Penser le public des bibliothèques sans la lecture ?
Dans l’univers des bibliothèques, il est fréquent d’associer la fréquentation de ce lieu à la pratique de la lecture. Le lien établi entre ces deux comportements se vérifie largement, mais il ne rend pas compte de la totalité de ce qui explique les visites en bibliothèque. À partir d’une enquête nationale, nous montrons ici que la venue en bibliothèque échappe partiellement à la nature et l’intensité de la lecture. Ce faisant, nous soulignons que cet équipement culturel est approprié en premier lieu par les diplômés de l’enseignement général.
In the world of libraries it is usual to associate the frequenting of these places with the experience of reading. The link between libraries and reading is largely borne out, but it does not wholly explain the reason for visits to the library. As a result of a national enquiry, we are able to show that being in the library is partly an escape from the nature and intensity of reading. In doing this, we are emphasising that this cultural facility is appropriate in the first place for those with a general education.
Im Kosmos der Bibliotheken wird der Besuch dieser Institution häufig mit dem Lesen assoziiert. Der Zusammenhang zwischen diesen beiden Verhaltensweisen ist im Großen und Ganzen bestätigt, erklärt aber nicht alle Motive für Bibliotheksbesuche. Basierend auf einer nationalen Befragung wird gezeigt, dass Natur und Intensität des Lesens nur teilweise den Besuch einer Bibliothek erklären. In diesem Zusammenhang wird auch hervorgehoben, dass dieser Ort hauptsächlich von Absolventen öffentlicher Bildungsanstalten in Anspruch genommen wird.
En el universo de las bibliotecas, es frecuente asociar la frecuentación de este lugar a la práctica de la lectura. El enlace establecido entre estos dos comportamientos se verifica ampliamente pero no da cuenta de la totalidad de lo que explica las visitas en biblioteca. A partir de una encuesta nacional, mostramos aquí que el hecho de ir a la biblioteca escapa parcialmente a la naturaleza y a la intensidad de la lectura. Una vez abordado esto, subrayamos que son los diplomados de la enseñanza general quienes se apropian en primer lugar de este equipamiento cultural.
Comment expliquer la fréquentation ou non des bibliothèques ? Cette question connaît une actualité particulière au moment où semble se confirmer la fin de l’accroissement du public des bibliothèques municipales. Depuis quelques années en effet, la proportion de la population desservie inscrite en bibliothèque stagne autour de 18 %. Expliquer la fréquentation décide de la manière dont on pense ceux qui se rendent dans ce lieu, mais aussi ceux qui restent à l’extérieur.
Le fréquent recours au terme de « lecteurs » pour désigner le public des bibliothèques suggère une certaine prééminence du rapport à la lecture comme mode d’explication de la fréquentation ou non de cet équipement culturel. Cette hypothèse est confirmée par les enquêtes montrant que les usagers sont davantage investis dans la lecture, qu’ils achètent et possèdent plus de livres que les non-usagers. Et c’est à juste titre qu’Anne-Marie Bertrand 1 parvient à la conclusion que « le rapport au livre comme facteur explicatif de la fréquentation des bibliothèques, pour banal qu’il apparaisse, semble bien être primordial ». De même, ce n’est pas sans raison qu’Aline Girard-Billon et Jean-François Hersent 2 confirment ce sentiment, en affirmant que « ce sont avant tout les pratiques de lecture et le rapport au livre qui distinguent usagers et non-usagers des bibliothèques ».
Dans cet article, notre propos ne consiste pas à discuter cette évidence déjà établie depuis plus de vingt ans et diffusée dans le monde des bibliothèques 3. En revanche, nous souhaitons nuancer le caractère exclusif ou même central de l’explication de la fréquentation des bibliothèques par le rapport à la lecture. La venue des usagers ou leur absence à la bibliothèque ne dépendent pas seulement de leur rapport à la lecture. Il est possible de penser le public des bibliothèques en suspendant (au moins temporairement) la question de son engagement dans la lecture. Ne pas accepter de séparer provisoirement les deux questions, c’est faire de la bibliothèque uniquement un lieu de lecture. Or, aujourd’hui, les bibliothèques offrent d’autres supports, et on sait le poids que représentent les sections « discothèques » dans leur activité 4. Ne pas vouloir séparer fréquentation des bibliothèques et rapport à la lecture, c’est risquer de penser le public ou le non-public en le réduisant à cette dimension. Le public des événements sportifs ne peut-il être pensé que par le rapport au sport ? Celui des concerts uniquement par la pratique d’un instrument ou l’écoute de musique ?
Si la bibliothèque est bien un lieu du livre et de la lecture, c’est aussi un lieu public, un équipement culturel, un service public, etc. Dès lors, le fait de lire peu ou beaucoup ne saurait expliquer la totalité de sa fréquentation. Certains visiteurs viennent parce que la bibliothèque est chauffée et ouverte à tous 5, d’autres parce que c’est un lieu de culture, d’autres encore parce qu’ils entendent bénéficier d’un service que leurs impôts contribuent à financer 6. Il existe une multitude de raisons de venir (et de ne pas venir), qui ne touchent pas directement au rapport à la lecture. Dissocier fréquentation de la bibliothèque et rapport à la lecture, explorer les modes de fréquentation détachés de la lecture, c’est se donner les moyens de penser plus largement le public, mais également le non-public des bibliothèques.
Lecture et école
Pour certains professionnels en effet, la tendance serait aisément de s’emparer du lien entre rapport à la lecture et fréquentation des bibliothèques, et de s’en servir comme argument premier pour justifier la non-fréquentation : « La difficulté des bibliothèques à étendre leurs publics s’explique par la fragilité de la lecture dans la société d’aujourd’hui » ; « les non-usagers sont éloignés de la lecture ». On assisterait alors à une situation comparable à celle repérée à propos de l’école. La notion de « handicap socioculturel » est utilisée par une partie du corps enseignant pour justifier l’« échec scolaire ». La mauvaise position des élèves de familles populaires dans le classement scolaire s’expliquerait par le fait qu’ils grandiraient dans un univers caractérisé par le manque de ressources culturelles, financières ou intellectuelles. La différence de position dans l’espace scolaire des élèves selon leur origine sociale n’est pas pensée « comme une relation, mais comme un manque qui caractérise le plus faible » 7
Le succès, au sein de l’école, de cette interprétation des différences entre élèves s’explique notamment par le fait qu’elle disculpe les enseignants. Selon cette « théorie », l’école produit moins les inégalités sociales qu’elle n’enregistre des inégalités socioculturelles préexistantes. Les questions des modalités d’apprentissage et du contenu de ce qui est enseigné ne sont pas posées. L’identification de cette « théorie » du handicap socioculturel a été rendue possible par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron qui posaient, dans leurs travaux 8, la question de l’« arbitraire culturel ». On voit, à travers l’exemple de l’école, comment les institutions « filtrent l’enregistrement du savoir à travers leurs catégories d’intelligibilité et d’action : n’est retenu que ce qui fait sens, ou ce qui développe le sens dans le bon sens » 9.
Une analyse multivariée
S’agissant de la fréquentation des bibliothèques, on peut se demander dans quelle mesure l’importance accordée à la lecture ne fait pas office d’opérateur commode d’interprétation. Par exemple, il est aisé de rendre compte de la difficulté des bibliothèques à conserver le public adolescent par la baisse avérée de l’intérêt que celui-ci porte à la lecture. Ce faisant ne sont pas posées les questions 10 de la place que la bibliothèque reconnaît à ce public, de la concurrence entre les publics, de la nature des lectures proposées 11, de la décoration, de l’accueil 12, etc. Dissocier la fréquentation de la bibliothèque du rapport à la lecture rend possible un regard renouvelé, mais également la mise à jour d’obstacles à la fréquentation se situant dans l’offre même des bibliothèques.
Dans le cadre que nous venons de décrire nous suivrons ici une seule piste : nous allons montrer qu’une partie de la fréquentation ou non de cet équipement culturel ne s’explique pas par le rapport à la lecture, mais par la position occupée dans la hiérarchie des diplômes. Notre approche prend pour acquis à la fois les résultats qui montrent l’effet du diplôme, et ceux qui mettent en avant le rôle du rapport à la lecture dans la fréquentation des bibliothèques. Il s’agit bien d’apporter une nouvelle pierre à la compréhension de ce qui distingue le public du non-public de cet équipement culturel. La position occupée dans la hiérarchie des diplômes possède-t-elle un effet propre, indépendant du rapport à la lecture ? Nous nous bornerons à vérifier cette hypothèse et à lancer quelques pistes d’interprétation.
Sur un plan méthodologique, pour démontrer notre hypothèse, il faut parvenir à mettre en place une procédure permettant d’isoler les effets du rapport à la lecture sur la fréquentation des bibliothèques. L’analyse multivariée offre la possibilité d’observer l’influence d’une variable sur une autre à l’intérieur d’une sous-population définie par une troisième variable. Par exemple, à l’intérieur de la population des grands lecteurs, on peut savoir si les plus diplômés détiennent aussi souvent une carte d’inscription à une bibliothèque que ceux qui le sont le moins. C’est sur ce type d’analyse que nous appuierons notre démonstration.
Nous utiliserons les données de l’enquête sur les Pratiques culturelles des Français de 1997 telles qu’elles sont rendues publiques sur le cédérom édité par le ministère de la Culture et de la Communication et la Documentation française. Les données présentent le grand avantage d’être manipulables au gré des interrogations de chacun et d’offrir un large échantillon représentatif de la population française âgée de 15 ans et plus. Ce sont plus de 4 300 personnes qui ont été interrogées, ce qui facilite les analyses multivariées, gourmandes en effectifs par la multiplication des critères.
La bibliothèque : un univers de diplômés
Dès la première édition de l’enquête Pratiques culturelles des Français, les observateurs ont pu faire le constat selon lequel la détention ou non de diplômes accroît les chances de s’investir dans la lecture (et/ou de déclarer le faire). D’après l’enquête de 1997, les personnes sans diplômes ou titulaires du certificat de fin d’études primaires (CEP) ont une probabilité quatre fois moindre de lire au moins 20 livres par an que les titulaires d’un diplôme de l’enseignement post-bac (11 % contre 44 %). On sait par ailleurs que le niveau de diplôme augmente sensiblement la fréquence de l’inscription dans les bibliothèques ou médiathèques municipales : 14 % des sans diplômes ou qui ont le CEP sont inscrits dans un de ces équipements contre 41 % des diplômés du supérieur.
On peut alors légitimement s’interroger : la surreprésentation des diplômés dans les bibliothèques s’explique-t-elle par l’engagement plus important de cette population dans la lecture que celui des faibles diplômés ? La sélection opérée par la bibliothèque 13 concerne-t-elle uniquement le degré d’investissement dans la lecture et la forme de celui-ci, ou bien porte-t-elle également sur d’autres éléments associés à la fréquentation prolongée de l’institution scolaire ?
L’égalité dans l’intensité de l’engagement dans la lecture ne parvient pas à effacer l’incidence du parcours scolaire dans la fréquentation des bibliothèques (cf. tableau 1)
. Les lecteurs intensifs faiblement diplômés détiennent moins souvent une carte de bibliothèque ou médiathèque municipale que les plus diplômés. Il existe bien, indépendamment de l’investissement dans la lecture, un effet de l’ancienneté de la fréquentation de l’institution scolaire sur la fréquentation des bibliothèques.
L’élévation du niveau de diplôme se traduit par une augmentation de la propension à fréquenter les bibliothèques tant chez les lecteurs intensifs (20 livres et plus) que chez les lecteurs intermédiaires (10 à 19 livres) et les faibles lecteurs (1 à 9 livres par an). Que les lecteurs se considèrent comme lisant beaucoup, moyennement ou peu de livres, leur niveau de diplôme détermine leurs chances de posséder une carte d’inscription à une bibliothèque ou médiathèque. Enfin, l’effet du diplôme s’observe chez tous les lecteurs, quel que soit le type de livres qu’ils lisent le plus souvent. La familiarité avec l’univers scolaire facilite l’inscription en bibliothèque, indépendamment même de l’intensité et de la forme de l’engagement dans la lecture.
L’inscription n’étant pas le seul rapport à la bibliothèque possible, il convient de vérifier cette tendance sur la fréquentation des bibliothèques ou médiathèques indépendamment de l’inscription. Nous prenons alors comme indicateur de distance aux bibliothèques le fait de déclarer ne jamais y venir ou presque.
L’analyse de la fréquentation confirme les tendances observées à propos de l’inscription (cf. tableau 2).
À niveau égal d’engagement dans la lecture, les populations les moins diplômées sont aussi les plus absentes des bibliothèques. Comme pour l’inscription, cela apparaît davantage chez les petits (81 % – 51 % = 30) et les moyens lecteurs (65 % – 30 % = 35) que chez les lecteurs intensifs (53 % – 30 % = 23). L’engagement accru dans la lecture atténuerait l’obstacle du diplôme
L’incidence du niveau de diplôme sur la fréquentation des bibliothèques ou médiathèques s’observe également, que les lecteurs se définissent comme lisant beaucoup, assez, un peu ou pas du tout. De même, qu’ils lisent de la littérature classique, des livres de bricolage ou de cuisine, le diplôme agit systématiquement de la même manière, c’est-à-dire dans le sens d’une fréquentation qui devient d’autant plus rare que le niveau de diplôme diminue.
Notre analyse statistique nous a permis d’établir l’existence d’un effet indépendant du diplôme sur la fréquentation des bibliothèques. L’examen du détail des résultats fournit une piste d’interprétation de ce phénomène.
Le diplôme ou ce qu’il indique
L’effet du diplôme ne paraît pas continu. On observe plutôt un clivage entre les diplômés de l’enseignement professionnel et les peu ou pas diplômés d’une part, et les diplômés de l’enseignement général et les fortement diplômés d’autre part. À cet égard, la comparaison des titulaires d’un CAP/BEP avec ceux titulaires d’un BEPC est intéressante : ces deux populations ont passé un temps assez voisin dans le cadre scolaire. Les premiers ont pris (été poussés vers) la voie professionnelle, alors que les seconds sont demeurés dans la filière générale. Cette différence de parcours scolaire se traduit par une forte inégalité dans les probabilités d’être membre d’une bibliothèque ou médiathèque, à niveau égal d’engagement dans la lecture : les seconds possèdent une carte dans 45 % des cas contre 29 % des premiers chez les lecteurs intensifs.
La bibliothèque donne le sentiment de recruter plus facilement des usagers qui ont appris à manipuler des idées ou des connaissances générales, que ceux qui ont plutôt appris à manipuler les choses. Elle serait le lieu de la conservation et de la valorisation des idées plus que celui des savoir-faire. Notre propos ne se veut pas descriptif de l’état réel de ce que proposent les bibliothèques, mais bien plutôt de la façon dont elles sont perçues par les publics qui les fréquentent, et aussi par les populations qui n’y entrent pas. La bibliothèque rassemble une variété d’œuvres et d’informations qui ont été ordonnées à travers un classement intellectuel. Qu’il s’agisse du classement alphabétique des auteurs 13 ou de celui par grands domaines de la connaissance, le choix de placer tel ouvrage dans l’espace de la bibliothèque est susceptible d’être justifié par un raisonnement rationnel. L’enseignement général apparaît sans doute plus enclin à fournir aux élèves l’habitude et la pratique des catégorisations intellectuelles, qu’il s’agisse du classement des œuvres littéraires ou des particules élémentaires. Ce serait ces compétences transformées en habitudes qui créeraient les conditions de la fréquentation plus probable des bibliothèques. Elles seraient au principe d’un sentiment d’aisance indispensable dans la découverte et l’usage du lieu.
La maîtrise lacunaire des formes de pensée qui président à la structuration des bibliothèques entrave la confiance dans sa capacité personnelle à affronter cet ordre étranger et limite le désir de s’y rendre. Soumise à un ordre inconnu, la bibliothèque se fait lointaine et la distance aux usagers et au personnel grandit. Elle devient comme une unité de mesure d’une différence profondément installée et structurante. Celle-ci n’est pas perçue par les sujets concernés et par les autres comme une simple différence, elle donne lieu à une hiérarchisation : la maîtrise de l’ordre intellectuel de la bibliothèque est valorisante parce qu’elle rappelle l’acquisition de savoirs qui sont au principe de la hiérarchie scolaire. La diffusion et la prise en charge institutionnelle de ce qui est désigné sous le terme d’« illettrisme » renforce la stigmatisation sociale de ceux ainsi désignés 14. C’est ainsi 15 que la « barrière » objective à la fréquentation de la bibliothèque par les fractions les moins diplômées de la population se double d’une « barrière » subjective : étant donné la manière dont je suis jugé par l’école et les discours qui lui sont associés, suis-je fondé à venir dans ce lieu fait par d’autres et pour d’autres avec des outils étrangers ?
Notre analyse présente l’intérêt de montrer les retentissements subjectifs d’une situation objective. La pratique de la lecture n’implique pas de manière automatique la maîtrise des codes scolaires d’appréhension des documents, bien que les deux soient souvent associés. À ne pas dissocier ces deux éléments, on se méprend sur ce qui conduit certaines fractions de population à la non-fréquentation. Ce n’est pas l’absence d’engagement dans la lecture qui explique le maintien hors des murs de la bibliothèque de certains lecteurs intensifs peu diplômés, mais bien la distance qui sépare leurs pratiques de lecture et leur manière de catégoriser le monde de celles en vigueur dans cette institution. La non-fréquentation ne résulte pas d’un « manque », mais d’une inadéquation entre l’univers des lecteurs et la mise en scène de la lecture dans les bibliothèques. C’est ce que confirme l’attrait de l’achat chez ces lecteurs.
L’offre marchande moins sélective
Le manque d’assurance des lecteurs intensifs peu diplômés dans les bibliothèques conduit à s’interroger sur leurs modalités d’approvisionnement en livres. Le recours à l’offre marchande vient-il compenser les difficultés de la fréquentation des bibliothèques ? Pour répondre à cette question, nous cherchons comment les lecteurs intensifs se répartissent entre achat et emprunt de livres en bibliothèque 16.
La frontière de l’emprunt semble bien séparer les lecteurs intensifs selon leur niveau de diplôme (cf. tableau 3)
. L’emprunt s’observe moins souvent chez les moins diplômés. La différence concerne surtout l’achat doublé d’emprunt : les plus diplômés sont deux fois plus souvent acheteurs-emprunteurs que les autres 17.
Le recours plus fréquent à l’achat exclusif des lecteurs intensifs peu diplômés confirme bien la difficulté de cette population à s’approprier les bibliothèques. L’achat permet de faire l’économie de la fréquentation d’un lieu partiellement étranger. Il peut prendre place dans le cadre des activités quotidiennes : achat en grande surface, en point presse, etc. Cette esquive apparaît également par l’abonnement un peu plus fréquent des lecteurs intensifs peu diplômés à un club de livres par correspondance (23 % contre 18 %). On assiste à une « délégation culturelle » 18 du choix des livres, les clubs proposant une sélection restreinte à leurs abonnés. La relation marchande présenterait l’avantage de conférer à l’acheteur une plus grande maîtrise sur ses choix et leur légitimité culturelle. Si les bibliothécaires n’interviennent pas souvent dans l’emprunt des inscrits, les lecteurs peu diplômés redoutent peut-être davantage leur regard. Les bibliothèques offrent parfois une collection dont l’étendue est susceptible de dérouter une partie des visiteurs réels et potentiels 19. La conclusion à laquelle parvenait Nicole Robine reste fondée : « Tout ce que les classes favorisées valorisent dans une bibliothèque ou une librairie : l’éclectisme, la variété des choix dans un même genre, le mode de classement des ouvrages, représente pour [les jeunes travailleurs] des facteurs d’éloignement de ces institutions, dont l’agencement est conçu par des lettrés, pour des lettrés en fonction de critères qui ne sont pas les leurs ». 20
L’achat malgré le coût
L’approvisionnement par l’achat des lecteurs intensifs les moins diplômés doit être d’autant plus souligné qu’il concerne une population dont le pouvoir d’achat est moindre que celui des plus diplômés : 53 % des premiers vivent dans un foyer dont le revenu mensuel brut n’atteint pas 10 000 F, contre 28 % des seconds. L’évitement de l’emprunt paraît d’autant plus fort que la rationalité économique pousserait les moins diplômés (et aussi les moins fortunés) à s’orienter vers l’emprunt en bibliothèque.
Le niveau de revenu ne modifie pas la relation entre le niveau de diplôme et les modalités d’approvisionnement en livres (cf. tableau 4)
. « Riches » ou « pauvres », les lecteurs intensifs peu diplômés sont plus souvent acheteurs non-emprunteurs que les plus diplômés. De même, le contournement de l’emprunt en bibliothèque par cette population s’observe systématiquement.
L’élévation du pouvoir d’achat des lecteurs intensifs peu diplômés donne lieu à une évolution confirmant la faible élasticité des pratiques d’approvisionnement en livres avec le niveau des ressources du foyer. Les moins riches cumulent moins souvent achat et emprunt que les plus riches (20 % contre 29 %), comme si l’obstacle du niveau de diplôme pour la conjugaison des deux pratiques était plus fort chez les moins fortunés. Comme si l’aisance matérielle favorisait très légèrement un sentiment d’aisance culturelle.
Y compris chez les plus pauvres des lecteurs intensifs peu diplômés, l’achat apparaît comme la manière la plus fréquente de s’approvisionner en livres. Cela confirme bien la difficulté, même en cas de ressources financières rares, à se résoudre à l’emprunt en bibliothèque. Si les bibliothèques avaient pour mission de satisfaire en premier lieu les demandes des lecteurs les plus pauvres et les moins diplômés, notre analyse indiquerait plutôt un échec.
La bibliothèque lieu de lecture ou de diplômés ?
L’importance du diplôme dans la fréquentation des bibliothèques indépendamment du rapport à la lecture conduit à s’interroger : le rapport à la lecture est-il moins important que le degré de proximité avec l’école dans la fréquentation de cet équipement culturel ? Cette question interroge les fondements même d’une partie des discours professionnels présentant les bibliothèques comme des temples de la lecture.
Dans la fréquentation des bibliothèques, le rapport à la lecture ne prévaut pas sur la détention de diplômes (cf. tableaux 5 et 6)
. Au contraire, deux résultats penchent vers la primauté de l’effet du diplôme. Les personnes faiblement diplômées qui se considèrent comme lisant beaucoup sont moins souvent inscrites en bibliothèque ou médiathèque que les diplômés du supérieur qui se considèrent comme lisant peu. Les lecteurs de livres de cuisine (i.e. d’un type de livre donnant lieu à une propension plus faible que la moyenne à être inscrit), titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur, possèdent plus souvent une carte d’inscription que les lecteurs de romans classiques (i.e. d’un type de livre donnant lieu à une propension plus forte que la moyenne à être inscrit) faiblement diplômés.
Un léger avantage se dégage donc en faveur du niveau de diplôme pour la fréquentation des bibliothèques et médiathèques. D’un point de vue statistique, il paraît donc justifié d’affirmer que le rapport à la lecture compte plutôt moins que la détention de diplômes.
La non-fréquentation des bibliothèques ne puise pas uniquement sa source dans la faiblesse des pratiques de lecture. Les bibliothèques rencontrent bien des difficultés à accueillir les fractions les moins diplômées de la population. L’élévation récente du niveau moyen de certification scolaire ne modifie pas beaucoup ce résultat. On sait que la proportion d’une classe d’âge titulaire du bac est passée de 30 % au milieu des années 80 à 65 % en 1995. Cela signifie que de plus en plus de jeunes atteignent des niveaux élevés de diplômes. Malgré cette évolution, le niveau de diplôme reste déterminant dans l’inscription à la bibliothèque.
De façon à comparer les situations avant et après l’« explosion scolaire », nous découpons la population selon qu’elle avait moins de 35 ans, ou 35 ans et plus en 1997. Chez les lecteurs intensifs de moins de 35 ans, la détention d’un diplôme général compris entre le BEPC et l’enseignement supérieur se révèle encore plus déterminante pour l’inscription dans une bibliothèque ou médiathèque que chez les lecteurs intensifs de 35 ans et plus. L’écart entre forts et faibles diplômés est de 31 points (59 % – 28 %) dans un cas, contre 16 (50 % – 34 %) dans l’autre.
À intensité de lecture égale, l’effet du diplôme sur la fréquentation des bibliothèques apparaît encore plus déterminant chez les « jeunes » générations que chez les « anciennes ». Il semble même que la sélection se soit accrue avec l’élévation moyenne du niveau de diplôme puisque, chez les lecteurs intensifs peu ou pas diplômés, ceux de moins de 35 ans ont plutôt un peu moins de chances de détenir une carte d’inscription que ceux qui ont passé cet âge (28 % contre 34 %). Des travaux récents 21 ont montré que la scolarisation massive ne s’accompagne pas d’une hétérogénéisation sociale des formations. On assiste au contraire à la « prolétarisation » des séries technologiques et professionnelles et à l’« embourgeoisement » des séries scientifiques. Notre résultat semble, lui, montrer que l’élévation du niveau moyen de diplôme se traduit par une « relégation » plus forte des fractions les moins diplômées hors des bibliothèques, pour un même degré d’investissement dans la lecture. L’accès à ces équipements culturels exigerait davantage de diplômes qu’avant. Avec la raréfaction des plus bas niveaux de diplôme grandit leur marginalisation, y compris dans l’accès aux bibliothèques.
L’« explosion scolaire » s’accompagne d’une multiplication de diplômes mais aussi d’une large diversification de ceux-ci. Notre analyse fondée sur le niveau de diplôme mériterait d’être complétée par une étude de l’effet du type de diplôme sur la fréquentation des bibliothèques. L’accent mis sur le volume des « ressources » ne doit pas négliger l’effet de la nature des « ressources ». Quel type de diplôme favorise la fréquentation de ce type d’équipement ? La nature du diplôme compte-t-elle davantage que le niveau de celui-ci ?
À niveau égal de diplôme (autant qu’il a été possible de maintenir cet élément stable) et d’engagement dans la lecture, la fréquentation des bibliothèques s’observe plus fréquemment chez les diplômés « littéraires » que chez les « scientifiques ». Les bibliothèques capteraient plus facilement les lecteurs ayant reçu une formation littéraire au sens large. On peut s’interroger sur les mécanismes qui facilitent le passage de ceux ayant reçu ce type de formation dans les murs des bibliothèques au détriment des autres. La valorisation du livre (y compris dans sa dimension d’objet matériel) plus fréquente chez les « littéraires » et observable dans les bibliothèques explique sans doute ce résultat. La surreprésentation des « littéraires » s’observe d’ailleurs moins souvent pour la fréquentation des médiathèques que pour celle des bibliothèques. L’écart avec les « scientifiques » diminue (7 points contre 18) quand d’autres supports sont offerts au public. Ce premier résultat conforte l’intérêt d’une réflexion sur l’incidence du type de diplôme sur la fréquentation des bibliothèques.
Bilan d’une hypothèse
Si le rapport à la lecture explique en partie la fréquentation ou non des bibliothèques, nous avons démontré le rôle majeur de la position occupée dans la hiérarchie de diplômes. Si « l’école demeure la matrice de socialisation fondamentale au livre » 22, elle fournit également des outils facilitant la fréquentation des bibliothèques indépendamment même du rapport à la lecture.
Bernard Lahire 23 a montré que les milieux populaires étaient hétérogènes du point de vue de la socialisation à l’écrit, et que des jeunes de parents de milieu social comparable pouvaient différer grandement dans leur rapport à l’écrit et à l’école. Notre résultat est complémentaire. Un degré équivalent de familiarité avec la lecture débouche sur des chances inégales de fréquenter les bibliothèques selon le niveau de diplôme. Ni le niveau de diplôme, ni le niveau d’engagement dans la lecture ne sauraient à eux seuls rendre compte de la présence ou de l’absence en bibliothèque. Ces deux « variables » agissent ensemble, ce qui nécessite d’en tenir compte simultanément dans l’analyse des publics des bibliothèques.
L’universalité d’un projet en doute
La forte relation entre lecture et bibliothèque ainsi que son caractère évident ont fait oublier que d’autres critères pouvaient intervenir indépendamment. Notre exploitation des données de l’enquête sur les Pratiques culturelles des Français débouche sur une conclusion claire : la surreprésentation des diplômés dans les bibliothèques ne s’explique pas par la nature ou l’intensité de leur engagement dans la lecture.
Ce résultat invite à découpler sociologie des bibliothèques et sociologie de la lecture. Une partie du sens de la fréquentation de cet équipement culturel se loge en dehors des pratiques de lecture, dans le rapport aux institutions et à la culture (au sens où elle est entendue communément). Il apparaît ethnocentrique de penser comme évident l’accès de tous aux bibliothèques.
Nous avons ainsi montré les obstacles culturels à la fréquentation des bibliothèques. Si une partie de la population n’entre pas dans ce lieu, cela s’explique par le décalage entre leur univers culturel et celui que manifeste la bibliothèque. Le relativisme culturel n’est pas un jugement sur la Culture, mais un moyen de comprendre le comportement des citoyens. Affirmer que « l’objectif de massification de la fréquentation a estompé celui de la démocratisation de la culture » 24, c’est refuser de penser que la culture (dans le sens de production à vocation universelle) demeure très fortement attachée à certains groupes sociaux dominants et ainsi sombrer dans le misérabilisme 25. Les fractions de populations les moins familières de l’univers scolaire fréquentent peu les bibliothèques, car elles y font non seulement l’expérience de l’altérité, mais aussi celle de la dévalorisation de leur culture (au sens anthropologique).
S’il interroge les modalités d’analyse des publics des bibliothèques, ce résultat questionne également les missions de ces établissements. Depuis plus de vingt ans, les enquêtes de fréquentation des bibliothèques ont montré que leur public ne reproduisait pas en modèle réduit la population qu’elles desservent 26. Certaines catégories de population y sont plus représentées et d’autres moins. C’est le cas des personnes diplômées que l’on trouve plus souvent à la bibliothèque. Mais, alors qu’auparavant cette surreprésentation pouvait être perçue comme la conséquence de leur engagement plus intensif dans la lecture, il n’est désormais plus possible de penser la situation de cette façon. À niveau équivalent d’investissement dans la lecture, les diplômés (chez tous les lecteurs) arpentent davantage les rayons de ces équipements. Les bibliothèques recrutent tendanciellement le public qui ressemble au personnel qui en est chargé. Dès 1988, Bernadette Seibel 27 a mis en évidence l’importance de la composante scolaire dans l’accès au métier. Elle a ainsi montré que les bibliothécaires étaient nettement plus diplômés que les instituteurs et qu’ils étaient davantage issus de parents diplômés que les membres de professions occupant la même position dans la hiérarchie sociale. Cette tendance demeure inchangée et forme donc une donnée structurelle des bibliothèques.
Notre constat ne doit pas paraître surprenant : il existe sans doute nombre d’autres institutions qui attirent à elles le public qui ressemble à ceux qui les tiennent. En revanche, il met en doute l’universalité du projet de promotion de la lecture. Si les bibliothèques soutiennent la lecture à un moment où « l’air du temps (…) n’est pas riche d’encouragements pour la lecture de livres » 28, ce soutien touche inégalement toutes les catégories de population. Les lecteurs les moins diplômés rencontrent des difficultés à s’approprier ce lieu dédié à la lecture. Les bibliothèques peinent à devenir des lieux de lecture pour tous. Si elles ont des difficultés à capter le public de lecteurs peu diplômés, on peut s’interroger sur leurs capacités à attirer les faibles lecteurs peu diplômés (7 % des sans diplômes ou titulaires du certificat d’étude, lecteurs de 1 à 4 livres par an, déclarent être inscrits dans une bibliothèque ou médiathèque). Au-delà, c’est donc bien la question de la place des bibliothèques dans une politique de démocratisation de la lecture qui se pose. Il faut toutefois nuancer cette conclusion par les enquêtes qualitatives soulignant le rôle des bibliothèques dans la construction de trajectoires scolaires et sociales improbables 29.
Du point de vue de la connaissance des publics, notre travail ne fait qu’ouvrir une large porte : si les bibliothèques attirent à elles davantage les diplômés, quels sont les éléments qui produisent ce résultat ? Il convient à présent de chercher quelles sont les modalités de la fabrication de cette sélection dont nous avons mis à jour le résultat 30. Pour cela, il faudra passer de l’analyse globale sur un échantillon national à la multiplication d’analyses monographiques attentives aux modalités concrètes de présentation des bibliothèques.