Affaires culturelles et territoires (1959-1999)
Depuis près d’un demi-siècle, l’institutionnalisation des affaires culturelles a été marquée par le discours de l’État. En étudiant, au cours d’un séminaire qui s’est déroulé en novembre 1999 sous la houlette de Philippe Poirrier et Jean-Pierre Rioux, le rapport de ces affaires culturelles de l’État avec les territoires de la nation, le comité d’histoire du ministère de la Culture a voulu « dévoiler combien la territorialisation des politiques culturelles fut un souci, un impératif ou un pis-aller, mais assurément une constante. Sous les vocables successifs de nationalisation de la culture, de développement culturel puis de démonstration culturelle, il est enfin établi que la France, sous la Ve République, afficha un réel souci d’adapter demande centrale et réponse territoriale, ou demande régionale et réponse parisienne » (p. 319). Le livre-bilan issu de ce séminaire, qui reprend les différentes contributions, mais aussi de précieuses interventions de chercheurs et d’acteurs lors des débats, dresse un tableau historique très riche.
L’histoire d’une déconcentration contestée
L’implantation du ministère de la Culture en région (Jean-Luc Bodiguel) ouvre le volume. Des premiers correspondants permanents régionaux (1963) à la généralisation des Directions régionales des affaires culturelles – DRAC – (1977), puis à la Charte de la déconcentration (1992), on assiste à un mouvement d’implantation territoriale marqué par bien des hésitations et contradictions, à la fois entre l’esprit de mission et la nécessité de la gestion, entre les chapelles de spécialistes dont est constitué le ministère et le désir de transversalité des DRAC, entre la légitimité autoproclamée de l’État et la suspicion vis-à-vis des institutions en province – DRAC, préfets ou collectivités locales. Pourtant, les DRAC ont établi leur propre légitimité, sans doute parce qu’elles ont su devenir des partenaires et non des prescripteurs (Guy Saez, Philippe Poirrier), et se positionner comme « administrations de régulation » (Michel Buthod) sur le territoire régional. Mais, à cette dimension régionale reconnue aujourd’hui comme échelon naturel d’intervention de l’État en matière culturelle ne correspondent pas nécessairement les axes des interventions sectorielles.
Une mosaïque disjointe
La présentation débattue des divers champs culturels, tout à fait passionnante, donne l’impression d’un habit d’Arlequin. Anne-Marie Bertrand, reprenant les éléments de sa thèse, affirme le caractère fonctionnaliste et dépolitisé du modèle de la bibliothèque municipale, favorisant l’initiative des élus locaux et la puissance d’incitation de l’État. En revanche, Jean-Michel Leniaud montre à quel point les conditions intellectuelles d’une véritable décentralisation n’existent pas en matière de patrimoine monumental, l’État – « appréciateur, financeur, contrôleur » – consentant seulement à une déconcentration de ses compétences.
Du côté des musées, Loïc Vadelorge présente la réelle autonomie des collectivités dans ce domaine, et le lent effort de l’État pour proposer des formes de normalisation à partir de son expertise scientifique reconnue. Selon Jean Le Pottier, la direction des Archives de France a raté les opportunités de la décentralisation et de la déconcentration : appuyée totalement sur l’État, elle n’a pu programmer de remise à niveau, ni conduire d’évaluations, et aujourd’hui même il n’y a que deux conseillers sectoriels pour les archives dans les DRAC, ce qui n’empêche pas les archives elles-mêmes d’être bien intégrées dans les départements.
Pour le théâtre (Pascale Goetschel), l’installation volontariste des centres d’action culturelle et autres scènes nationales s’est établie au vu d’une « géographie intuitive » mêlant opportunité et personnalités. Alors que l’action de Maurice Fleuret dans le domaine de la musique (Noémie Duchemin) a connu un vif succès décentralisé par la volonté de ce dernier de faire s’approprier la musique par tous, l’action décentralisatrice de l’État dans le domaine des arts plastiques (David Cascaro) est un semi-échec, sauf peut-être via la généralisation du « 1 % artistique » dans les constructions publiques.
Des leçons contrastées
De cet ensemble composite, on retire la curieuse impression d’avancées désordonnées, au milieu desquelles surnagent quelques permanences. Au premier chef, on est frappé de voir à quel point les administrations sectorielles ont pu être réticentes à la déconcentration dans le plein sens du terme : agir en région oui, mais dans un projet coordonné au niveau de l’État via les préfets non. Sans doute cela est-il dû à la fois à la certitude qu’avaient les spécialistes sectoriels de leur légitimité, mais aussi à une méfiance vis-à-vis des généralistes (Préfets) et des collectivités locales. Ensuite, on constate à quel point l’État culturel, dans sa marche difficile vers la reconnaissance de la décentralisation, a eu et a encore du mal à assurer une fonction de contrôle et de normalisation : c’est bien là la particularité d’une administration de mission, qui « agit avant de théoriser et de figer » ; or, une leçon de la décentralisation – confirmée par l’image qu’ont lentement construite les DRAC – tient dans la nécessaire dimension gestionnaire de la culture, sans laquelle sa légitimité n’est jamais acquise localement. Mais c’est sans doute la forme particulière de culture soutenue par l’État en région qui est la plus intéressante à lire en filigrane : au cours de ce dernier demi-siècle, la quasi-totalité des réussites en matière de prise en charge des acteurs locaux ou de partenariat actif avec ceux-ci tient dans des actions de diffusion de la culture, beaucoup plus que dans des actions de création. Et c’est l’appropriation collective hors références esthétiques canoniques (la musique), voire la « déculturalisation » des équipements (les bibliothèques), qui ont rencontré le plus vif succès.
Trouver d’autres regards
Est-ce pour autant un échec de l’action de l’État ? On n’en trouvera pas la réponse dans ce livre, pour trois raisons. La première est implicite : la plus grande partie des auteurs se réfèrent à la vision de l’État, voire en ont été ou en sont encore les acteurs. À ce titre, leurs discours tiennent un peu du plaidoyer pro domo (qu’il soit par exemple démontré la nécessité d’inspections générales est acceptable, mais que ce le soit par un inspecteur général gêne un peu….), et tendent à occulter par exemple l’influence personnelle, voire le lobbying, de personnalités de la création dans la géographie des soutiens de l’État. À quelques incidentes près, le lecteur est frappé par l’oubli qui est fait de deux types d’acteurs sans lesquels le développement culturel en région n’aurait pu se réaliser : les professionnels actifs sur le terrain – et dans les collectivités elles-mêmes –, et les cadres culturels des administrations territoriales – à la compétence de plus en plus reconnue.
La seconde limite de ce travail tient à sa vision du territoire : quoi qu’on fasse, on reste toujours dans une relation Paris-province, déclinée en autant de faisceaux qu’il y a de directions centrales au ministère de la Culture. Il serait bon d’avoir un jour une approche centrée sur le territoire, comme le tentent certains départements (par exemple, la mission ethnologique et patrimoniale de l’Isère) sans subir excessivement les barrières des spécialités sectorielles : c’est peut-être là que la décentralisation culturelle connaîtra son épanouissement autonome. Enfin, et c’est une limite qu’assument les auteurs du volume, ce travail a peut-être été inscrit « dans une logique trop simple, ou trop autocentrée : celle de l’action publique tout court, sans grande qualification culturelle » (p. 321). Nous avons bien là un utile bilan d’une, ou plutôt de plusieurs politiques publiques au sein d’un ministère, nous n’avons que frôlé les questions d’une histoire de la vie et de l’activité culturelles sur le territoire.