Adolescents, violence et création

Jean-François Hersent

Le 19 octobre dernier, s’est tenue au Foyer international d’accueil de Paris (Fiap) une journée d’étude organisée par l’association Lecture jeunesse 1 et consacrée au thème suivant : « Adolescents, violence et création ». Près de 200 personnes – de Paris et de l’Ile-de-France, mais aussi de province – avaient répondu à l’invitation. La qualité et la densité des interventions (malgré le désistement de dernière minute de plusieurs orateurs), ainsi que le foisonnement des débats qu’elles ont suscités, ont fait de cette journée une étape importante dans la réflexion, pourtant déjà féconde, sur les relations ambiguës des adolescents avec la lecture et la littérature en particulier. Nul doute que chacun des participants aura su y puiser de précieux matériaux pour nourrir et enrichir sa pratique quotidienne de médiateur du livre.

L’adolescence aujourd’hui : quelques remarques

Après la présentation des objectifs de l’association Lecture Jeunesse par sa présidente Marie-Françoise Dartigues, Christophe Evans, sociologue au service Études et recherche de la Bibliothèque publique d’information (BPI), a introduit les débats de la journée. Il a insisté sur trois thèmes : l’adolescence contemporaine, la violence et les pratiques culturelles juvéniles (la lecture entre autres).

L’époque actuelle est celle de l’allongement de l’adolescence, pour partie lié à l’allongement de la durée moyenne des études. On serait ainsi passé, selon le sociologue Olivier Galland, de l’adolescence comme « modèle de l’identification où les jeunes reproduisent la trajectoire de leurs parents » à l’adolescence comme « modèle de l’expérimentation ». Cette « mise entre parenthèses de la vraie vie » permet de comprendre un certain nombre de comportements déviants 2 ou violents. Toutefois, il convient de distinguer violence physique et incivilité, violence avérée et sentiment d’insécurité. Ainsi, la « violence » à l’école relève, dans un cas sur deux de l’incivilité, dans un cas sur dix, d’une violence plus marquée et, dans 2,8 % cas, d’une violence grave 3. Ce qu’il y a de nouveau dans les comportements violents des jeunes d’aujourd’hui, c’est la rupture du consensus scolaire au sens où les valeurs véhiculées par l’école sont rejetées par certains adolescents (en particulier, le fait que le livre ne soit plus digne de respect aux yeux de certains). François de Singly 4 ne relevait-il pas, il y a quelques années déjà, l’image dévalorisante de « bouffon », de « grosse tête » qu’accolaient certains lycéens à leurs camarades grands lecteurs 5 ?

Le droit à la métaphore

Dans une communication intitulée « Le droit à la métaphore », aussi lumineuse que décapante, Michèle Petit, anthropologue au CNRS-Laboratoire LADYSS (Dynamiques sociales et recomposition des espaces), s’est attachée à montrer que, si la lecture peut permettre dans certaines conditions une élaboration des pulsions destructrices, voire la reconnaissance d’une place dans la société, elle ne peut pas « pour autant réparer le monde de ses désordres, de ses violences ». Surtout, en s’interrogeant sur la pertinence de ce que, classiquement, on nomme « identification », elle a engagé une démarche qui a pu sembler iconoclaste à nombre de participants. À ses yeux en effet, autant il peut être vital que chacun puisse accéder aux moyens de retrouver un lien avec son histoire, sa culture d’origine, autant cela ne signifie pas l’y enfermer. La lecture peut être un biais privilégié pour prodiguer l’une et l’autre et permettre de conjuguer plusieurs univers. Bref, de faire se rencontrer des cultures qui jusque-là se faisaient la guerre et d’élaborer un espace symbolique où trouver sa place.

Pourtant, et c’est là peut-être l’aspect le plus pertinent de son exposé, certains travailleurs sociaux, certains médiateurs, « tout à leur mauvaise conscience et à leur peur du livre », ne proposent aux enfants ou aux adultes issus de milieux peu familiers des livres que des lectures censées « coller » à leurs supposés « besoins » : par exemple des ouvrages « utiles », dont ils pourront faire usage dans leur vie quotidienne, ou encore des textes reflétant au plus près leur vécu. C’est oublier qu’on ne lit pas seulement pour maîtriser des informations, et le langage n’est pas réductible à un instrument, à un outil de communication. On lit aussi, et c’est souvent le cas – y compris dans les milieux populaires –, par goût de découvrir et pour inventer du sens à sa vie, « pour sortir du temps, de l’espace quotidien, accéder à un monde élargi. Pour s’ouvrir à l’inconnu, se transporter dans des univers étrangers... »

Dès lors, il incombe aux passeurs du livre de permettre à chacun d’accéder à ses droits culturels : le droit au savoir et à l’information, sous toutes ses formes, le droit à l’apprentissage de la langue. Mais aussi le droit d’accéder à son histoire, à sa culture d’origine et le droit de se découvrir ou de se construire en y étant aidé par des mots qui ont parfois été écrits à l’autre bout de la terre ou dans d’autres époques. Par des textes à même de satisfaire un désir de penser, une exigence poétique, un besoin de récits, qui ne sont l’apanage d’aucune catégorie sociale, d’aucune ethnie.

La littérature fantastique contemporaine horrifique

On assiste aujourd’hui à une très forte augmentation de la littérature fantastique/horrifique, avec des collections visant un public aussi bien adulte qu’adolescent ou enfant. Pourtant, ce genre littéraire continue de faire l’objet d’une relative déconsidération. Comment rendre compte de ce préjugé et de cette méfiance ? Comme si le fait de lire des récits violents conduisait forcément le lecteur à accomplir à son tour les actes qu’il a lus 6. Quel(s) sens donner dès lors, sur un plan sociologique, à la lecture de livres fantastiques horrifiques ?

À partir de l’analyse de récits horrifiques contemporains et d’entretiens avec des jeunes adultes, Fabienne Soldini 7 discerne deux types de lecteurs, caractérisés non par leur appartenance sociale, sexuelle ou générationnelle, mais par leur engagement dans la lecture et leur investissement dans le genre : les dilettantes et les spécialistes.

Les dilettantes. Ce sont souvent de faibles lecteurs, dont la pratique de lecture est occasionnelle et pour qui le Fantastique peut alors être le seul genre lu, constituant ainsi leur unique rapport – ou presque – à la lecture : ils lisent essentiellement – et méthodiquement – tous les romans de Stephen King (l’auteur le plus visible et le plus connu dont le statut de best-seller rassure) sans pour autant s’intéresser au genre en soi. Ils hésitent à se tourner vers d’autres auteurs, souvent par manque de confiance envers leurs capacités lectorales, lesquelles sont renforcées par la faible visibilité du genre.

Les spécialistes. Ils entretiennent un rapport très fort au genre à travers une pratique assidue et un investissement intense. Le Fantastique est souvent leur genre favori, même s’il voisine parfois avec la Science-Fiction ou le Thriller, et constitue la part la plus importante de leurs lectures. Ils ont plusieurs auteurs favoris dont ils lisent régulièrement les oeuvres, ayant souvent pour projet de lire la totalité de leurs écrits. Les spécialistes associent d’autres pratiques à la lecture : bien souvent (ex)amateurs de jeux vidéo (pour les garçons), ils aiment le cinéma fantastique et suivent les séries télévisées sur ce thème, quels que soient leur sexe, leur âge ou leur niveau d’étude.

Le goût pour la littérature fantastique se forge au sortir de l’enfance (vers 12 ans) pour les garçons et dans l’adolescence (vers 15-16 ans) pour les filles. La transmission du goût découle pour certains d’une utilisation de la bibliothèque parentale alors que pour d’autre, c’est la relation avec des pairs, bien souvent d’autres collégiens ou lycéens, qui a suscité la découverte, puis l’intérêt pour le genre. Les récits fantastiques contemporains, même s’ils sont réprouvés par l’institution scolaire, font l’objet d’une intense circulation entre jeunes au sein des établissements, parfois même sous l’œil bienveillant de certains enseignants, ravis de constater que les jeunes s’intéressent malgré tout à la lecture, l’illégitimité du contenu passant au second plan. L’incertitude de la jeunesse, période difficile, douloureuse psychologiquement et socialement, trouve son pendant dans les récits fantastiques, livres miroirs dans lesquels les « ados » trouvent réponses aux questions qu’ils se posent.

Les situations horribles peuvent être parfaitement réalistes dans le monde du lecteur. C’est la raison pour laquelle, selon Fabienne Soldini, par la mise en situation des lecteurs par identification ou projection, ces récits initiatiques aident les adolescents à connaître et maîtriser leurs peurs rationnelles ou symboliques.

Bandes dessinées : quelles images pour quelles cultures ?

En s’appuyant sur la projection de planches extraites de onze grands classiques du genre provenant de différentes régions du monde, Christian Marmonnier 8 a étayé l’idée d’une différence d’expressivité de la violence dans les trois grandes cultures de la narration dessinée : l’américaine (Pim Pam Poum), la japonaise (Dragon Ball) et l’européenne (Appel au calme de Tito). Il est dommage que la prestation de l’orateur se soit limitée à quelques brefs commentaires. On peut le regretter dans la mesure où, la fatigue aidant, aucune demande de parole ne fut formulée par l’auditoire.

Il incombait à Dominique Arot (Conseil supérieur des bibliothèques) de procéder à la synthèse des travaux de la journée. Ce qu’il fit avec le savoir-faire et l’éloquence qu’on lui connaît en la matière. Son propos fut tout particulièrement centré sur les enseignements pour l’avenir que l’on pouvait retenir de cette journée : que les violences soient dites, que les réponses soient exprimées, que les actions soient débattues. Il a plaidé pour que la pratique professionnelle des médiateurs du livre puisse s’enrichir des témoignages sur la violence juvénile afin de savoir ce que font concrètement les bibliothécaires lorsqu’ils y sont confrontés et, plus généralement, quelles actions sont mises en place par tous ceux qui, dans leur pratique professionnelle, sont en contact permanent avec des adolescents aux comportements déviants, voire délinquants. Bref, il s’agit d’aller au-delà des idées reçues, tout en sachant rester modestes, car, a-t-il conclu en reprenant à son compte le propos de Michèle Petit, « la lecture ne répare pas le monde de ses désordres ».

  1. (retour)↑  Créée en 1974, l’association Lecture Jeunesse a pour objectif la promotion de la lecture auprès des 13-19 ans par l’intermédiaire des bibliothécaires, des documentalistes, des enseignants et des éducateurs. Dans ce but, elle organise des formations et des stages à Paris et en province. Elle publie en outre une revue, Lecture jeune, et, tous les deux ans, décerne le Prix Lecture Jeunesse destiné à promouvoir les livres susceptibles de plaire aux adolescents (Lecture Jeunesse, 190 rue du Faubourg Saint-Denis, 75010 Paris. Tél. 01 44 72 81 50 – Fax 01 44 72 05 47 – mailto:lecture.jeunesse@wanadoo.fr).
  2. (retour)↑  Cf. l’importante progression, chez les jeunes Français, de croyances hétérodoxes comme la réincarnation, alors même qu’on observe pour cette génération un taux de pratique religieuse parmi les plus bas d’Europe.
  3. (retour)↑  Selon Libération du 25 octobre 2000, « Jack Lang prend la violence à l’école avec sérénité », p. 21.
  4. (retour)↑  François de Singly, « Les jeunes et la lecture », Dossiers Éducation et formations, n° 24, Ministère de l’Éducation nationale et de la Culture, janvier 1993.
  5. (retour)↑  Quant au recul de la lecture de livres chez les 15-24 ans, les enquêtes sur les pratiques culturelles du ministère de la Culture comme celle menée par Christian Baudelot et une équipe de sociologues (Christian Baudelot, Marie Cartier, Christine Detrez, Et pourtant, ils lisent..., Le Seuil, 1999, coll. « L’épreuve des faits ») ne font que le confirmer.
  6. (retour)↑  On retrouve là une représentation de la lecture comme processus contagieux, et, à ce titre, pratique dangereuse (cf. Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard, Discours sur la lecture, 1880-2000, Paris, BPI/Centre Pompidou).
  7. (retour)↑  Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, Université de Provence, Aix-en-Provence. En raison de la défection d’une intervenante, Fabienne Soldini a accepté, en plus de sa communication sur la littérature horrifique de l’après-midi, de présenter la problématique d’une recherche sur les usages collectifs juvéniles en bibliothèque à Marseille. Cette recherche se propose d’étudier en quoi les pratiques de groupe de certains adolescents peuvent déboucher sur des tensions voire des conflits (avec d’autres lecteurs ou avec l’institution) au sein des bibliothèques.
  8. (retour)↑  Christian Marmonnier est journaliste BD (sur le site http://www.comics-world. net) et documentaliste à la Mission locale pour l’insertion sociale et professionnelle des jeunes en difficulté de Créteil.