Archives et nations dans l'Europe du XIXe siècle

Claire Sibille

Les 27 et 28 avril 2001, au Centre historique des Archives nationales et à la Sorbonne, l’École nationale des chartes organisait un colloque intitulé « Archives et nations dans l’Europe du XIXe siècle ».

Dans l’Europe du XIXe siècle, l’affirmation des nationalités s’accompagna d’un sentiment patriotique, fondé sur une tradition d’histoire. La constitution d’archives nationales, liées à la souveraineté, devint alors un enjeu politique puissant. C’est ce lien entre naissance d’un patrimoine archivistique et naissance d’une identité nationale que ce colloque s’était proposé d’éclairer.

Dans sa conférence inaugurale, Pierre Nora, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, a rappelé le legs de la Révolution dans la création des archives publiques françaises 1. Le mouvement de centralisation des archives en France à la fin du XVIIIe siècle avait été précédé d’initiatives comparables dans d’autres pays européens (Charles-Quint avec Simancas, ou encore l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche).

Les années 1830-1840 furent marquées par la rencontre du mouvement archivistique et de l’histoire nationale, jusque-là séparés par un « ars antiquaria ». L’historiographie nationale fut ramenée vers un centre de gravité médiéval et se caractérisa par le culte de l’archive et de la Nation : de cette époque datent les grandes éditions de textes du Comité des travaux historiques. Le XIXe siècle vit la prise en charge par l’État, protecteur du patrimoine et possesseur des dépôts de documents, de l’histoire nationale, cristallisée dans les valeurs républicaines et dans la rivalité contre l’Allemagne.

Pour François Caron, professeur émérite à la Sorbonne, il ne faudrait pas surestimer la relation État/Nation au XIXe siècle. La reconnaissance du rôle joué par les familles françaises et les entreprises dans la construction de la Nation fut sanctionnée par l’ouverture en 1949, aux Archives nationales, du service des archives économiques et privées et par la création du Centre des archives du monde du travail en 1995.

Dans quelle mesure le système français se retrouva-t-il dans les autres pays européens au XIXe siècle ? Tel fut l’objet des débats de ces deux journées, consacrés successivement aux modèles européens d’Archives nationales, au culte de l’archive et de la Nation, et au rôle des musées dans l’éveil d’une conscience nationale.

Modèles européens

Patrick Cadell, directeur honoraire du Scottish Record Office, a retracé le rôle de la commission créée en 1800 par le gouvernement britannique pour examiner l’état des archives du pays. Loin de mettre en place un service semblable dans les deux parties du royaume, les travaux de la commission confortèrent les tendances déjà existantes : dispersion et pragmatisme en Angleterre, forte centralisation et légalisme en Écosse. Les services d’archives des deux pays coexistent toujours, servant les mêmes besoins et en parfaite coopération, mais sans se ressembler et sans qu’il existe entre eux le moindre lien administratif.

Daria Nalecz, directrice générale des Archives de Pologne, a montré comment un pays privé de son indépendance, en l’occurrence la Pologne, a préservé ses archives et affirmé sa conscience nationale, grâce aux initiatives de la société civile qui sut remplacer les institutions de l’État pour protéger le patrimoine polonais (création de la Bibliothèque polonaise par l’émigration polonaise à Paris, en 1838).

Comme l’a rappelé Alain Droguet, directeur des Archives du Värmland, la création des Archives du royaume de Suède remontait en fait à 1618, date à laquelle l’expression fut employée pour la première fois dans un texte officiel : le règlement de la chancellerie promulgué par Axel Oxenstierna, chancelier de Gustave II Adolphe. L’organisation mise alors en place ne connut pratiquement pas de changement jusqu’aux années 1840. Grâce à l’impulsion du préfet Hans Järta, nommé directeur des Archives nationales en 1837, celles-ci se virent affecter un bâtiment spécifique en 1846 et furent érigées en administration indépendante en 1878. Il était nécessaire d’adapter les Archives au développement de l’administration et l’État souhaitait en même temps fournir aux historiens, à l’image de ce qui se passait dans les autres pays européens, et en particulier en France, les matériaux nécessaires à leurs recherches et à des éditions de textes.

Les débats furent ensuite consacrés à l’Europe centrale habsbourgeoise. Créé à Vienne en 1860 sur le modèle de l’École nationale des chartes, l’Institut de recherche historique de Vienne devait former les érudits et utiliser la nouvelle science historique pour construire une conscience historique austro-habsbourgeoise. Or, avec l’éveil des consciences nationales en Europe centrale, ce dernier objectif ne fut pas atteint.

Bernard Michel, professeur à la Sorbonne, a souligné le rôle de l’historien Palacky (1798-1876) et de la Diète de Bohême, dans l’organisation des archives de la nation tchèque dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Pour Josip Kolanovic, directeur des Archives nationales de Croatie, l’institutionnalisation des archives fut étroitement liée à la quête de l’identité nationale en Croatie, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le premier recueil de documents historiques fut publié dans la première moitié de ce XIXe siècle. De 1848 à 1861, l’historien Ivan Kukuljevic posa les fondements des Archives nationales et transféra de Budapest à Zagreb les archives qui avaient été emportées de Croatie aux XVIIe-XVIIIe siècles, ainsi que les documents créés à Budapest, mais se rapportant à la Croatie.

Dans son exposé sur les archives italiennes et l’unification nationale, Marco Carassi, surintendant des archives du Piémont et du Val d’Aoste, a abordé successivement l’héritage archivistique du royaume d’Italie en 1861, le choix du rattachement au même ministère (Intérieur) des archives administratives et des archives historiques, la marche prudente vers une organisation homogène (archives centrales à Turin jusqu’en 1864, à Florence jusqu’en 1875, puis à Rome), l’influence des idéologies sur les archives (les tris, les archives secrètes, les musées d’archives) et le déchirement des archivistes entre identité nationale à bâtir, traditions régionales à respecter et devoir d’impartialité.

Dans l’Europe des États indépendants du XIXe siècle, le grand-duché de Luxembourg constitue un cas particulier. De 1885 à 1914, il n’y exista pas de service d’Archives nationales. Pourtant, comme l’a rappelé Frédéric Laux, conservateur aux Archives diplomatiques, l’État grand-ducal, créé en 1839, avait hérité de fonds importants, rassemblés dans la capitale par les autorités françaises, révolutionnaires puis impériales.

Cette première journée s’est achevée par une visite guidée des dépôts Louis-Philippe et Napoléon III du Centre historique des Archives nationales.

Les documents au service de la Nation

L’occupation de Rome en 1870 par les troupes de Victor-Emmanuel II, en mettant un terme au pouvoir temporel des papes, eut pour conséquences la dévolution au nouveau pouvoir des archives du Saint-Siège relatives à l’administration civile de l’ancien État pontifical et la création de l’Archivio di Stato de Rome. Bernard Barbiche, professeur à l’École nationale des chartes, a mis en évidence le caractère pragmatique de ce partage, effectué dans un contexte politique difficile.

Françoise Hildesheimer, professeur associé à l’université de Paris I, conservateur en chef au Centre historique des Archives nationales, a montré que la notion d’archives fut soumise à variations et qu’elle est elle-même un objet d’histoire. L’article XII de la loi du 7 messidor an II prévoyait en effet l’envoi aux bibliothèques des titres, chartes et manuscrits « qui appartiennent à l’histoire, aux sciences et aux arts, ou qui peuvent servir à l’instruction », les Archives nationales étant destinées à recueillir les documents de caractère administratif, domanial ou judiciaire sans lien direct avec les besoins des études historiques. Les rapports des archives à l’histoire s’affirmèrent au XIXe siècle avec l’évolution de la discipline historique.

Au XIXe siècle, les bibliothèques françaises eurent moins d’importance symbolique que les archives, monuments emblématiques de la Nation. Pour Claude Jolly, sous-directeur des bibliothèques et de la documentation au ministère de l’Éducation nationale, le débat sur l’histoire au XIXe siècle explique l’attitude ambivalente envers le patrimoine livresque, magnifié (Bibliothèque nationale) ou, au contraire, perçu comme une charge par les collectivités. L’Allemagne, grande nation scientifique, sut mettre en œuvre des bibliothèques savantes érudites et scientifiques. En regard, la vie des bibliothèques municipales françaises fut surtout orientée pendant tout le XIXe siècle vers l’histoire locale et la bibliophilie.

De la fin des années 1810 à la fin des années 1860 fleurirent en Europe de monumentales collections de sources historiques, destinées aux politiques et aux lecteurs éclairés. Associées au sentiment patriotique, elles dévoilaient d’évidentes filiations dans leurs objectifs, leurs méthodes et leurs titres, d’après Olivier Guyotjeannin, professeur à l’École nationale des chartes. Si l’Allemagne fut souvent l’initiatrice et toujours le modèle, l’Europe érudite tout entière fut saisie de fièvre documentaire. En France fut créé en 1834 le Comité des travaux historiques : il s’agissait de publier tous les Documents inédits de l’histoire de France susceptible d’intéresser les historiens.

La volonté de Napoléon III de magnifier le Premier Empire trouva son expression la plus accomplie dans l’édition de la correspondance de Napoléon Ier, entre 1854 et 1869. Pour Jacques-Olivier Boudon, professeur à l’université de Rouen, cette publication, qui donna lieu à un considérable travail de collecte d’archives, devait contribuer à la construction de la nation française en reliant le présent à un passé glorieux, à l’heure où la France s’engageait à nouveau dans les expéditions militaires (Crimée).

Musées et conscience nationale

Dominique Poulot, professeur à la Sorbonne, a souligné le rôle des musées dans la formation de la conscience nationale en France au XIXe siècle. Privés, à leur création, du caractère d’apprentissage érudit reconnu aux archives, les musées virent progressivement s’affirmer leurs liens avec l’histoire de France, grâce à l’évolution des sciences auxiliaires. Au cours du XIXe siècle, apparurent les musées « cimetières », les musées « reliures des annales de France » (le musée de Versailles, créé en 1837, voulait représenter l’art comme un « art archiviste », seul capable de conserver la mémoire d’une époque), les musées « transformateurs de l’histoire nationale » (au musée de Cluny, le temps passé prenait la parole et se racontait lui-même) et les musées « laboratoires de l’historien ».

C’est à cette dernière catégorie qu’appartenait le musée de l’Histoire de France, créé aux Archives nationales en 1867. Ariane James-Sarazin, conservateur du Département de l’action culturelle et éducative du Centre historique des Archives nationales, en a retracé l’histoire. Dans l’esprit du fondateur du musée, le marquis de Laborde, la conservation du patrimoine écrit national et sa présentation au public allaient de pair. L’organisation des espaces du musée et l’exposition des documents suivant un parcours plus chronologique que thématique devaient contribuer à l’affermissement de la conscience nationale en vulgarisant l’histoire et en servant de relais à l’enseignement dispensé par l’École des chartes.

Jean-Paul Bled, professeur à la Sorbonne, a centré son intervention sur la création, en 1852, à Nuremberg, du Musée national germanique, sous le patronage du roi de Bavière. Ce musée devait présenter la totalité de la vie culturelle allemande, soutenir la science allemande, nourrir la fierté des Allemands et servir la cause de l’unité. Après la guerre franco-prussienne, le musée tendit à identifier la nation allemande au Reich dans ses limites de 1871. Le musée devait aussi devenir un grand dépôt des archives nationales, dresser un répertoire des sources de l’histoire allemande et rassembler des documents conservés ailleurs qu’à Nuremberg.

Dans sa synthèse des débats, Krzystof Pomian, directeur de recherche au CNRS, a regretté que la péninsule ibérique, la Russie et l’Europe orthodoxe byzantine n’aient pas été évoquées au cours de ces deux journées, si enrichissantes par ailleurs, et dont les actes seront publiés prochainement. Le XIXe siècle des archives commença en 1790 et finit en 1918. L’apport de la France fut essentiel dans la constitution de l’Europe des archives : le projet napoléonien d’archives de l’Europe entraîna le transport d’archives allemandes, espagnoles et italiennes en France et le système archivistique que la France créa à partir de 1790 influença ses voisins européens. Mais l’Europe des archives se fit aussi par l’intermédiaire des mouvements nationaux (Risorgimento italien, unification allemande) et suite au partage de l’Europe par les quatre grands empires (allemand, austro-hongrois, russe et ottoman). Le XIXe siècle vit une circulation des mouvements et des exemples, mais aussi une émulation, voire une rivalité entre les différents pays européens qui se firent des emprunts les uns aux autres. Contrôlées par l’État (Russie) ou émanant de la société civile (Pologne), nationales ou régionales, les archives furent considérées comme étant tantôt au service de l’histoire tantôt au service de l’administration.

  1. (retour)↑  Décret du 7 septembre 1790 créant les Archives nationales, loi du 7 messidor an V proclamant le principe de disposition des archives pour tous les citoyens, loi de brumaire an V créant le réseau départemental et permettant ainsi le passage de la notion d’archives de l’État à celle d’archives de la Nation.