La bible imprimée dans l'Europe moderne

par Philippe Hoch
sous la direction de Bertram Schwarzbach ; actes du colloque international organisé par la Bibliothèque nationale de France et l’Institut d’étude du livre, du 21 au 23 novembre 1991. Paris : BnF, 2000. — 476 p. : ill. ; 24 cm. – (Études et recherches). ISBN 2-7177-2083-9 / ISSN 1279-774X : 450 F/ 68,60 euro

Parmi les multiples cordes que François Dupuigrenet Desroussilles – italianisant distingué, traducteur, écrivain... – compte à son arc, la plus banale n’est certes point la profonde connaissance de la Bible que lui reconnaissent les éminents spécialistes de ce domaine vaste entre tous, acquise à la faveur d’une fréquentation quotidienne du « livre des livres », dont il était chargé de cataloguer les innombrables éditions au service de l’Inventaire général de la Bibliothèque nationale. Une activité scientifique de cette nature prédisposait à l’organisation d’un colloque international, réunissant des intervenants venus de onze pays, consacré à La Bible imprimée dans l’Europe moderne. Cette rencontre s’est déroulée en 1991, en même temps que se tenait, rue de Richelieu, la mémorable exposition Dieu en son royaume qui rassembla les Bibles manuscrites et imprimées les plus remarquables, tandis qu’était lancé le projet de catalogue collectif des Bibles imprimées du XVe au XVIIIe siècle.

Huit années séparent la rencontre et la publication des actes. Un délai bien long, dira-t-on. Il suffit cependant de feuilleter l’épais volume accueilli dans la collection « Études et recherches », pour deviner aussitôt la somme de travail que la mise au point des communications, la vérification des citations où l’on n’a pas hésité à faire usage de l’hébreu, l’appareil des notes, la recherche de l’iconographie, riche et pertinente, ont rendu nécessaire. Les chercheurs disposent désormais, avec ce remarquable ouvrage, fort complet, d’un instrument de travail qui intéresse, si l’on peut se permettre ce jeu de mots, la bibliologie et les sciences bibliques et qui ouvre d’intéressantes perspectives par sa vision résolument internationale. Il s’agissait, en effet, selon Bertram Eugene Schwarzbach, de rendre compte, de façon certes plus ou moins complète, « des rôles joués par la Bible dans la conscience des nations européennes, par l’historiographie traditionnelle, ainsi que par des recherches plus modernes portant sur la Bible comme objet historique ».

La Bible hébraïque

Il était conforme à la logique de la composition même de la Bible que le volume s’ouvrît par l’étude des éditions hébraïques du texte sacré. Bertram Eugene Schwarzbach examine celles qui furent données aux XVe et XVIe siècles, décrivant notamment les difficultés auxquelles les prototypographes furent confrontés pour résoudre, parmi d’autres problèmes, ceux que soulevait la vocalisation de l’hébreu. L’auteur passe ensuite en revue les premières Bibles polyglottes, dont celle d’Alcalá, les Bibles vénitiennes proposant pour la première fois un texte critique, la Biblia regia d’Anvers, ou encore les travaux menés en France par François Vatable et Robert Estienne.

Le grand imprimeur humaniste, précisément, fournit à la communauté savante une Bible hébraïque in-quarto, à laquelle Randal Mc Leod applique, de façon fort convaincante, « les méthodes de la bibliographie analytique » afin de tenter d’en « déchiffrer l’histoire », en vérité on ne peut plus complexe. Le chercheur bénéficie dans son investigation d’un étonnant appareil de son invention, le Collator, grâce auquel sont implacablement « traquées des variantes entre différents exemplaires appartenant à une même édition ».

Denise Hillard se penche, elle aussi, sur les premières éditions du texte biblique issues des presses françaises, non plus en hébreu il est vrai, mais en latin et en « vulgaire ». On ne compte guère que neuf Vulgates imprimées en France au XVe siècle, contre cinquante dans le domaine germanique et vingt-deux en Italie. L’auteur s’interroge naturellement sur ce nombre peu élevé d’incunables, évoquant le très fort « déclin des études bibliques » à cette époque, auquel l’Université de Paris n’est pas étrangère. S’agissant des éditions en langue française, c’est, « là aussi presque le vide », un néant que la Bible d’Antoine Vérard permet presque seule d’éviter.

Un texte en transformation permanente

En raison de son importance, que les historiens n’ont guère cessé de souligner, nuancer, réévaluer, le sujet de la seconde partie – les Bibles de la Réforme – eût mérité qu’on lui consacrât un colloque tout entier. Cinq communications étudient l’œuvre de Luther et de ses successeurs, puis celle des calvinistes. Précédée de nombreuses éditions incunables et du premier XVIe siècle, tant en latin qu’en vernaculaire, selon les chiffres fournis par John L. Flood, la Bible de Luther a connu, avant la mort du réformateur survenue en 1546, quelque 354 éditions complètes ou partielles en Hochdeutsch, auxquelles s’ajoutent 91 en bas-allemand. Massivement diffusée, la Bible de Luther subit, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, une profonde évolution, comme le montre Stefan Strohm, qui parle à son propos de « texte en transformation permanente », sous l’influence des imprimeurs et libraires d’abord, puis des philologues de l’Aufklärung et, enfin, des tenants du piétisme.

Du côté du calvinisme, Bernard Roussel s’intéresse à la Bible d’Olivétan parue à Neuchâtel en 1535 et plus précisément aux nombreuses révisions dont elle a fait l’objet durant près d’une décennie et souligne, à propos du Nouveau Testament, toute l’influence historique, philologique et théologique que de telles entreprises ont pu exercer. C’est aux Bibles genevoises, cette fois, que Francis Higman consacre son exposé, en faisant porter son attention sur « les intentions des producteurs » de ces livres, relevant « les éléments qui accompagnent le texte, les aides à la lecture qui suggèrent une certaine manière de lire », notamment l’appareil critique, lequel « encourage la lecture individuelle » du texte sacré, tout en la « contrôlant ».

Enfin, Jean-François Gilmont étudie le rôle de Calvin dans la diffusion de la Bible. Le réformateur genevois entreprit notamment les révisions successives apportées à la Bible d’Olivétan, déjà mentionnée, labeur qui se traduisit par une collaboration avec Théodore de Bèze et Robert Estienne pour la Bible de 1551. Au total, pour l’auteur, « malgré les affirmations répétées de ses préfaces, les révisions de Calvin sont relativement superficielles ».

Un défi à l’Église

Si, dans le monde réformé, les versions vernaculaires sont évidemment prépondérantes, il n’en va pas de même en Italie, pays auquel est consacrée la troisième partie, où la Vulgate conserve sa position hégémonique. Edoardo Barbieri relève la « rareté indéniable des éditions bibliques en italien imprimées en Italie hors de Venise (deux seulement) » avant le XVIIe siècle ; une faiblesse numérique qui peut être expliquée par l’hostilité de l’Église romaine à l’égard des versions non latines. Et, à propos de la Bible en italien que donna en 1532 l’humaniste florentin Antonio Brucioli, Franco Giacone rappelle qu’une entreprise de cette nature « représentait en soi [...] un défi que l’Église catholique [...] cherchait à entraver par tous les moyens à sa disposition ».

Ainsi, toutes les Bibles en langue vulgaire se trouvaient condamnées dans l’Index de 1559. Dès lors, dans sa communication sur « l’enquête de la congrégation de l’index dans les bibliothèques des couvents italiens à la fin du XVIe siècle », Gigliola Fragnito a beau jeu de noter que « la fureur dévastatrice avec laquelle on s’acharna à débusquer livres séparés, recueils d’extraits et Figures de la Bible [...] semble indiquer non seulement la volonté d’interdire l’accès aux Écritures saintes à la grande masse des fidèles, mais aussi l’égarement de Rome devant une production très abondante et de grande diffusion [...] ».

Le domaine hispanique – quatrième partie – nous introduit dans un autre domaine, passionnant, celui des Bibles en judéo-espagnol, sous la double forme du ladino, langue-calque à usage liturgique et pédagogique, et du djudezmo, langue de communication des juifs espagnols avant et après l’expulsion de 1492 ordonnée par les Rois Catholiques. On eût aimé que Haim-Vidal Sephilha, à qui l’on doit la renaissance des études linguistiques sur le judaïsme ibérique en France, développât davantage ce sujet qu’il connaît si bien.

Les polyglottes espagnoles

Fort différentes des Bibles séfarades apparaissent les deux grandes polyglottes, celle d’Alcalá, la Complutensis, voulue par le cardinal Cisneros, et celle d’Anvers, la fameuse Biblia regia de Plantin, étudiées l’une et l’autre par Christian Péligry, qui maintient très haut le flambeau de l’hispanisme dans les bibliothèques françaises. « Si la Bible d’Alcalá, écrit-il, nécessita un véritable travail d’équipe [...], celle d’Anvers permit d’aller beaucoup plus loin, à la fois par l’importance des matériaux utilisés, par l’ampleur des recherches philologiques, historiques et archéologiques qu’elle suscita et par le nombre des savants qui contribuèrent à l’élaboration de cette œuvre monumentale. »

Portant sur les Bibles anglaises, la cinquième partie ramène le lecteur vers la Réforme et les versions en langue vernaculaire. Entre 1535 et 1611, on dénombre plus d’une demi-douzaine de traductions différentes réalisées en Angleterre, qui se trouvèrent, comme le montre Ian Green, à l’origine « d’un volume de ventes probablement plus grand que dans tout autre pays à prédominance protestante ».

Le livre du peuple

L’une des plus belles communications du volume concerne les puritains de Nouvelle-Angleterre et la manière dont la Bible fut reçue parmi eux. David Hall montre de façon limpide que, dans ces contrées, au XVIIIe siècle, « la Bible était réellement le livre du peuple, le fondement de la culture littéraire populaire et d’une mentalité religieuse collective », indissociable d’une éthique et d’une spiritualité riches d’accents propres au puritanisme.

Le panorama des éditions bibliques en Europe n’oublie pas celles produites dans les pays de l’Est, auxquelles la sixième partie est consacrée. Irena Kwilecka étudie les Bibles protestantes polonaises à travers « leurs rapports avec les Bibles françaises », les traducteurs polonais ayant subi « l’influence des sciences bibliques françaises » et entretenu des contacts personnels « avec d’éminents humanistes et représentants des nouveaux courants religieux ». La première traduction, datant de 1563 et connue sous le nom de Bible de Brest (en Lituanie), apparaît comme « un des monuments les plus splendides de la langue et de la culture polonaises au XVIe siècle ».

Les Hongrois durent attendre la fin du siècle (1590) pour que paraisse la première traduction intégrale dans leur langue, édition étudiée par Kálmán Benda. Enfin, Sirkka Havu souligne quelle « entreprise extraordinaire » constitua la traduction des Écritures en finnois, langue qui était en effet parlée par « moins de deux cent mille personnes seulement, au reste plus ou moins illettrées ».

Audacieuse interrogation

Au terme de ce parcours à travers les aires culturelles, linguistiques et religieuses qui scellent la diversité européenne, une dernière partie de l’ouvrage porte sur les « sciences bibliques », ou du moins aborde quelques axes de recherche particulièrement importants. Ainsi, Albert Labarre traite de la censure du texte biblique en France durant le XVIe siècle et s’interroge sur les origines de la suspicion, ancienne, manifestée par les autorités ecclésiastiques à l’égard des traductions, une méfiance dont il convient de chercher la source, par un processus d’assimilation, « dans le rôle primordial que les hérésiarques [médiévaux] accordaient au recours direct à la Sainte Écriture ».