Library Review, année 2000
Une année de Library Review 1 nous apporte son lot de bonnes nouvelles et de déceptions, d’articles de fond et de propos convenus. Dans ces derniers, je classerai tout de suite et pour n’en plus parler cette glose insupportable de prétention d’un « qualiticien » s’efforçant de formaliser les processus décisionnels au sein d’une entreprise. Entre deux considérations dignes d’un philosophe à la mode sur l’irrationnel de la démarche intellectuelle et la méfiance à entretenir sur la notion de causalité, l’auteur veut amener ses malheureuses victimes à confesser par le biais d’un récit leurs méthodes de travail et de pensée. Sans doute ce biais narratif permettrait-il d’extraire de cadres déjà largement pressurés la substantifique moelle de leur compétence pour en faire profiter leurs successeurs, en cas d’inévitable et nécessaire dégraissage. Mais on ne voit guère – et l’auteur finit par le reconnaître lui-même – à quoi diable cela pourrait-il bien servir dans une bibliothèque, où certes l’on prend des décisions, mais où le souci du profit, qui semble à la base de la démarche qualiticienne, n’est pas prégnant.
Des étudiants anxieux
Heureusement, de tels écarts sont rares, et c’est avec délices, pour commencer par cela, que l’on retrouve une enquête sur l’anxiété en bibliothèque, faite auprès de 130 étudiants américains, proie de choix en l’espèce 2. Où l’on apprend que beaucoup d’entre eux peuvent lire de nombreuses pages sans en comprendre un mot, ce qui prouve au moins qu’ils savent lire. Les résultats de l’étude, une fois de plus truffés de chiffres abscons et d’interprétations tout aussi confuses, montrent que peu d’étudiants, même de haut niveau, ont de bonnes habitudes de prise de notes et de lecture rapide, ce qui nuit bien sûr à une utilisation efficace par eux de la bibliothèque, sans que pour autant on ne puisse faire un parallèle probant pouvant expliquer leur anxiété. Le hasard de la synthèse permet de rapprocher cette analyse, plus accablante qu’il n’y paraît, d’un plaidoyer aux accents presque orwelliens sur les laissés-pour-compte de la révolution informationnelle, comme l’on dit 3. Pauvres, vieillards, chômeurs et même modestes employés, tous semblent comme sciemment mis sur la touche d’une évolution où seules les classes aisées et la dictature du Marché semblent prévaloir – constatation de l’article à laquelle on ne peut qu’agréer. L’auteur plaide pour une implication forte des bibliothèques dans l’« inclusion » de ces personnes, par le biais de la formation et de l’apprentissage, pour éviter que leur situation, déjà difficile, n’empire encore du fait de leur inadaptation à un monde de plus en plus hautement technologisé. On ne peut, là encore, qu’approuver, tout en soulignant que, sans avoir besoin de le faire savoir par le biais des relais médiatiques, les bibliothèques françaises ont depuis longtemps mis en œuvre de telles politiques.
Tout, cependant, ne semble pas perdu, comme peut en témoigner un passionnant article sur l’essor de la bibliothèque électronique en Inde 4. Dans un pays qui compte 500 millions de lecteurs, 18 langues officielles et plus de 1 000 dialectes, dont certains parlés seulement par quelques personnes, on comprend que la situation soit complexe et foisonnante ! Pour autant, l’indéniable vitalité du sous-continent, et ses hautes capacités intellectuelles, reconnues par les firmes internationales qui utilisent de plus en plus souvent (et à vil prix bien sûr) les informaticiens locaux, font que les projets les plus grandioses deviennent crédibles. Ainsi cette idée de connecter, par le biais du réseau de télévision, toutes les écoles et hôpitaux du pays à Internet. Pourtant, les chiffres donnent le tournis : 900 000 écoles, 14 000 hôpitaux à relier au réseau des réseaux ! Mais on peut faire confiance à un pays qui nous a donné Gandhi... Un autre article sur la situation indienne, et notamment le rôle national joué par l’Indian Institute of Technology, se montre quant à lui plutôt sceptique sur le mythe de l’alternative des solutions électroniques en matière d’acquisition de périodiques, présentées comme moins coûteuses et plus aisées d’accès, ce qui, à l’usage, et en tout cas selon le rédacteur de l’article, se révèle parfois et pour le moins douteux 5.
D’ailleurs, l’un des attraits de Library Review vient aussi d’un esprit critique (so British) qui n’hésite pas à remettre en cause idées reçues et consensus mous. Ainsi un point de vue rédigé par un professionnel pourtant « proche » d’OCLC se montre pour le moins circonspect sur l’avenir des métadonnées 6. Soulignant qu’il existe de nombreux projets concurrents et incompatibles, dont le fameux Dublin Core d’OCLC est le plus médiatisé sinon le plus efficace, il rappelle que de tels outils doivent faire face non seulement à une complexité croissante, mais aussi à l’évolution, voire à terme à l’obsolescence, des formats de documents sur lesquels ils s’appuient. Pour finir, il préconise ce que nos sportifs bien-aimés (?) appelleraient un « retour aux fondamentaux », en l’espèce à... MARC21, pour lui le format de métadonnées le plus avancé et le plus complet ! Les tenants d’UNIMARC, certes, ne l’entendraient pas de cette manière, mais au moins cette voix discordante dans le couplet sur la fin des MARC a-t-elle l’avantage roboratif de la sincérité et de l’absence d’effet de mode – le tout nourri par un solide pragmatisme.
De même, on a tout particulièrement apprécié l’article plutôt sévère consacré à certains projets de la Communauté européenne en matière d’édition électronique 7. L’auteur y montre que de telles études sont souvent biaisées par le fait qu’on démontre avant tout ce qu’on voulait démontrer au départ et que, de ce fait, les enquêtes sont faites auprès de personnes et d’organismes acquis à, ou (pire) intéressés à la Cause. De ce fait, certaines ambitions risquent d’être largement démenties par l’évolution du Marché sur lequel pourtant on s’appuie largement pour un tel avènement – non sans naïveté semble-t-il : quelquefois, la traditionnelle méfiance de la perfide Albion à l’égard du continent a du bon...
L’Afrique et le Japon
Dans le même esprit, Library Review est l’une des rares revues bibliothéconomiques à faire une place importante à un continent plus proche du martyre que du développement, l’Afrique. Les descriptions proposées sont rarement réjouissantes, même si l’on sent ici et là une volonté admirable de faire progresser les pays et les hommes. Les professionnels et les moyens manquent cruellement, malgré l’aide occidentale, encore importante et vitale. Par comparaison avec le Ghana, le Botswana, le Nigeria, le Kenya, l’Ouganda, la Tanzanie, tous États évoqués dans les différents articles, la situation en Arabie Saoudite semble d’une certaine manière scandaleuse.
Dans ce pays où le revenu par habitant, quoiqu’inégalement réparti, est l’un des plus élevés de la planète, moins de la moitié des bibliothèques universitaires (il y en a sept) dispose d’un catalogue informatisé 8 ! Comme le souligne l’auteur de la contribution, c’est moins qu’au Royaume-Uni (certes), mais aussi... qu’en Malaysia, pays qui, il est vrai, ne peut se reposer sur sa richesse pétrolière pour progresser !
Constatant que les nouvelles technologies sont sous-utilisées, on fait appel à un volontarisme gouvernemental qui doit sans doute être bien absent pour avoir laissé s’installer une telle situation. Il est vrai que les étudiants les plus fortunés d’Arabie saoudite poursuivent sans doute leurs études aux États-Unis ou en Europe, et n’ont nul besoin d’utiliser les ressources documentaires de leur pays.
Library Review réserve d’autres surprises du même genre, ainsi un article fort complet sur la situation des bibliothèques universitaires japonaises 9. On pensait le réseau documentaire japonais comme un modèle d’efficacité, eu égard à l’importance revêtue par l’information dans le développement du Japon d’après-guerre, et l’on découvre que, par exemple, le tout nouveau Système Universitaire (SU français) n’a pas à rougir par rapport à son alter ego (le latin évite le japonais) nippon. Il est vrai que la situation universitaire est plus complexe là-bas qu’ici.
Il existe au Japon près de 600 universités, dont 450 sont privées. Dans ces dernières, les tarifs d’inscription sont quatre à cinq fois plus élevés que dans le public, mais, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les universités publiques sont plus réputées que celles du privé, notamment les « sept nationales » [sic] qui forment le haut, convoité, du panier. Pour permettre un développement concerté des bibliothèques, le gouvernement a mis en place le National Centre for Science Information System (l’ABES nippon) qui s’appuie techniquement sur le Science Information Network (le RENATER du Soleil levant). Le NACSIS contient « seulement » 4 millions de notices de livres et 200 000 de publications en série, et 700 bibliothèques y participent, dont 300 d’obédience privée.
On le voit, la France n’a pas à rougir, d’autant plus que l’auteur stigmatise une conception exagérément « verticale » du fonctionnement de ce catalogue commun, qui ne permet pas de bénéficier de tous les avantages d’un tel système : il n’y a pas de développement concerté des collections, le prêt entre bibliothèques n’existe que depuis 1989 et avec une faible ampleur, et il n’y a pas de collaboration avec les enseignants pour les acquisitions ! Comme quoi les réputations toutes faites méritent parfois d’être vérifiées – ou infirmées...
Internet et les bibliothèques
Tout en proposant des points de vue originaux ou décalés, en évoquant des contrées lointaines et/ou peu connues, Library Review ne pouvait rester indifférent aux thèmes à la mode, et le n° 9 du volume 49 est entièrement consacré au sujet ô combien original d’Internet et les bibliothèques. De cet ensemble, on pouvait attendre le pire, c’est-à-dire rien. Surprise (ou plutôt non), toutes les contributions se révèlent intéressantes, sinon passionnantes, et même, si l’on reste dans les généralités, c’est avec concision, clarté et précision – triptyque pas toujours naturel dans ce genre d’exercice – qu’elles ont été écrites.
Un premier article balaie utilement les différents aspects de la question, des sites Internet des bibliothèques jusqu’aux inquiétudes suscitées par la possibilité, pour les usagers, d’accéder librement à des sites pornographiques ou racistes 10. Le deuxième article s’intéresse aux bibliothèques électroniques, et souligne lui aussi que l’autodescription des documents n’est que rarement suffisante, voire satisfaisante 11. Et il livre ce qui est destiné à devenir l’un des plus brillants aphorismes sur le sujet (épineux et débattu) de la formation des usagers à l’utilisation des outils d’interrogation documentaire : « Dès que vous avez utilisé le web pour commander une pizza avec pepperoni et anchois, vous avez acquis les bases de la logique booléenne » 12 : tout est dit, non ? L’auteur de l’article qui suit se rend immédiatement sympathique en indiquant que, pour lui, les lois de Raganathan (qu’il n’est pas nécessaire de rappeler ici...) s’appliquent sans problème à l’ère électronique, mais nous ressert ensuite un discours marketing des plus douteux, d’où il ressort que, de plus en plus, le bibliothécaire aura à gérer des contrats, des conventions, des règlements... sans parler de la sous-traitance 13. Rien de bien réjouissant dans tout cela, tout comme, d’ailleurs, les études suivantes, solides mais dépourvues de fantaisie.
Pour ce qui est du marketing, on préférera nettement une décisive contribution du n° 8 du volume 49, l’une des rares consacrées au management des bibliothèques dont on ne sorte pas plus déprimé après l’avoir lu qu’avant 14. Son auteur énonce quelques vérités d’une simplicité confondante sur le sujet : il faut améliorer la communication interne, à tous les niveaux, impliquer tout le personnel dans le processus de décision, assurer la conduite du changement, notamment en matière d’évolutions technologiques, motiver le personnel en rendant le travail plus intéressant, reconnaître le travail fait et le récompenser, et privilégier une bonne formation. Certes, tout cela ne se départ ni de paternalisme ni de candeur, mais on a le sentiment qu’on se sentirait bien à travailler dans un établissement où de tels principes seraient appliqués – si tant est qu’il en existe...
Perles érudites
Mais Library Review ne serait pas ce qu’il est sans quelques perles érudites et les livraisons analysées comportent leur lot d’études savantes sur des éditeurs anglais des moins connus, ou de bibliophiles richissimes qui, à défaut de se faire connaître par leur richesse, sont passés à la postérité par leur bibliothèque – il y a des célébrités plus misérables. L’un au moins mérite de retenir l’attention du non-Anglo-Saxon, John Harvard (1607-1638) 15. Ce brave homme n’aurait certes pas pu passer à la postérité pour une existence des plus ternes, et bien courte : arrivé en Amérique en 1637, il y meurt, dans de mystérieuses circonstances, moins d’un an plus tard. Mais, si John Harvard reste aujourd’hui si connu, c’est qu’il fut l’un des premiers à amener en Amérique, en manière de produits de première nécessité, des livres et, surtout, que c’est grâce à ses donations qu’on fonda peu après sa mort le Harvard College qui devint, au fil du temps, la prestigieuse université d’Harvard, certainement l’un des symboles les plus connus de la toute puissance intellectuelle des États-Unis. Curieux destin, mais qui valait bien un dense et passionnant article.
Last but not least, c’est avec le plus grand écrivain d’Angleterre que nous allons terminer cette rapide chronique, Sir William lui-même, à travers une étude très sélective des principaux sites web qui lui sont consacrés 16. Au risque de paraître outrecuidant, ce n’est pas tant la liste des sites qui nous intéresse que la démarche qui a présidé à leur choix et à leur classement. Une nouvelle fois, les rédacteurs ne s’en laissent pas compter : ils ne se fient pas aux moteurs de recherche pour évaluer la pertinence d’un site, pas plus qu’aux « autorités » en la matière, souvent autoproclamées. Ils évaluent la crédibilité du responsable du site, se préoccupent de la présence de sources concernant les informations présentées, et de références pour les documents proposés. Bref, la préoccupation est bien celle de donner a sense of order to the overabundance of information 17. Pour finir par conclure d’une part qu’Internet est, en l’espèce, un complément et non un substitut du papier (ce qui nous évitera de lire les Sonnets sur un écran, perspective terrifiante), et que l’important est de savoir si ce que l’on trouve correspond bien à ce que l’on recherche. Ce pourrait être de l’humour anglais – c’en est peut-être –, mais c’est avant tout la preuve parmi bien d’autres de ce solide bon sens critique que le monde entier a bien raison d’envier à la littérature bibliothéconomique anglo-saxonne.
La lecture de Library Review (possible aussi en ligne) se révèle pour cette transition 2000-2001 toujours aussi stimulante, les éditeurs de la revue ayant, ce qui ne gâte rien, le souci de faire court, et les articles y gagnant en intérêt. Même si, pour le lecteur français, l’intérêt en sera moindre, l’éditorial de chaque numéro, le point sur l’Internet des bibliothèques et de longues et nombreuses analyses d’ouvrages parus ajoutent encore à la pertinence iconoclaste et variée de la revue.