Information et lecture

Droits de l'usager et service public

Annie Le Saux

Bertrand Calenge

Ville universitaire depuis le Moyen Âge, « Montpellier la surdouée » s’est toujours attachée à préserver cette réputation. Les 600 bibliothécaires, présents du 8 au 11 juin 2001, pour le congrès annuel de l’Association des bibliothécaires français, ont pu le constater en visitant les équipements récents de bibliothèques, dont la ville peut, à juste titre, s’enorgueillir : les nouveaux bâtiments de la bibliothèque interuniversitaire, et aussi la bibliothèque municipale centrale, bibliothèque municipale à vocation régionale, inaugurée en 2000.

En ouverture du colloque, qui avait pour thème, cette année, « Information et lecture : droits de l’usager et service public », René Rizzardo, directeur de l’Observatoire des politiques culturelles, situa la place du service public dans le rôle et les missions des bibliothèques et des médiathèques. Reprenant les idées fortes qu’il avait déjà défendues au congrès ABF de 1999 à La Rochelle, il insista sur l’importance du service public comme alternative à la seule logique économique, même si dernière intervient toujours plus dans les choix des politiques culturelles. Le service public en bibliothèque doit, dit-il, éviter de s’en tenir à une unicité de vue des usagers, mais, au contraire, garantir, pour une plus grande équité, la pluralité des offres culturelles. Et, ce sont un partenariat élargi des acteurs, une réaffirmation des missions des professionnels, des projets d’établissement et des finalités actualisées en permanence, qui seront les garants de cette diversité culturelle de la société, que les bibliothèques se doivent de refléter.

Le service public

Jean-Louis Autin, professeur à l’université Montpellier I, fit un brillant et clair rappel de ce qu’a été et de ce qu’est le service public en France. Née à la fin du XIXe siècle, la notion de service public a toujours été, et jusqu’à une date récente, controversée. Ce clivage est en partie dû au fait que cette notion a souvent été confondue avec celle d’interventionnisme de la part de l’État.

Le service public est un enjeu sans cesse objet de débat, aux contours juridiques difficiles à préciser, et qui vise à satisfaire les besoins du public dans un esprit de solidarité sociale. Faisant partie de l’exception française, cette notion est omniprésente, dit encore Jean-Louis Autin. Servant de support à d’autres notions juridiques, elle est au cœur du droit administratif français. Mais si la vocation du service public a été pendant longtemps hégémonique, on peut craindre qu’elle ne soit aujourd’hui sur le déclin. La cause en est double : d’une part la privatisation de la gestion de certains services publics – que cette gestion soit assurée par des personnes privées ou selon les règles de droit privé –, d’autre part la suppression des monopoles, conséquence de l’ouverture des marchés et de la concurrence. Le droit communautaire ne reconnaît pas cette notion de service public, ne serait-ce que sur le plan conceptuel, elle lui préfère celle de service d’intérêt économique général, ce qui n’est pas la même chose, tant s’en faut.

Jean-Louis Autin termina son intervention sur une note d’optimisme : le déclin du service public, assure-t-il, est « résistible », à condition que s’affiche une volonté politique suffisamment forte pour la faire admettre au niveau européen.

Droit d’auteur et droit à l’information

C’est avec énergie, compétence et habileté, que Nathalie Mallet-Poujol, chargée de recherche CNRS à l’ERCIM (Équipe de recherche créations immatérielles et droit) à l’université de Montpellier, aborda ensuite la délicate question des rapports qu’entretiennent le droit à l’information et le droit de la propriété intellectuelle. Elle s’appuya constamment sur les différentes dispositions juridiques pour défendre la valeur du droit d’auteur, mis à mal depuis quelque temps. Considéré comme une entrave à la liberté et au droit à l’information, le droit d’auteur est, avec le développement d’Internet, l’objet d’attaques toujours plus virulentes.

Suivant le raisonnement de Nathalie Mallet-Poujol, le droit à l’information n’est pas remis en cause par le droit d’auteur. Il s’agit avant tout de ne pas les confondre, et aussi de bien distinguer le droit à l’information du droit à la culture. Le droit d’auteur protège l’œuvre de l’esprit, mais pas l’information elle-même : « Toute œuvre ne se limite pas à une information, et toute information n’est pas une œuvre. » Enfin, le droit d’auteur comporte en lui-même des mécanismes d’autorégulation : les œuvres tombent dans le domaine public 70 ans post-mortem, certaines œuvres étant, de par leur nature, exclues de toute protection : les lois, règlements, dépêches d’agences de presse… De plus, l’exception au droit d’auteur concerne, outre la copie privée, les courtes citations, les revues de presse, les discours d’actualité…

En conclusion, Nathalie Mallet-Poujol fit remarquer que l’arsenal législatif a pris en compte le droit à l’information et qu’il faut continuer à œuvrer dans le sens d’un équilibre entre le droit d’auteur et le droit à l’information.

Paysage européen

Après ces rappels clairs et essentiels des aspects juridiques de l’accès à l’information, ce fut au tour de professionnels européens de parler de la législation sur les bibliothèques, ou de son absence, dans leurs pays respectifs. En introduction, Françoise Danset, directrice de la bibliothèque départementale de prêt des Bouches-du-Rhône, revint sur l’influence du politique sur la notion de service public. Cette idée fut d’ailleurs reprise par chacun des intervenants étrangers. En France, les principes fondateurs, tels que la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Manifeste de l’Unesco sur les bibliothèques publiques, la Charte du Conseil supérieur des bibliothèques, aussi importants soient-ils pour la profession, ne peuvent cependant pas faire force de loi. Aux Pays-Bas, où l’important maillage des bibliothèques est reconnu, et où le nombre de prêts est équivalent à celui de la France (pour une population bien moindre !), les lois sur les bibliothèques évoluent également selon les politiques culturelles développées par les dirigeants. Marian Kören, chargée de mission au NBLC 1 (Association nationale hollandaise des bibliothèques publiques), même si elle déplore le caractère trop peu incitatif de certaines lois, reconnaît qu’il existe heureusement une forte tradition aux Pays-Bas de défense de la lecture publique.

C’est un syndicat et association professionnelle – DIK 2 –, qui joue en Suède un rôle primordial dans le développement des bibliothèques. Britt-Marie Haggström, présidente d’Eblida, a rappelé son action dans l’élaboration de la loi sur les bibliothèques de 1996, loi qui devrait être remplacée en septembre. Dans ce pays où 67 % des 9 à 69 ans utilisent les bibliothèques, les choses évoluent également, notamment sous l’influence d’éléments économiques : quelques communes, en effet, font payer le droit de prêt à l’usager sous forme de paiement à l’acte.

Les traditions des pays du Sud en matière de lecture publique n’ont rien à voir avec celles des Pays-Bas et de la Suède, regrette Maria José Moura, directrice des bibliothèques à l’Institut du livre et des bibliothèques. Au Portugal, cependant, le sort des bibliothèques a également toujours fluctué en fonction des différents gouvernements du pays, accumulant un retard de 50 ans sous le régime de Salazar. Aucune loi n’est venue soutenir l’effort des professionnels, qui s’appuient essentiellement sur le Manifeste de l’Unesco. Malgré tout, au Portugal, toutes les bibliothèques offrent des services gratuits, même Internet, auquel elles sont toutes connectées.

En Angleterre, le changement le plus important est intervenu en 1964, quand le gouvernement a obligé les 180 autorités locales à offrir un service efficace de bibliothèques. Mais cette loi, note Bernard Naylor, était plutôt vague, elle n’imposait ni niveau de dépense, ni niveau de service. Depuis, le développement des bibliothèques est ballotté au gré des gouvernements successifs, allant de la volonté de Mme Thatcher de privatiser les services publics à l’établissement récent de normes de service public.

Au niveau européen, il existe bien sûr des directives, mais celle qui vient juste d’être publiée au Journal officiel des communautés européennes 3 inquiète fortement les bibliothécaires européens, qui craignent, comme Maria José Moura, « de voir les utilisateurs traités comme des consommateurs et non comme des citoyens ».

Les usagers des bibliothèques universitaires

Les usagers, justement, furent l’objet de la table ronde suivante. Jean-Claude Annezer, directeur du service commun de la documentation de l’université de Toulouse-Le Mirail, introduisit le débat par une réflexion philosophique sur la place de l’usager, ses attentes, sa participation à l’élaboration des services, ses relations avec les bibliothécaires, les missions de ceux-ci…

Enseignant-chercheur en urbanisme et aménagement à l’université de Toulouse-Le Mirail, cultivant le néologisme de forme, Alain Lefebvre définit les trois espaces que représente une bibliothèque : à côté de l’espace de diffusion culturelle, se détachent un espace urbain, et, en troisième lieu ce qu’Alain Lefebvre qualifie d’espace « priblique », un espace à la fois d’intimité et « d’extimité ».

C’est dans un de ces lieux ni tout à fait publics ni tout à fait privés, que Jean Mallet, directeur du SCD de l’université de Paris X, a pu observer l’évolution des comportements des étudiants, qui se servent de plus en plus des documents mis par la bibliothèque à leur disposition, ne consultent pas le catalogue, mais préfèrent grappiller dans ce qui leur est offert. En bibliothèque universitaire, constate Jean Mallet, « on est confronté à la difficulté des enseignants et des étudiants à rejoindre une sphère un peu collective, et à s’exprimer sur le fonctionnement de l’établissement ». Propos confirmés par François Bédiée, étudiant, représentant de la Fédération des associations d’étudiants de Paris X, qui, pour lutter contre la passivité des étudiants, suggère de développer des cahiers de suggestion, de créer un conseil de l’usager non officiel, comprenant notamment un chargé de travaux dirigés, qui a l’avantage d’être à la fois étudiant et enseignant, et aussi de multiplier le nombre des expositions. « Il faut respecter et faire respecter la bibliothèque », conclut-il, « une bibliothèque qui tend trop à ressembler à une aire d’autoroute, où l’on mange, où l’on boit, où l’on parle et où l’on téléphone sans se soucier des autres ».

Ces malaises qui se ressentent dans les bibliothèques universitaires, comme dans les universités, sont en grande partie dus aux insuffisances budgétaires et en personnel, observe Alain Uziel, propos repris plus tard par François Gèze, des éditions La Découverte, qui se dit fort préoccupé par des bibliothèques sous-dotées. Des collections insuffisantes, des désabonnements massifs, un ratio nombre d’étudiants/place assise insuffisant, telle est la vision des BU du président de l’université de Montpellier I. Une meilleure concertation avec les enseignants-chercheurs, passant par un renforcement du rôle des conseils de la documentation – qui devraient se réunir, non pas une fois, mais trois à quatre fois par an –, une ouverture plus tardive de la bibliothèque, la création de salles de travail (pas forcément à la bibliothèque), enfin une meilleure prise en compte de la fonction documentaire dans les universités, et une collaboration plus grande avec tous les organismes d’enseignement et de recherche, font partie des propositions avancées par Alain Uziel pour améliorer le service rendu à leurs usagers par les bibliothèques et les universités.

Points de vue extérieurs

Parler des missions de services publics des bibliothèques municipales et départementales de prêt entraîne une réflexion sur les populations « exclues, discriminées, ou isolées », sur une fracture culturelle, contre laquelle on ne pourra lutter, note Paul Alliès, conseiller régional du Languedoc-Roussillon, tant que « l’idéal égalitaire républicain sera miné par une inégalité d’équipement du territoire. » Pour lui, les missions du service public passent par la garantie du pluralisme, un maillage plus serré du territoire en matière d’offre de lecture et par une aide au lecteur dans une offre de plus en plus complexe. Les élus doivent s’impliquer dans les décisions à prendre dans le domaine de la culture et de la lecture en particulier, souhaite Paul Alliès, qui craint qu’une trop grande professionnalisation des bibliothécaires n’entraîne une déresponsabilisation des élus dans la conduite des affaires culturelles.

Exception qui vint confirmer la règle, l’intervention de Jacques Atlan, maire de Saint-Jean-de-Védas, commune proche de Montpellier, donna l’exemple d’un élu qui s’est battu, pour construire une médiathèque, contre les réticences des autres élus. Pour cela, il est nécessaire de suivre quelques principes essentiels : aller vite, s’entourer de spécialistes et de professionnels pour éviter que le politique n’intervienne, ne jamais voir petit 4

Ce fut à l’interprofession de clore cette journée. Il en est ressorti, une fois encore, que la méconnaissance réciproque des professions des différents acteurs de la chaîne du livre était une préoccupation commune. Jean-Marie Sevestre, président du directoire de la librairie Sauramps à Montpellier, et François Gèze se sont accordés pour déplorer que la solution proposée par Catherine Tasca, ministre de la Culture et de la Communication, sur le droit de prêt soit si peu soutenue par les bibliothécaires, alors que, pour l’un comme pour l’autre, ce projet semble être « un compromis raisonnable et acceptable ». Des états généraux du livre, dont l’idée fut avancée par François Gèze, règleraient-ils tous les problèmes ?

Parallèlement aux séances plénières de cette journée, se sont tenus, pour la première fois cette année, huit ateliers sur des thèmes récurrents ou d’actualité, comme le droit d’auteur, les formations, les statuts…

Du côté des administrations centrales

Le lundi 11 juin, journée de clôture du congrès, était consacré à un échange avec les autorités nationales, comme la coutume en a été prise depuis plusieurs années. Point de Conseil supérieur des bibliothèques cette fois-ci, le CSB n’ayant plus (ou pas encore) de président avec la fin du mandat de Jean-Claude Groshens. Mais la tribune accueillait Jean-Sébastien Dupuit, directeur du livre et de la lecture, et Claude Jolly, sous-directeur des bibliothèques et de la documentation.

Le premier s’attacha à faire le point sur les grands dossiers nationaux en cours. Le droit de prêt d’abord. Le parti adopté par le ministère de la Culture consiste à mettre en œuvre une licence légale pour les bibliothèques de statut public : le paiement d’une rémunération à l’auteur entraîne l’abandon du droit exclusif de cet auteur, et entraîne notamment le droit au prêt. Les modalités de cette rémunération sont en discussion : l’État devrait s’engager à prendre en charge le forfait payé au titre du nombre d’emprunteurs inscrits. Quant aux remises consenties par les libraires aux bibliothèques publiques, dont il avait été envisagé qu’elles suivent le droit commun et soient réduites à 5 % du prix public, elles pourraient rester dans des limites plus compatibles avec les budgets des collectivités. Reste la question des prêts des bibliothèques de l’enseignement supérieur, toujours en discussion.

Côté dotation générale de décentralisation ensuite, le concours particulier « bibliothèques » doit être révisé. Jean-Sébastien Dupuit insista sur la nécessité impérative de poursuivre un soutien à l’équipement, et de ne pas transférer ces crédits vers une dotation en fonctionnement – première part de la DGD –, dont le montant serait dérisoire. Il envisage même pour cette dernière de la flécher plus précisément sur les dépenses d’acquisitions documentaires, ce qui soulignerait l’intérêt de l’État pour cette question. Quant aux crédits de la 3e part de la DGD – consacrée aux bibliothèques municipales à vocation régionale –, ils pourraient réintégrer la 2e part – dotation déconcentrée par l’ensemble des BM –, qui connaîtrait une refonte autorisant la prise en compte de projets importants dans les régions. Côté personnels enfin, le directeur du livre et de la lecture fit part de ses inquiétudes concernant les recrutements de la fonction publique d’État (40 % des effectifs des conservateurs seront à la retraite d’ici 10 ans), et de son attention pour les compétences des professionnels territoriaux.

Claude Jolly orienta son intervention selon la thématique du congrès, et exposa la façon dont l’enseignement supérieur analysait et prenait en compte les droits des usagers : le droit à un accès facile à l’information, le droit à des ressources documentaires riches, validées et adaptées, enfin le droit à en disposer selon les méthodes et outils les plus modernes. Sur le premier point, les bibliothèques universitaires ont agi tant du point de vue des horaires d’ouverture (d’une moyenne de 40 heures hebdomadaires en 1988 à 55 heures en 2001), de l’accès direct aux collections (passées en libre accès pour 35 % en 2000, contre 20 % en 1990), de la formation des usagers (33 000 heures accompagnées par les BU). Le développement des ressources documentaires, s’il est notable (de 1990 à 2000, elles ont augmenté de 60 % quand le nombre d’étudiants croissait de 28 %), est plus problématique : les collections restent insuffisantes, et l’inflation des coûts des publications étrangères conduit non seulement à voir baisser leur nombre dans les acquisitions (55 000 titres en 2000, contre 57 000 en 1997), mais aussi à faire reculer les achats de monographies. La documentation électronique est de plus en plus importante (8 % des acquisitions en 1998, plus de 11 % en 2000), et Claude Jolly exposa sur cette question les dossiers conduits par ses services 5. La modernisation des établissements, dernier point de cette trilogie, c’est enfin le développement des systèmes d’information et la mise en œuvre du système universitaire de documentation, conduite par l’ABES 5.

En conclusion donc, un point d’information bienvenu à l’issue d’un congrès riche et intéressant. Mais un point d’information qui soulève au moins deux points d’interrogation : côté bibliothèques publiques, quelle reconnaissance du « service public de la lecture » est envisageable aujourd’hui et quelle matérialisation peut-on en faire au sein d’une loi sur les bibliothèques toujours ajournée ? Côté bibliothèques académiques, comment l’État et les universités comptent-ils porter remède à l’étranglement prévisible de leurs moyens documentaires, et à l’appauvrissement programmé des ressources proposées aux étudiants ?