Mémoires de la table
Voici, à l’aube d’un troisième millénaire qui s’annonce inquiétant pour les papilles, six catalogues pour six expositions organisées à l’occasion du Mois du patrimoine écrit consacré en 2000 aux Mémoires de la table, dans six bibliothèques situées plutôt dans le quart nord-est de la France. Serait-ce l’esquisse d’une nouvelle géographie gourmande ?
Publiés par la FFCB (Fédération française pour la coopération des bibliothèques, des métiers du livre et de la documentation) dans sa jolie collection « (Re)découvertes », ils se présentent sous forme de livrets courts et bon marché, à offrir donc à ceux qui ont le bon goût de vous inviter à dîner… Ils suivent tous le même plan : quelques textes dus à des universitaires, des amateurs ou des bibliothécaires, une liste raisonnée des documents ou objets présentés, la présentation plus détaillée de quelques pièces remarquables. La typographie est agréable bien qu’un peu petite, l’iconographie abondante, souvent surprenante et très soignée. On retrouve dans chaque volume une préface de Jean-Sébastien Dupuit, directeur du livre et de la lecture, qui situe le contexte des expositions.
Un braconnage hédonique et érudit
Cette apparence d’uniformité ne résiste pas à la lecture. Chacun de ces catalogues explore un aspect d’un domaine longtemps considéré comme mineur, mais qui, depuis plusieurs années, revient sur le devant de la scène, sans que l’ensemble en épuise les multiples dimensions. On trouvera d’autres approches du patrimoine gourmand, par exemple dans les actes à paraître du colloque de Roanne 1 qui a accompagné ces manifestations, ou dans la revue Papilles que publie l’association des Bibliothèques gourmandes. Le plaisir qu’on prend à déguster ces catalogues ne vient pas de ce qu’ils épuiseraient la question gastronomico-bibliophilique, mais d’un braconnage hédonique et érudit à travers quelques sentiers de traverse originaux. Leur moindre mérite n’est pas de donner un coup de projecteur sur des fonds spécialisés, dont certains sont célèbres comme ceux de Dijon ou de Metz et d’autres moins connus. Plusieurs de ces catalogues présentent des collections remarquables : celle de Raoul Chandon de Briailles à Épernay, les menus d’Yvonne Mutelet à Metz, la bibliothèque de Firmin Fleurot à Dijon… C’est l’occasion de décrire des personnages passionnés et curieux qui collectionnent par goût personnel et qui défrichent des territoires que les bibliothèques, institutions publiques, ne peuvent aborder aussi aisément. Ils se sont intéressés au livre, mais aussi à des documents qui échappaient à la bibliophilie classique : menus, vieux papiers, partitions musicales… Autant de pistes pour l’inventaire des fonds gourmands.
Vin et bibliophilie
Le catalogue de la médiathèque d’Épernay, Vins de Champagne et d’ailleurs : la bibliothèque de Raoul Chandon de Briailles, s’ouvre sur un éloge par Bruno Tessarech des relations entre vin et littérature, suivi d’une présentation par Anne de Sainte-Maréville de la vie et de l’œuvre de Raoul Chandon de Briailles, célébrité locale qui lutta pour la défense de l’histoire et du terroir en constituant une collection de documents de toutes sortes sur la vigne et du vin, qu’il a léguée à la bibliothèque. François Bonal conclut par un historique du vin de Champagne. La liste des documents présentés est très ouverte : livres de raison, ampélographies, photographies de révoltes vigneronnes, albums d’étiquettes, avec une pétillante section de chansons inspirées par les bulles blondes. On confesse une faiblesse pour la partition de « Fraises au Champagne », valse pour piano de Jules Klein, ornée de l’effigie tentatrice d’une accorte créature une flûte dans une main, une bouteille dans l’autre…
Changeons de région, mais restons dans le domaine du vin et de la bibliophilie avec le catalogue de la bibliothèque de Dijon, Dijon de vignes en livres : du patrimoine régional au fonds d’œnologie. Jean-François Bazin se penche sur l’histoire des relations entre le vin et les pouvoirs : aux édiles locaux ont succédé les bureaucraties bruxelloises, voire les médias américains incarnés par Robert Parker. André-Pierre Syren décrit la collection de la ville de Dijon, et la met en perspective avec une collection privée contemporaine, celle de Bernard Chwartz : autres objectifs, autres méthodes, le parallèle est intéressant. Martine Chauney-Bouillot et Hélène Hachenberger nous présentent la vie et les livres de Firmin Bouillot, médecin bibliophile et botaniste qui en fit don à la bibliothèque. Loïc Abric établit un panorama d’auteurs viti-vinicoles locaux. Le tout constitue une séduisante galerie d’amateurs éclairés sous le regard (envieux ?) de l’institution. L’exposition reflète cette continuité entre passé et présent en offrant un large panorama de documents sur la vigne et le vin, des œuvres d’Olivier de Serres au livre d’artiste contemporain.
Après cette mise en bouche vineuse, passons à l’équilibre subtil des vins et des mets grâce au catalogue de la médiathèque de Roanne, Menus papiers des Troisgros : mémoire gourmande d’une famille, qui chante la geste gastronomico-commerciale de la famille Troisgros. Bénédict Beaugé retrace l’histoire de la famille et les raisons d’un succès qui n’avait rien d’évident. Il fait aussi une typologie des documents qui permettent d’en explorer les différentes dimensions, et qu’on retrouve dans l’exposition : archives, cartes, menus, revues spécialisées, guides gastronomiques, factures, livres de comptes… Suivent deux brefs chapitres dus aux plumes de Daniel Soudan et d’Isabelle Suchel-Mercier, partis sur la piste du mythique saumon à l’oseille. En montrant l’irrésistible ascension d’une famille aux origines modestes, mais attachée à une certaine forme de perfection, ce catalogue est une originale contribution à la connaissance des industries françaises du luxe.
Menus, terroir nordique et diététique
Les collections gastronomiques de la bibliothèque de Metz sont réputées. Elle a, pour cette exposition, Par le menu : arts de la table et faïences de Lorraine, choisi d’en mettre en valeur un aspect particulier, les menus. Philippe Hoch en fait une présentation générale en étudiant plus à fond un sous-genre, les menus des banquets des sociétés de bibliophilie : la vénéneuse tentatrice qui illustre le menu dédié aux Fleurs du mal est-elle bien faite pour nous mettre en appétit ? Michèle Tampieri relate l’histoire des menus et donc l’évolution du service, des tables dressées à la française au moderne service à la russe. Pierre-Édouard Wagner commente les menus des banquets officiels, et la symbolique qu’on y trouve dans l’iconographie ou le nom attribué aux plats. La liste des pièces présentées inclut des objets de table représentatifs de la région et ajoute aux types de menus déjà cités de curieux menus francs-maçons et des menus richement illustrés par la maison Lu.
Nous sommes jusque-là restés dans le monde du luxe : notables bibliophiles, grands crûs, restaurants de rêve, menus de fêtes… Avec Plaisirs de bouche en Flandre, c’est à une gourmandise plus populaire et plus truculente que nous convie le réseau des bibliothèques de Dunkerque. D’« anguilles » à « wanne » (flétan fumé), Jacques Tillé nous détaille un abécédaire gourmand aux appellations savoureuses. Ces délicatesses pour tous sont récentes, nous rappelle Jacques Messiant. C’est l’aristocratie qui se régalait jadis de « pets de prostituées, pâtisseries farcies de hachis de porc parfumé au safran et à la muscade ». Pain et hareng, voici le régime du peuple d’autrefois, nous explique Christian Pfister. Dieu soit loué, un jour advint la pomme de terre, qui permet à Michel Tomasek d’entonner un hymne à la frite. Deux chefs locaux enfin, Christian Vandeneeckhoutte et Frédérik Potisek nous font partager leurs points de vue sur la gastronomie contemporaine du terroir nordique. On retrouve dans l’exposition des livres, des menus, des objets de table, des recueils de chansons à boire et une intéressante section consacrée à la bière.
Après tant d’agapes, la bibliothèque universitaire de Lyon 1 nous rappelle opportunément que l’épicurisme implique la modération. Dans Régimes et diététique de l’Antiquité au XIXe siècle, Guy Sabbah pour l’Antiquité et le Moyen Âge, Jean-Pierre Gutton pour l’époque moderne, Alain Bouchet pour la période qui s’écoule de la Renaissance au XIXe siècle nous retracent une histoire de la diététique. Les théories d’Hippocrate et de Galien sont soumises à un travail lent et minutieux : reprises et réinterprétées par les médecins arabes, elles influencent les « régimes de santé » du Moyen Âge et des périodes ultérieures. Si la théorie des humeurs est progressivement abandonnée, on ne cessera pas de prendre en compte l’importance de l’alimentation dans la santé et de la mettre en rapport avec d’autres facteurs : hygiène corporelle, exercice physique… Les livres de médecine sont joints dans l’exposition à des traités à visée sociale ou à des ouvrages de chimie, montrant bien l’aspect transdisciplinaire de l’alimentation considérée du point de vue scientifique.