La base d'enluminures de la bibliothèque Sainte-Geneviève

Genèse et principes

Marie-Hélène de La Mure

La bibliothèque Sainte-Geneviève conserve, parmi les 4237 manuscrits que compte son catalogue, 383 codex enluminés, pour la plupart médiévaux. Ce corpus, constitué pour l’essentiel aux XVI e et XVII e siècles, n’a cessé depuis d’être exploité par érudits et chercheurs. En termes de bibliographie, le Catalogue de Charles Kohler 1 couronnait en 1893-96 la série pré-existante des inventaires établis par les Génovéfains et leurs successeurs ; cette publication fait depuis quelques années à la Réserve l’objet d’une mise à jour annuelle sous forme dactylographiée, fruit d’une veille scientifique rigoureuse. L’iconographie de ces manuscrits se voyait en 1908 étudiée par Amédée Boinet, qui en présentait une liste alphabétique de sujets 2, avant de donner en 1921 une description détaillée des manuscrits les plus remarquables, avec identification des représentations 3. Nous nous trouvions donc devant une collection bien identifiée et signalée, préalable indispensable à la réussite de tout programme de numérisation bien compris.

En termes d’accès aux représentations elles-mêmes, Sainte-Geneviève se dotait, dès 1983, d’un outil d’analyse de son fonds iconographique médiéval, sous la forme d’un vidéodisque associé à une base de données interrogeable 4. 3400 miniatures indexées, issues du fonds d’ektachromes constitué par François Garnier dans les années soixante, se trouvaient ainsi mises à la disposition du public. Ce produit trouvait ses limites dans sa conception même : la non-exhaustivité de la couverture du fonds ; des prises de vues aux cadrages serrés, anciennes et réétalonnées en laboratoire ; un outil de recherche associé non normalisé. Tel qu’il était, il a néanmoins représenté (et continue pour l’heure de le faire) une formidable avancée dans le repérage et l’exploitation des enluminures conservées par l’établissement.

Dans le cadre des missions photographiques prévues par une Convention tripartite impliquant le CNRS, la Direction du livre et de la lecture (DLL) et la Direction de la programmation et du développement universitaire (DPDU) en 1992, et visant à constituer une collection de sauvegarde nationale, l’Institut de recherche et d’histoire des textes (IRHT) entreprenait dès cette date une campagne dans le fonds des manuscrits enluminés de la bibliothèque.

Premier établissement d’enseignement supérieur à impulser une politique de sauvegarde et de mise en valeur, Sainte-Geneviève s’est donc vu remettre, en 1994, 15200 diapositives de format 24 x 36 mm couvrant l’ensemble de ses manuscrits à décor, pour la plupart antérieurs au XVI e siècle ; de fait, des manuscrits postérieurs (XVI e, XVII e ou XVIII e siècles) ont été inclus dans le corpus lorsqu’ils étaient enluminés ou illustrés de gravures peintes. La couverture photographique avait retenu quatre types d’éléments :

– toutes représentations peintes ou dessinées d’humains ou d’animaux, réels ou imaginaires, quelle que soit leur place dans la page (miniature, lettre historiée ou animée, figuration marginale…) ;

– un échantillon des éléments décoratifs peints ou dessinés, représentatif des formes et couleurs utilisées par l’enlumineur (lettres ornées ou filigranées, bordures…), l’importance de l’échantillon étant proportionnelle à la richesse de l’illustration du manuscrit considéré ;

– tous schémas, figures et cartes ornés ou historiés ;

– des armoiries (à l’exception des armoriaux).

Un corpus scientifiquement élaboré

D’une collection d’ektachromes vieillie, par nature sélective et subjective, on passait donc à un corpus scientifiquement élaboré : quasi-exhaustivité des représentations, prenant en compte désormais tant l’ornementation que l’iconographie ; prise de vue systématique en pleine page ou double pleine page, replaçant chaque enluminure dans son contexte ; plans rapprochés et vues de détails ; homogénéité des cadrages et de la colorimétrie. La qualité des clichés permettait d’offrir désormais une réponse satisfaisante aux demandes de reproduction émanant des différents publics, pour autant cependant que les images soient repérables via un outil d’interrogation. La perspective première, en 1992, restait le pressage d’un nouveau vidéodisque ; deux ans plus tard, évolution des techniques aidant, se profilait l’idée d’une base de données.

Dès 1994, Sainte-Geneviève comme l’IRHT envisageaient de prolonger une collaboration, qui s’était avérée à tous égards satisfaisante, par la numérisation des diapositives récemment obtenues. L’orientation numérique était d’ores et déjà acquise pour l’IRHT, qui s’apprêtait à affecter à ce nouveau support un atelier propre, avec pour objectifs parallèles la reprise de sa photothèque existante et le passage progressif, concernant les campagnes en cours, à la numérisation directe sur l’original. La bibliothèque, pour sa part, outre qu’elle souhaitait valoriser sa collection d’images médiévales au-delà de la seule fourniture de reproductions, disposait des moyens scientifiques, humains comme bibliographiques, nécessaires à l’élaboration des données textuelles, sans lesquelles un ensemble d’images numérisées ne saurait présenter de pertinence ajoutée.

Pour les deux institutions, l’enjeu était double : du point de vue de la conservation, assurer aux images une pérennité que ne garantissent ni le support argentique, ni surtout les manipulations occasionnées par l’exploitation ; du point de vue de la recherche, offrir au public une base de données permettant, par le biais de l’indexation, une exploitation scientifique des images (recherche multicritères, comparaison de représentations similaires…) dans un contexte qui voit se multiplier les projets de recherche en histoire de l’art, les programmes iconographiques, ou les études portant sur les rapports texte/image.

Mise en oeuvre

Cette réflexion conjointe a débouché en mars 1998 sur une décision de mise en oeuvre en partenariat scientifique (commencée sur fonds propres, puis étayée par une subvention ministérielle en 1999) : l’IRHT numériserait en haute définition (2000 x 3000 dpi) les 15200 diapositives, et transmettrait les données ainsi générées sous forme de fichiers en format Tiff corrigé, sur supports cédéroms (la totalité des 400 disques d’archivage avait été livrée à la bibliothèque au printemps 1999). La bibliothèque Sainte-Geneviève se chargerait de décrire et indexer les images en vue de constituer sa propre base iconographique, dont les données textuelles alimenteraient également la base Initiale de l’IRHT. Après chargement des images sur un serveur dédié et constitution d’une équipe à la Réserve (conservateur et vacataires), ce travail a démarré en janvier 1999, d’abord sous Access puis sous Fuldesk, système de gestion de bases de données associé à l’imageur Gesco.

La conception intellectuelle de la base, quand bien même le partenariat n’aurait pas à ce point engagé les deux établissements, ne présentait pas de difficulté majeure : le modèle offert par l’IRHT constituait une référence scientifique aussi évidente qu’incontournable 5. L’expérience de la Section des sources iconographiques (SSI) dans le domaine du manuscrit enluminé et de son exploitation faisait d’elle un interlocuteur privilégié. La bibliothèque a donc conçu son système à la ressemblance d’Initiale, tant sur le plan de la structure que sur celui des principes.

L’enluminure est indissociable d’un texte, lui-même tout ou partie d’un support matériel qui est le livre. Cette hiérarchie de niveaux induit trois fichiers distincts avec champs de liens, dans lesquels sont réparties les données textuelles : CODEX présente le manuscrit en tant qu’unité physique (référence du manuscrit, aspects codicologiques, nature de l’illustration…), TEXTE renseigne sur l’unité intellectuelle (auteur, titre, origine géographique et historique, possesseur…), DECOR décrit l’enluminure d’un codex par unités iconographiques (éléments définis par l’indexeur comme signifiants). L’indexation des images est régie par le Thésaurus iconographique de François Garnier 6, adapté par la SSI (développement d’une typologie de l’enluminure et de la gestuelle notamment) ; l’indexeur ne saurait prétendre rendre compte des multiples points de vue de lecture (celui de l’historien, de l’historien d’art, de l’iconographe…) : il se bornera à « lire » l’image, en se gardant de l’interpréter abusivement ou de s’identifier au chercheur. À la plupart des champs sont associées des listes – thésaurus ou listes de contrôle – issues d’Initiale et désormais enrichies conjointement 7.

Une structuration transparente

Cette structuration, qui sera transparente pour le chercheur, répond aux deux démarches qu’il est susceptible de pratiquer : recherche, par des critères textuels, de « manuscrits » (par exemple : « bibles romanes », « traités d’astronomie »…) ou de représentations particulières (plan du Temple, paysage médiéval…) ; désir de visualiser directement, en partant de sa référence, les images d’un manuscrit. Sainte-Geneviève a dès l’abord choisi, dans une perspective scientifique, de ne présenter que des notices complètes, excluant la seule identification des représentations aussi bien que le défilement pur et simple d’images non indexées. À ce jour, plus de 2000 fiches DECOR sont réalisées. L’ensemble des images sera indexé d’ici deux à trois ans.

Dans l’intervalle, la question de la mise à disposition de la base au public aura trouvé une solution naturelle par le biais du site que le Centre informatique national de l’enseignement supérieur (Cines) s’apprête à ouvrir : fruit de l’intérêt et de l’implication de la SDBD dans le projet, il offrira, après transit des données via l’IRHT, l’accès à la totalité des images ainsi qu’à l’état régulièrement mis à jour de leur indexation, et gérera de plus les demandes de reproduction. Évolutif, il intégrera dans un premier temps, outre les données de Sainte-Geneviève, celles de la bibliothèque Mazarine, dont la couverture photographique s’est récemment achevée et qui a démarré l’indexation de ses enluminures dans Initiale.

Enfin, au-delà de l’enluminure, la numérisation des microfilms des manuscrits, issus de la même campagne de sauvegarde menée par l’IRHT, constituera un développement naturel de la base et se situe déjà au cœur du projet de prochain contrat quadriennal négocié par la bibliothèque Sainte-Geneviève.

  1. (retour)↑  Charles Kohler, Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, Paris, 1893-1896, 2 vol. et supplément (1913).
  2. (retour)↑  Amédée Boinet, « Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque Sainte-Geneviève », Revue des bibliothèques, avril-juin 1908, p. 5-43.
  3. (retour)↑  Amédée Boinet, « Les manuscrits à peintures de la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris », Bulletin de la Société française de reproduction des manuscrits à peintures, 5, 1921.
  4. (retour)↑  Christiane Baryla, « Un vidéodisque interactif à la Bibliothèque Sainte-Geneviève », BBF, 1983, p. 373-382.
  5. (retour)↑  Odile Lépinay, « Le projet de base de données sur l’enluminure de la Section des sources iconographiques de l’IRHT », Le médiéviste et l’ordinateur, 1992-93, n° 26-27, p. 6-9 ; et « Un exemple de photothèque spécialisée le corpus photographique des enluminures de manuscrits médiévaux de l’IRHT », Mélanges de l’École française de Rome (Moyen Âge), 1994, 106-1, p. 211-227
  6. (retour)↑  François Garnier, Thésaurus iconographique : système descriptif des représentations, Paris, 1984 (sa lacune la plus criante concerne la description de l’ornementation, pour laquelle l’absence de vocabulaire normalisé se fait sentir et qui demeure un champ de recherche largement ouvert. Outils de recours : Denis Muzerelle, Vocabulaire codicologique : répertoire méthodique des termes français relatifs aux manuscrits, Paris, 1985 ; et Christine Jakobi-Mirwald, Buchmalerei : ihre Terminologie in der Kunstgeschichte, Berlin, 1997. Pour mémoire, la base Mandragore (BnF-CRME) traite l’iconographie des enluminures mais non l’ornement.)
  7. (retour)↑  CODEX, intégralement préexistante dans Initiale, a été transmise par la SSI, qui renseigne par ailleurs l’essentiel de la base TEXTE dans laquelle Sainte-Geneviève complète les champs relatifs à l’enluminure (typologie du décor, atelier d’attribution…).