La philosophie et le roman contemporain en question
Sébastien Raimondi
Une ambition certaine animait la programmation des rencontres interprofessionnelles organisées à Orléans par la Fédération française pour la coopération des bibliothèques (FFCB) du 29 novembre au 1er décembre 2000 : « La philosophie et le roman contemporain en question ». Une programmation à la fois touffue et pointue, quelque peu affectée par quelques retards de train et absents conséquemment excusés. Nous n’avons assisté qu’aux deux premiers jours, c’est pourquoi nous ne rendrons pas compte du troisième, consacré à la diffusion du roman contemporain, notamment à travers les bibliothèques… On ne saurait résumer toutes les interventions, tant elles furent nombreuses et denses, et les questions furent sans doute plus nombreuses que les réponses, issues tour à tour des intervenants et de l’audience composite de bibliothécaires, éditeurs, écrivains, libraires et professeurs.
Une perspective relativiste
L’introduction de Jean-Yves Mollier, historien du livre, dix-neuvièmiste, auteur/directeur notamment d’un récent ouvrage 1, a placé le débat dans une perspective relativiste. Intitulée « Pour une politique de la lecture », son intervention a retracé les différentes étapes ayant conduit à la situation actuelle, dont les origines se trouveraient chez Guizot, qui, dès 1933, contraint chaque commune de plus de 500 habitants à organiser l’entretien d’une école. Du point de vue de l’historien, toutes les lectures se valent, et la « grande littérature » s’apparente, en pied de nez, à la littérature de grande consommation. Le dix-neuvième siècle est le théâtre d’une véritable « révolution culturelle », bien pressentie – voire accompagnée – par quelques éditeurs dont elle fera la fortune immense (Calmann-Lévy notamment). Les différentes politiques volontaristes du XX e siècle passent par le développement de l’instruction, la baisse du prix des livres (le « livre populaire » à treize sous lancé par Fayard en 1905 précédant de loin le Livre de poche de 1953, et nos contemporains livres à dix francs), ainsi que par le développement des bibliothèques. Les doutes relatifs à l’avenir du livre ne remettent pas en cause le succès objectif des politiques de la lecture. Et le danger, aujourd’hui, ne réside pas tant dans l’apparition et le développement du livre électronique que dans un « analphabétisme de retour », signe de la mise à l’écart d’une part de la société. « L’État a baissé les bras » : il faut qu’il maintienne le prêt gratuit et qu’il dote les bibliothèques universitaires de crédits suffisants. Jean-Yves Mollier en appelle d’autre part aux éditeurs, dont l’imagination a su créer la surprise et « produire de nouveaux besoins de lecture » par le passé.
Une philosophie « continentale »
L’état des lieux de la philosophie dressé par Christian Descamps a quant à lui permis de mettre en avant la spécificité d’une philosophie « continentale », par opposition à la philosophie « analytique » anglo-saxonne. Ses particularités seraient sa curiosité et son hétérodoxie : elle ne se nourrit pas que d’elle-même, mais aborde volontiers la question du sujet, celle de la sexualité, des classes sociales, etc. Il est d’ailleurs symptomatique qu’aux États-Unis, Jacques Derrida, représentant français de cette tendance, soit étudié dans la section des urban studies, et non en philosophie. La philosophie continentale serait de tendance littéraire, hostile aux systèmes clos, et prendrait volontiers le parti du désir. Ses frontières avec l’art seraient perméables. Une philosophie influencée par Nietzsche, Lacan et Deleuze, et, s’il fallait choisir, plus soucieuse de sens que de méthode.
Cette approche, développée par Christian Descamps, trouve une certaine parenté dans les travaux du Collège de philosophie, qui regroupe cinquante directeurs de programmes, dont dix à l’étranger (élus pour six ans non renouvelables). Il s’agit de penser la philosophie à la rencontre d’autres champs de la connaissance et du savoir. La pluridisciplinarité est la règle, par le biais d’équipes de chercheurs associées (théâtre de Gennevilliers, centres d’art contemporain, etc.) et de conventions de partenariat (Audiothèque du Centre Georges-Pompidou, Institut Mémoires de l’édition contemporaine-IMEC).Association loi 1901, la survie du Collège tient à l’aide de l’État (Affaires étrangères, Culture, Éducation nationale). Il initie et accueille des séminaires, édite une revue – Rue Descartes –, et publie des essais, sous l’égide successive de plusieurs éditeurs. Il ne se veut ni universitaire ni anti-universitaire, et délivre un diplôme après soutenance d’un travail de recherche sans exigence de forme (philosophie formelle, art, lettres). Une approche dynamique, propre à faire émerger de nouvelles formes de connaissance et de nouveaux outils conceptuels, qui sait éviter les écueils de l’académisme comme ceux de la vulgarisation. Tant de fraîcheur en philosophie… qui l’eût cru !
La critique littéraire
Une table ronde consacrée à la critique littéraire, menée par Martine Poulain, permit à l’auditoire de partager pour un moment les préoccupations des « faiseurs » et autres « relais d’opinion ». Certains désaccords, notamment, permirent d’approcher la substance de cette activité « paralittéraire » bien mieux que tout accord de façade. Le critique littéraire est-il critique avant d’être journaliste ? Est-il écrivain lui-même ? Possède-t-il les « outils critiques » susceptibles de légitimer ses choix, à l’heure où aucune doxa ne domine la littérature ? L’humilité du journaliste, mise en avant par Thierry Guichard, directeur du Matricule des anges, s’oppose à l’approche revendiquée comme professionnelle de Bertrand Leclair, de la Quinzaine littéraire. L’un se prétend impuissant à connaître les ressorts profonds de la création, d’où sa liberté de ton, son recours à la naïveté et sa volonté de voir la littérature débattue au café comme le football. L’autre croit possible (et nécessaire) une science littéraire, d’où sa volonté d’asseoir des choix sur ses lectures passées et sur une certaine idée de la littérature, qu’il ne livrera pourtant pas. En somme, si la critique est affaire de personnalité et de parti pris, au lecteur de faire ses choix…
C’est sans critique et sans filets que Michel Surya, écrivain, éditeur et directeur de la revue Lignes, fit lecture d’un texte remarquable, titré « L’inaliénable animalité de l’homme », où Zola, Kafka, Bataille et Guyotat étaient conviés à l’apologie du savoir obscur et de la connaissance profonde, souterraine. Bien à l’opposé de la classique « aveuglante vérité » antique : il en est d’autres, et toutes les ombres ne sauraient être trompeuses… Une manière de lier les thèmes apparemment divergents de ces rencontres orléanaises fort riches et instructives, en traçant une généalogie possible d’un « savoir par la fiction ».