancien scientifique en particulier sont devenus le signe extérieur de richesse obligé d’une certaine catégorie de personnes fortunées. Les nouveaux riches de l’e-économie, ceux que l’on appelle les « dotcom people », ont encore fait monter les prix des éditions – et surtout des premières éditions – d’auteurs comme Copernic, Galilée, Kepler, Newton, etc. Un exemplaire leur ayant appartenu est encore plus apprécié, et sa valeur est encore plus élevée s’il a des annotations de ces auteurs ou des dog ears 16.
La contagion s’étend ensuite à tout le marché. Environ 7 ou 8 clients, américains surtout, font s’envoler les prix 17. Un amateur américain passe pour avoir acheté 92 % de la vente d’incunables de Christie’s en 1999 à New York, soit 25 millions de francs. Ce même collectionneur aurait acheté en bloc une collection d’almanachs royaux, pour environ 1 million de dollars. Une première édition de Copernic vaut de 200 000 à 300 000 $. La Cosmographia de Ptolémée fut mise à prix à 600 000 $. Au moment de son vol à Saint-Pétersbourg, Birds of America est évalué à plus d’un million de dollars. Lorsqu’il est rendu à son propriétaire, American Libraries l’estime à 4 millions de livres sterling. Un exemplaire est mis en vente par Christie’s le 10 mars 2000 : il atteint la somme de 8 802 500 $, record mondial pour un livre imprimé. L’Histoire de la religion juive, livre manuscrit du XIIIe siècle volé à la bibliothèque de l’université de Chernivtsi en Ukraine (32), est estimé à au moins 1 million de dollars par le directeur de la bibliothèque, si tant est que l’on puisse mettre un prix sur ce genre de document 18. Un palimpseste byzantin du Xe siècle des principales œuvres d’Archimède a atteint 2 202 500 $ le 29 octobre 1998 chez Christie’s à New York, alors qu’il avait été estimé entre 800 000 et 1 200 000 $ et mis à prix à 480 000 $. Les manuscrits chinois et tibétains volés à Saint-Pétersbourg sont évalués à 100 millions de dollars 19. La police russe révéla que Dimitri Yakubovsky avait programmé pour environ 150 millions de dollars de vols.
De tels prix ne peuvent que pousser au crime, d’autant que les conditions semblent très favorables. Ce qui surprend, en effet, c’est la facilité avec laquelle tous ces vols sont commis. Dans tous ces pays d’Europe de l’Est, la sécurité des collections laisse à désirer. On a vu que, dans la bibliothèque Jagellonne, tout lecteur régulièrement inscrit avait un accès direct à toutes les collections de tous les livres, manuscrits, partitions et cartes. Il n’y avait pas de système antivol 20. Partout ailleurs, les bibliothécaires reconnaissent que les contrôles sont (presque) inexistants, ou sinon inefficaces 21. Dans certains cas, comme à Kiev, la consultation de livres rares n’est pas non plus soumise à une justification précise.
Des méthodes primitives
Les méthodes employées par les voleurs, on n’ose pas dire les ruses, sont vraiment primitives, tellement primitives que le soupçon peut naître. À moins que les moyens les plus simples soient les plus efficaces.
Par exemple, la technique des faux papiers. À Kiev, à Cracovie (Académie des sciences), à l’université de Chernivtsi, les voleurs présentent des faux papiers. À Kiev encore, la bibliothèque prête un Copernic à un faux policier : sans vouloir dénigrer la police ukrainienne, il est surprenant de voir un de ses représentants lire Copernic dans le texte, surtout quand on sait que ce texte est en latin, qu’il est particulièrement indigeste, et qu’il est composé à plus 90 % de données et de démonstrations mathématiques peu compréhensibles du commun des mortels. On s’aperçoit aussi que le « policier » connaît parfaitement le système de prêt, ce qui lui permet de tromper facilement le personnel de la bibliothèque.
Autre technique : à Cracovie, le voleur laisse l’emboîtage sur la table et part avec le Copernic sous le pull-over. Le personnel ne s’en aperçoit qu’à la fermeture. À la Jagellonne, les voleurs ont le temps de bouleverser le rangement de la bibliothèque pour semer le désordre sans que personne ne s’en aperçoive. Dans d’autres cas, le voleur a recours à une technique de plus en plus usitée pour les œuvres d’art : le remplacement de l’original par une copie. L’étudiant bulgare, Bojan H., qui fit disparaître bon nombre de livres de la Jagellonne, cachait les livres qu’il volait sous ses vêtements et les remplaçait par de faux livres ou d’autres livres sans valeur 22.
On peut difficilement admettre que des livres rares et précieux, des incunables, des manuscrits, des partitions en principe surveillés, disparaissent en grand nombre aussi facilement sans que personne ne s’en aperçoive. D’où les soupçons qui ont atteint le personnel.
Le personnel n’est-il pas complice ? À Saint-Pétersbourg, la police enquête particulièrement parmi les 10 personnes qui ont accès aux livres anciens de l’Académie des sciences. Dans le cas du vol des manuscrits orientaux, dans la même ville, le directeur de la bibliothèque ne peut que conclure à la complicité du personnel. À Cracovie, cette seule idée fait bondir Zdzislav Pietrzyk, responsable des collections spéciales à la Jagellonne : il ne peut imaginer qu’un seul des 35 employés de ce département puisse être complice… Cependant, pour certains et pour la police bien sûr, des employés qui ne gagnent que de 1 300 à 2 000 francs par mois, comme en Pologne, ne sont pas à coup sûr des incorruptibles 23.
Des réseaux organisés
Une autre question vient aussi à l’esprit : s’agit-il de voleurs isolés, agissant de leur propre initiative, autrement dit, d’artisans du vol, ou de réseaux organisés sur le plan international, agissant soit pour le compte d’amateurs secrètement donneurs d’ordre, soit en vue d’une revente par des canaux divers, et pas forcément secrets, comme par exemple les salles des ventes ou les libraires ?
La réponse semble être : les deux. L’artisan individualiste existe certainement. Cependant il peut plus difficilement revendre lui-même son vol à un connaisseur, puisqu’il n’est généralement pas en relation avec ce milieu et ne peut donc voler sur commande. L’étudiant bulgare de Cracovie est probablement un bon exemple.
Les réseaux sont tout aussi évidents. Le cas de Yakubovsky en est une illustration exceptionnelle 24. On est en face d’un réseau qui a des ramifications internationales jusqu’en Israël ; qui a de nombreux employés ; qui travaille sans exclusive sur les incunables, les livres anciens et modernes, les manuscrits de toutes origines ; qui travaille en gros (plusieurs dizaines de millions de dollars de vols). Une quarantaine de bandes seraient ainsi à l’œuvre dans l’ancien empire soviétique, selon Alexei Biskotsef, enquêteur russe spécialisé dans les vols d’objet d’art. Ces bandes travaillent souvent sur commande. L’Allemagne et l’Autriche sont de bons clients. Le cas de Hattendorff en est l’illustration 25.
S’il est sans doute vrai que, comme le dit encore avec humour le même Alexei Biskotsef, « les criminels sont devenus plus instruits », il n’en demeure pas moins qu’ils ne peuvent tout savoir. Ils semblent ignorer par exemple que proposer au public un Copernic, c’est fatalement s’exposer à un contrôle d’Owen Gingerich, qui vérifie l’origine de tout Copernic mis en vente dans le monde entier.
Souvent aussi, les cachets des bibliothèques, qui ont été gommés ou arasés, apparaissent à la simple lumière ultraviolette. Lorsque le cachet ou des inscriptions manuscrites ont été tout simplement découpés, la suspicion semblerait naturelle. Dans certains cas, il est vrai qu’il peut être plus difficile de détecter les vols : aux États-Unis par exemple, la règle bibliothéconomique recommandait encore naguère de ne pas apposer de cachets ou timbres secs sur les livres anciens ! Il existe cependant sur Internet des listes de livres volés que tout le monde devrait consulter avant tout achat. Il est vrai aussi que certaines bibliothèques s’aperçoivent qu’un livre leur a été volé lorsqu’il est proposé à la vente ou déjà vendu. Parmi ces maisons de ventes aux enchères, on peut remarquer que Christie’s se distingue par des procédures et des méthodes de contrôle systématiques des livres proposés à la vente : vérification dans les listes de livres portés disparus et vérification théorique de l’origine de propriété du vendeur (33).
La saisie à l’étranger d’ouvrages mis en vente après avoir été volés en Russie fait aussi remonter à la surface un passé dont on commence à parler ouvertement de nouveau : les pillages et les destructions perpétrées par les Allemands en URSS et la « récupération » d’œuvres d’art à titre de dommage de guerre par l’URSS, à la fin de la guerre 26. Aujourd’hui, ce sont des œuvres d’art que certains pays se disputent, un jour ce seront peut-être des provinces « perdues ».
En conclusion, il est certain que le livre ancien est devenu une valeur sûre comme placement financier et un objet recherché par une clientèle riche et prête à tout pour parvenir à ses fins. Et comme il est plus simple de dévaliser une bibliothèque qu’une banque, et que les ruses réussissent d’autant mieux qu’elles sont plus grossières, le livre ancien est donc en danger où qu’il se trouve. Les pays de l’Est en donnent une bonne démonstration. Les pays occidentaux ne sont pas non plus à l’abri, même dans des bibliothèques qui passent pour être bien protégées.
Aujourd’hui, le commerce du livre volé va pouvoir se moderniser. En effet, si le vol proprement dit, qu’il soit artisanal ou industriel, ressort de techniques traditionnelles, la vente se cantonnait elle aussi à des voies traditionnelles : vente directe au client, vente par une salle des ventes, vente à un intermédiaire. L’Internet va ajouter un nouveau moyen de revendre les vols, et permettre à tous, y compris au petit artisan besogneux, de trouver facilement des clients.
À lui seul, un site de vente aux enchères comme eBay propose en général, parmi un grand nombre de livres sans valeur, des livres anciens ou rares. Des livres volés peuvent y être vendus entiers, ou bien au détail. Découpé et vendu à la page, un livre peut alors rapporter beaucoup plus : cartes, illustrations, gravures et autres lithographies d’un livre dépecé se vendent souvent mieux au détail qu’en bloc. Le FBI a révélé qu’un atlas du Michigan, datant de 1880, avait été vendu sur eBay. Chaque page avait été mise à prix, par exemple la carte du County d’Oakland valait 29,50 $. Le tout fut vendu avant que son légitime propriétaire, la Romeo Public Library ne s’aperçoive que ce livre lui appartenait !
Juin 2001