Qu'est-ce qu'un bibliothécaire ?
François Lapèlerie
Dans son article sur les valeurs professionnelles du bibliothécaire 1, Dominique Arot commence en citant une de mes phrases, extraite d’un article sur l’écriture du bibliothécaire 2 : « Y a-t-il une qualité, un savoir, un savoir-faire, qui seraient universels, qui traverseraient les âges et les civilisations et qui définiraient le métier de bibliothécaire ? » J’y défendais l’idée que la principale qualité du bibliothécaire, au travers du temps et de l’espace, était une belle écriture...
Dominique Arot veut bien qualifier cette question de « profonde »..., mais hélas, me semble-t-il, seule la question était profonde à ses yeux, puisqu’il ne cite pas la réponse, qui lui a sans doute paru peu profonde, ou pas profonde du tout...
On peut sans doute penser que si ma question était peut-être bonne, ma réponse tenait de la plaisanterie. En effet, réduire l’essence ou la quintessence du bibliothécaire à une belle écriture pourrait conduire l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib) à ne recruter que des Bouvard et des Pécuchet. Encore que tout n’est pas aussi simple que les apparences peuvent le laisser croire… D’autant qu’une belle écriture est le signe d’un développement harmonieux au moins du cerveau droit…
Mais après avoir lu son article, on peut se poser la question de savoir si Dominique Arot a réellement défini les qualités intellectuelles, les aptitudes ou « les valeurs professionnelles » du bibliothécaire idéal (s’il existe)... En fait, il définit des conduites, des pratiques, des règles – dans tous les sens du terme : donc, y compris des règles morales – à respecter, mais pas des qualités intrinsèques, j’entends par là des qualités intellectuelles personnelles, que devrait posséder le bibliothécaire et qui feraient que naturellement celui qui en serait doté respecterait ces règles et ces pratiques qui nous semblent définir, sinon une profession dont la mise en oeuvre peut varier au cours des âges, du moins l’esprit permanent qui doit inspirer ses pratiquants. La chose n’est pas aussi évidente qu’elle en a l’air, sauf à dire que le bibliothécaire doit être, en plus de tout le reste, intelligent, cultivé, tolérant ; le « reste » étant la (ou les) technique(s) utilisée(s) dans le métier. Évidence, remarque de simple bon sens, dira-t- on… Sans doute.
Mais qu’en est-il dans la réalité ? Par exemple, s’il va sans dire que les bibliothécaires (français) sont tous intelligents et cultivés, sont-ils tolérants ? On peut douter que la tolérance soit la qualité la plus répandue dans la profession ou ses instances professionnelles. N’a-t-on pas vu un bibliothécaire de la ville de Paris pratiquer de lui-même une censure anti-islamique 3 sur les collections de sa bibliothèque. Et surtout le spectacle donné par certains – qui sont nombreux – dans le débat sur le droit de prêt peut difficilement faire croire que la tolérance est la chose du monde la mieux partagée parmi les bibliothécaires. Mais ce genre de réflexion est trop général pour nous faire progresser. Peut-être est-il impossible de donner une réponse…
On peut aborder la question différemment. L’image du bibliothécaire dans le public peut-elle nous donner une réponse sur l’ideal type 4 du bibliothécaire ?
En fait, on se rend compte que l’image publique du bibliothécaire est assez brouillée et peu valorisante. Et on peut se demander si cette image correspond à la réalité.
Ce n’est pas parce que les bibliothécaires sortent d’une école dite nationale et supérieure que leur image en est mieux définie et que leur prestige s’est accru. Que cette école enseigne les sciences de l’information n’ajoute rien non plus. En effet, non seulement ces sciences sont totalement méconnues du public, mais encore, pour le spécialiste, en l’occurrence l’épistémologue, ces sciences sont des sciences qui pourraient être au mieux qualifiées d’humaines, de très humaines pour ne pas dire plus. C’est la conclusion très réaliste d’une étude très serrée des modèles apparemment les plus rigoureux de cette pseudo-science parue dans un article de Scientometrics 5.
Les pratiques elles-mêmes ? Pour en juger, on a le choix entre Bertrand Calenge 6 et Maurice B. Line 7, qui nous ont fait part de leurs réflexions dans un ancien BBF. C’est-à-dire entre l’enthousiasme touchant du premier, qui tente de nous convaincre, sans y parvenir, que la bibliothéconomie existe bien, qu’il l’a rencontrée et qu’il peut la définir ; et au contraire le solide réalisme du second. Au terme d’une carrière consacrée aux bibliothèques, un professionnel aussi éminent que Maurice Line semble bien réduire la profession à un bric-à-brac désordonné, ou au mieux à une quincaillerie un peu plus rangée de pratiques disparates, dont la justification est loin d’être évidente. Le temps et l’usage semblent seuls consacrer, voire anoblir ces petites manies de bibliothécaire qu’on a baptisées du nom de bibliothéconomie, où la partie « nomie » du terme semble particulièrement usurpée 8. Cette terminologie relève d’une volonté de « scientifiser » de simples pratiques, dans le but d’offrir une image plus distinguée de la profession, de la hisser dans la hiérarchie du savoir et dans la hiérarchie sociale : mais qui peut être abusé ? Que penserait-on, par exemple, d’un cordonnier qui nous dirait qu’il met en oeuvre la « crépidonomie » ? Nous en sommes là. Et puisque Bertrand Calenge nous invite à remonter le temps et nous affirme que la bibliothéconomie est dans la situation de la médecine dans la première moitié du XIX e siècle, je serais d’avis de remonter dans des temps médicaux un peu plus anciens : une comparaison avec Diafoirus semble plus appropriée.
Pour le public, il n’est pas étonnant que la spécificité du bibliothécaire ne soit pas plus claire. Un métier se définit par une spécificité en soi, peu apparente dans notre cas, on peut le constater, et aussi par rapport aux autres professions qui concourent à un but commun. Alors que tout le monde fait par exemple la différence entre un médecin et un infirmier, le magasinier et le bibliothécaire sont en général considérés comme deux frères siamois. Et le travail respectif des uns et des autres n’est pas mieux perçu. Souvent un bibliothécaire est considéré comme quelqu’un qui reclasse des livres en rayon, qui colle des étiquettes, qui fait taire des gens dans une salle de lecture ou qui lit le journal dans son bureau. Confusion et absence de visibilité sont partout présentes. Ce qui nous est confirmé par l’inventaire des métiers des bibliothèques 9 : on y apprend avec étonnement qu’il y a 31 métiers dans les bibliothèques… pas un de plus pas un de moins. Pourquoi 31 et pas 30 ou 32 ? Cela rappelle Bouvard et Pécuchet qui, à la recherche des « merveilles et beautés de la nature en France », découvrirent avec ravissement que « le Cantal en possède trois, l’Hérault cinq, la Bourgogne deux, pas davantage, tandis que le Dauphiné (en) compte à lui seul jusqu’à quinze ».
La profession est une auberge espagnole où chacun entre avec ses illusions pour mieux se désillusionner (rapidement). En conséquence, très longtemps, tout le monde a été ou s’est jugé capable d’être bibliothécaire.
On peut répondre que cette situation de fait est due à l’absence d’établissement spécifique où du personnel qualifié aurait pu être formé. Mais cette objection n’a que les apparences de la logique. En effet s’il n’y avait pas d’établissement spécifique de formation, alors que les bibliothèques étaient nombreuses et avaient besoin de personnel, c’est bien parce que la « science » des bibliothèques était si peu apparente qu’on ne pouvait pas la définir pour en faire un objet d’enseignement. Alors que dans bien d’autres disciplines ou techniques, des universités ou des écoles existaient depuis longtemps. La Révolution a créé de nombreuses Écoles qui sont devenues Grandes par la suite 10. Même dans l’art et la technique militaires, c’est sous l’Ancien Régime que l’École militaire a été créée, pour accueillir les meilleurs élèves des 12 collèges militaires de province. Il faut croire que la matière bibliothéconomique n’égalait pas la matière militaire. Il a fallu attendre 1964 pour que soit créée l’École nationale supérieure des bibliothèques (ENSB). Et un audit récent a permis de rappeler que le contenu de son enseignement – en dehors du problème de ses fondations théoriques – n’est pas encore tellement évident.
Très longtemps donc (et ce temps n’est certes pas fini) sont devenus bibliothécaires des personnes qui n’avaient pour toute qualification qu’un appui (terme peut-être trop neutre) politique : ces fonctions pouvaient récompenser une longue vie de loyaux services dans un domaine qui n’avait rien à voir avec les bibliothèques, une situation économique défaillante que les émoluments de bibliothécaire pouvaient compenser, une exceptionnelle servilité à l’égard du pouvoir… Il faut croire que la fonction de bibliothécaire avait un prestige (et des émoluments) qu’elle a perdus aujourd’hui.
Napoléon aimait remercier ses anciens maîtres par des sinécures ou des rentes. Et souvent il pensa à la fonction de bibliothécaire. Ainsi le Père Dupuis, ancien sous-principal du collège de Brienne où Bonaparte fut élève pendant cinq ans et demi, fut-il récompensé par la charge de bibliothécaire de la Malmaison, où il mourut dans l’exercice de ses fonctions. Ce qui d’ailleurs ne laissa pas indifférent l’Empereur. Quand il apprit la mort de son bibliothécaire, il écrivit à son impératrice de femme : «…Parle-moi de la mort de ce pauvre Dupuis ; fais dire à son frère que je lui veux faire du bien. »
Masson d’Autumne, premier capitaine du lieutenant Bonaparte à Auxonne, fut nommé, alors qu’il était à la retraite, bibliothécaire de l’École d’application d’artillerie alors installée à Metz, en remerciement du passé.
Napoléon cependant semblait aussi introduire une gradation dans les récompenses. Le « vieux » Dupré, son ancien professeur d’écriture à Brienne, lorsqu’il vint quémander de l’aide, obtint 1200 francs de rente. Ou bien Dautel, son ancien professeur de danse lorsqu’il était sous-lieutenant à Valence, fut récompensé par une place de contrôleur dans l’administration des droits réunis, lorsqu’il écrivit à Napoléon pour lui faire part de sa misérable situation. L’Empereur savait donc proportionner les récompenses en fonction des mérites… et les professeurs de danse ou d’écriture ne furent tout de même pas nommés bibliothécaires 11.
On pourrait citer encore de nombreux cas d’écrivains : Gustave Flaubert par exemple. Lorsqu’il se trouva dans une situation financière difficile, tout naturellement, c’est la place de bibliothécaire à la Mazarine, en voie de vacance anticipée par décès annoncé du titulaire, que ses amis demandèrent à Gambetta de lui attribuer 12. Position d’autant plus intéressante qu’il aurait eu le salaire (6000 francs) et le logement de fonction sans rien devoir en échange : bibliothécaire in partibus en quelque sorte. Après bien des péripéties, il se contenta d’un « emploi de conservateur adjoint à la bibliothèque Mazarine – qui représentait 3000 francs par an, mais sans logement de fonction… » 13.
Louis Bouilhet, écrivain médiocre et poète exécrable mais ami de Flaubert, lui aussi dans une situation économique défavorable, se vit attribuer la place de bibliothécaire de la Municipale de Rouen, sa ville natale, aux appointements de 4000 francs par an, sans autre justification que ses relations suffisamment puissantes 14.
Un écrivain, indifféremment génial ou médiocre, fait sans doute un bon bibliothécaire.
Autre cas intéressant, celui du docteur Émile Auguste Bégin (1802-1888) 15. En 1869, le maréchal Vaillant, ministre de la Maison de l’Empereur et des Beaux-Arts (sic) nomma ce médecin-polygraphe sous-bibliothécaire à la bibliothèque impériale du Louvre « en considération des services… rendus comme attaché à la publication de la correspondance de Napoléon Ier. » 16 Motif qui en vaut bien un autre… Mais lorsque ladite bibliothèque fut réduite en cendres lors de la Commune de Paris, Bégin se trouva sans travail (très relativement puisqu’il continuait malgré tout à exercer la médecine). C’est alors qu’il fut lui aussi candidat au poste de conservateur de la bibliothèque Mazarine – décidément très convoitée, puis de celle de l’Arsenal. Il dut se contenter en 1874 d’une « place d’employé de première classe à la Bibliothèque Nationale, au salaire de 3400 francs. » Et en 1881, il fut nommé bibliothécaire avec un salaire de 4200 francs. Apothéose, en 1884, il fut nommé médecin de la Bibliothèque nationale, chargé de « constater l’état des malades et de reconnaître la légitimité d’une absence pour cause de santé ». Et, paradoxe, cette charge, la seule qui était justifiée par sa formation médicale, était purement honorifique et ne comportait aucun salaire…
Logiquement, puisque tout le monde peut être bibliothécaire, le bibliothécaire est une personne interchangeable, qui ne se remarque pas. Ainsi, lorsque Martin Borman, le séide sanguinaire d’Hitler, s’enfuit après la capitulation de l’Allemagne, il se réfugia plusieurs années dans un couvent d’Italie du Nord, où, pour qu’il passe inaperçu, on le déguisa en moine et on lui attribua les fonctions de bibliothécaire. Preuve que l’habit fait le moine et que la bibliothèque fait le bibliothécaire. L’image que le public peut avoir du bibliothécaire ne serait-elle pas le reflet de la réalité ?
Alors, qu’est-ce qu’un bibliothécaire ? Outre-Atlantique aussi, on se pose la même question. John N. Berry, éditorialiste du Library Journal, en est réduit à définir le bibliothécaire comme le possesseur d’un diplôme accrédité par l’American Library Association (ALA) 17. Étrange définition, qui contourne le problème, à la manière de certains qui, chez nous, définissent la profession par son statut, alors que la démarche logique serait plutôt inverse. Le bibliothécaire serait-il à naître ?