Bibliothèques électroniques

Yves Desrichard

S’il fallait définir un objet chargé de signifier la puissance de la littérature, nul doute qu’on choisirait la fameuse malle, découverte après sa mort, où Fernando Pessoa entreposait ses manuscrits, pour la plupart non publiés. L’auteur du Livre de l’intranquillité aurait certainement été dérouté par les évolutions des supports de l’écriture dont la 4 e édition de European Conference on Research and Advanced Technology for Digital Libraries – du 17 au 21 septembre 2000 – s’est fait, d’abondance, l’écho.

Dans la ville blanche

Dans la ville blanche – Lisbonne, rappelons-le – livrée comme toute capitale qui se respecte à la déesse automobile, plusieurs centaines d’experts et de praticiens venus de tous horizons se sont proposés, sur cinq jours (trois de conférence proprement dite, deux de Tutorial et Workshop), de réfléchir et faire réfléchir sur les avancées en matière de digital libraries (DL), de faire partager expériences et théories, points de vue provocateurs ou plus convenus, dans un même enthousiasme parfois tâtonnant sur un domaine qui, après un apogée médiatique un peu prématuré, peine parfois à passer à l’âge adulte.

Quelle que soit l’assiduité du participant, il lui est physiquement impossible d’assister à l’ensemble des sessions, jusqu’à trois en même temps – seul, encore une fois, Pessoa et ses hétéronymes y seraient peut-être parvenus. Mais comme c’est désormais la tradition, les actes de la Conférence, arrivés avant même que celle-ci ne commence, permettent de se faire une bonne idée des tendances générales, puisqu’il ne saurait être question de proposer une analyse de chaque intervention – on renverra pour cela le curieux auxdits actes.

Comme souligné plus haut, le sentiment diffus rejoindrait curieusement ce qu’une certaine psychiatre appela en son temps le « complexe du homard ». L’édition électronique, et les bibliothèques et centres documentaires qui s’efforcent de maîtriser l’augmentation de la production, voire de la susciter, voire de la créer, hésitent encore entre les tentations adolescentes et le souci de responsabilité qui sied aux hommes (et femmes) parvenus à l’âge mûr – non sans douleurs ni maladresses.

Des tentatives iconoclastes

Sur le premier versant, on trouve encore des tentatives iconoclastes de contourner les standards communément admis, comme HTML et surtout XML dont l’avènement est une doxa pour tous les intervenants, ou le Dublin Core pour ce qui est des métadonnées. Fleurissent alors les balises exogènes, les ajouts exotiques aux métadonnées fondamentales, les détournements avoués ou revendiqués des protocoles, etc. Si certains essais semblent improbables, et relèvent plus de la joie du laboratoire que de la nécessité documentaire, d’autres montrent clairement que tant les formats que les métadonnées atteignent parfois leurs limites quand il s’agit de rendre compte de la complexité croissante et des documents eux-mêmes et de leur description.

De ce point de vue, le bibliothécaire blanchi sous le harnois ne peut que sourire de voir posés des problèmes comme la gestion d’autorités auteurs, de listes ou de thésaurus d’indexation, de nature de liens entre documents ou entre descriptions, tous problèmes qui étaient déjà (presque…) ceux de la Bibliothèque d’Alexandrie et qui semblent ici vivants comme au premier jour. De ce fait, on a parfois l’impression (miséricordieuse) que bon nombre de speakers s’efforcent péniblement, mais non sans enthousiasme de réinventer la roue – surtout et sans ironie, on commence à discerner que le Dublin Core par exemple, panacée simpliste à ses débuts, devient en se complexifiant un outil plus puissant, mais aussi plus délicat dans sa conception comme dans son maniement.

Une ambition de respectabilité

Pour ce qui est de l’ambition de respectabilité, elle se concrétise dans la mise en place de programmes de fond pour la collecte et l’archivage des documents numériques, destinés à pallier les objectifs mercantiles des sacro-saintes lois du marché – le plus souvent à courte vue donc. Le problème des copyrights est omniprésent, tout en étant rarement affronté comme tel. On a l’impression un peu paradoxale que les professionnels se concentrent sur la préservation des documents numérisés les plus anciens, car ce sont ceux qui posent le moins de problèmes de droits, aux dépens des plus récents, dont la gestion est difficile, voire impossible, si l’on ne dispose pas d’outils fiables pour contrôler les droits de propriété des documents et les droits d’accès spécifiques des usagers. Comme il n’y a décidément « rien de neuf sous le soleil », la question du désherbage virtuel commence à devenir un sujet de préoccupation, encore qu’en la matière c’est plutôt de palimpseste qu’il faudrait parler, puisqu’on cherche à « faire de la place » en effaçant des données au profit d’autres, plus récentes, plus utiles ou moins coûteuses. Se pose de manière aiguë, parfois provocante, la durée de vie d’une part importante de cette « littérature électronique », notamment celle liée à la recherche de pointe, qui devient obsolète parfois même avant d’avoir été largement diffusée.

Ce qui semble remarquable, en revanche, c’est que le fossé qui pouvait exister entre les bibliothèques anglo-saxonnes… et les autres semble moins prégnant en matière de documents numériques qu’il ne l’était dans l’aire du papier. Ce serait un truisme d’écrire que le partage des ressources et les coûts de plus en plus faibles de mise en place des infrastructures sont les causes de cet effacement, mais il reste vrai que, si les États-Unis semblent encore leaders dans certains secteurs – et notamment ceux, fondamentaux, de la standardisation des formats et autres outils –, des projets européens ou (ce n’est qu’un exemple) sud-américains tout aussi ambitieux ont été montrés ou annoncés à Lisbonne. Avec une pointe d’acrimonie, on notera cependant que dans les annonces comme dans les démonstrations, le bon vieux pragmatisme anglo-saxon demeure, là où nombre de présentations disons « européennes » pèchent par excès de vocabulaire plus que de technique ou d’innovation.

Une dimension nouvelle et excitante

Surtout (autre tautologie), le travail en réseau(x) a acquis désormais une dimension nouvelle et excitante, même si elle se traduit par une domination presque sans partage de l’anglais en tant que langue de travail et de communication. Après tout, si l’efficacité est à ce prix, c’est un bien faible tribut à payer face aux avantages énormes du partage des tâches et des moyens.

Toujours dans le même ordre d’idée, on a cru discerner un retour en force des tentatives d’automatisation des tâches traditionnellement réservées (ou dévolues) aux professionnels, comme l’indexation, l’apprentissage des interfaces, etc. Mais les exposés correspondants n’ont pas toujours été à la hauteur des espérances de leurs concepteurs, et (voir plus haut) on renoue une nouvelle fois avec la croissante complexité des outils et des modes de description, qui amène la conception d’outils logiciels d’une sophistication souvent démesurée et coûteuse par rapport aux objectifs de leurs créateurs.

En définitive, et au risque de paraître archaïque (ou nostalgique), les problèmes affrontés par les tenants et gestionnaires des bibliothèques électroniques ne semblent pas si différents, dans leur nature comme dans leurs solutions, de ceux rencontrés dans la recherche et l’administration de la production imprimée ou autre. Il faut, toujours, lutter entre bruit et silence, entre pertinence et approximation, entre profilage et exhaustivité. L’une des différences notables étant que, souvent, la rapidité d’accès rend moins exigeant quant à la finesse d’analyse et à la qualité de la recherche – d’une certaine manière, qu’importe que cela soit plus mal fait, si c’est plus vite fait.

Arriver au port

La boutade vaut aussi pour le compte rendu. Entre l’exposé général sur « connaissance et ressources humaines » et le paper de quinze minutes sur la reconnaissance optique de caractère dans les livres du XVI e siècle, impossible de faire la synthèse, indélicat de faire l’amalgame. D’une certaine manière, tant mieux. Les digital libraries semblent comme jamais éloignées de l’homogénéisation et de la banalité. Foisonnent les contenus, les initiatives. Foisonnent aussi les besoins des usagers auxquels, fait remarquable, bon nombre d’exposés ont été consacrés, du plus grand intérêt.

« Un bateau semble fait pour naviguer ; mais son but véritable, ce n’est pas de naviguer : c’est d’arriver au port », écrivait Pessoa ou l’un de ses hétéronymes, on ne sait plus trop. On pardonnera la licence du rapprochement : ainsi doit-il en être des digital libraries, condamnées désormais à une maturation nécessaire, dont ECDL 2000, entre aveuglements et certitudes, s’est fait le témoin… intranquille.