Être écrivain

création et identité

par Martine Poulain

Nathalie Heinich

Paris : La Découverte, 2000. – 365 p. ; 22 cm. – (Armillaire). - ISBN 2-7071-3326-4 : 160 F/ 24,39 euro

À quelles conditions un sujet peut-il dire : je suis écrivain ? Telle est la question que veut poser, en sociologue, Nathalie Heinich, à partir de l’analyse d’une trentaine d’entretiens menés dans le cadre d’une commande du Centre national des lettres en 1989. Sur un sujet aussi rebattu, elle tente une nouvelle approche, en questionnant les écrivains en question non sur leurs opinions sur la question, mais sur des situations vécues.

Nathalie Heinich s’interroge sur une identité indéterminée de l’écrivain. Se définit-il comme exclusivement écrivain ou accepte-t-il dans sa présentation de soi, de décliner d’autres identités professionnelles ? Ceux qui pratiquent un double métier doivent renoncer à une forme de cohérence identitaire, assumer le clivage de leur vie entre activité de création et activités de subsistance. L’indétermination identitaire est constitutive du métier d’écrivain, qui s’efforce, par le passage de divers « seuils » de croire en son statut. La publication constitue évidemment un seuil important qui opère « le passage du public au privé et de l’informel au formalisé ». Mais l’écrivain doit veiller à être toujours ailleurs, point trop déterminé par ce que l’espace social extérieur pourrait attendre de lui : « La volonté d’indétermination, en se tenant à distance du danger de détermination extérieure, n’est vivable que dans un point d’équilibre, fragile, entre l’aliénation que constitue la définition de soi par la confrontation à une instance extérieure à soi-même, et le danger de dissolution qu’implique l’absence de tout modèle référentiel. »

La solitude est hautement revendiquée par l’écrivain. Une distanciation apte à préserver son temps et son espace privés, nécessaires au travail d’écriture. Un isolement qui doit préserver des autres, non d’un autrui singulier, mais surtout du collectif, qui comporte le risque majeur de désingulariser l’écrivain. Les relations que l’écrivain entretient avec son lectorat sont marquées par cette ambivalence : il aime davantage être lu que rencontrer ses lecteurs…

Le statut d’écrivain impose ainsi une double quête : une quête de singularité (rester soi-même), une quête d’objectivité (sortir de soi et accéder à l’universel par l’écriture).

Pour conclure, Nathalie Heinich fait elle-même un exercice de généralisation, en situant son travail dans la lignée des travaux qui, de Paul Bénichou à Alain Viala, se sont intéressés à analyser, dans l’histoire, les stratégies de reconnaissance du métier d’écrivain. Elle en résume les étapes : il a fallu tout d’abord que la profession d’écrivain soit reconnue ; puis qu’elle soit valorisée ; enfin, qu’elle conquiert son autonomie. Chaque époque sacralise un genre : « Au XVIIe siècle, la figure type de l’écrivain est le poète ; au XVIIIe, le philosophe ; au XIXe, l’auteur dramatique ; au XXe, ce sera le romancier. » La conquête maximale de l’autonomie, régnante aujourd’hui, s’accompagne de l’apologie de l’acte créateur, dans des termes aux consonances religieuses : « Le sacre de l’écrivain s’est mué en une sacralisation de l’écriture. »

Intelligent, cultivé, sensible, le travail de Nathalie Heinich ne convainc pas en tout. On en comprend la méthode (pratiquer une sociologie compréhensive, en rupture avec la sociologie de la distinction/domination pratiquée par Pierre Bourdieu) ; on en comprend la tentative (pratiquer une sociologie des individus, des singularités et non seulement des groupes). Pour autant, à sa lecture, on reste sur sa faim, tant l’exposé des principes qui ont guidé à sa réalisation est hypertrophié par rapport à l’objet de l’étude elle-même : l’écrivain.