Bibliothèques académiques et société de l'information

Alain Colas

Du 6 au 8 avril 2000 s’est tenue à Berlin une conférence de bibliothécaires anglo-allemands dont le thème était : « Academic Libraries in the Learning Society ». Cette réunion périodique tenait ses quartiers dans le bâtiment ancien de la Bibliothèque nationale de Berlin (Staatsbibliothek zu Berlin), un de ces monuments historiques qui donnent sur la fameuse Unter den Linden et qui ont partiellement échappé aux destructions de la seconde guerre mondiale. Non loin de la bibliothèque se tient, discrète, la plus vieille université de la ville, l’université Humboldt, dont l’allée d’entrée s’encombre chaque jour des étals des bouquinistes, d’une manière plus constante sans doute que sur les quais de la Seine, à Paris.

Rien ne présageait donc que, pendant trois jours, derrière ce décor chargé d’histoire, il n’allait être question, au sein d’une petite communauté de bibliothécaires et de décideurs universitaires, que de « mondialisation », de « société de l’information », de « nouvelle économie », etc. Il eût fallu seulement pousser un peu plus loin ses flâneries pour découvrir un Berlin au diapason de ces thèmes, un Berlin en perpétuel chantier, bouillonnant d’expérimentations culturelles et d’audaces architecturales, un Berlin des réseaux et des amalgames mondialistes.

Alice au pays de la globalisation

Dans son introduction, le professeur Antonius Jammers, directeur de la Bibliothèque nationale de Berlin, a fait remarquer que cette conférence anglo-allemande est cette année plus internationale que jamais. Mais un observateur, sans doute mal intentionné, aura vite remarqué qu’il y avait d’un côté nos amis britanniques et allemands, surfant sur la vague des grands projets technologiques, se jouant avec aisance des termes comme « globalisation », « flexibilité », « innovations »…, et, de l’autre, le reste de l’Europe, représentants de la Hongrie, de la Pologne, de la Russie… et de la France, venus pour apprendre et s’émerveiller de la promesse d’un monde qui baignera tout entier dans l’enchantement des réseaux.

Aussi bien sommes-nous dans un contexte favorable à une transformation (d’aucuns parleraient de « révolution ») du monde éducatif en général et des bibliothèques en particulier. L’organisation même de cette conférence tendait, au-delà de son intitulé, à poser la problématique du changement (on pourra préférer ici le terme d’enjeu) comme une question de « positionnements » des bibliothèques à différents niveaux : dans la société de l’information, dans l’environnement universitaire concurrentiel, entre bibliothèques elles-mêmes et en leur sein propre au regard de leurs structures traditionnelles.

On ne s’attardera pas, dans ce compte rendu succinct, sur les paradigmes qui participent de la modernisation des bibliothèques (offre en ressources électroniques, publications numériques, circulation de l’information par les réseaux…) qui font consensus, bien qu’ils président dans le même temps aux inégalités entre pays et entre établissements (et il ne s’agit pas seulement ici de manque de volonté politique). On se contentera d’essayer, à l’appui des expériences anglo-allemandes, de dégager quelques grandes tendances que nous commençons seulement, ici en France, à percevoir et à expérimenter.

Une prise de conscience politico-économique

Cette conférence aura été placée d’emblée sous le sceau de « l’économie de la connaissance et du savoir ». L’exposé inaugural d’Uwe Drewen (Deutsche Forschungs-gemeinschaft, Bonn), d’un enthousiasme communicatif, n’aura ainsi laissé planer aucun doute sur ce contexte qui appelle des enjeux protéiformes, tout au moins dans la perspective allemande. L’ambition est ici clairement affichée et elle sera réaffirmée jusqu’au dernier jour de cette réunion : il faut préparer les citoyens à entrer dans la société de l’information, sans tabous, dès l’école, comme futurs acteurs de la mondialisation en marche, champions des organisations les plus flexibles possibles pour mieux accompagner les changements.

Ce qui ressort éminemment du politique (formation, législation et financement) s’est accompagné ici de l’expression répétée par l’ensemble des conférenciers des nouvelles missions (avec cette volonté justement missionnaire) que le monde éducatif s’est assignées, en particulier l’université et ses composantes. Pêle-mêle : favoriser l’accès à l’information et au multimédia ; développer l’usage des ressources électroniques ; promouvoir l’innovation technologique ; créer des interfaces ; favoriser les transferts de connaissance, etc.

Une nouvelle « image » des bibliothèques dans l’université

Comment situer alors les bibliothèques universitaires et de recherche dans ce contexte ?

Pour Karen Stanton (University of Nottingham), la « révolution digitale » aura été une chance pour les bibliothèques en Grande-Bretagne, à double titre : à travers l’acquisition de nouvelles expertises reconnues dans l’université et partant, de son repositionnement dans les établissements d’enseignement supérieur. On voit ici le rôle majeur qu’un document comme le Rapport Follett (1995) a pu jouer, et dont on attend toujours l’équivalent en France. Cette étude, qui stigmatise le retard des bibliothèques dans la course aux nouvelles technologies de l’information et qui appelle à la nécessité absolue de leur modernisation en plaçant la documentation électronique au centre de la recherche, aura su réveiller les pouvoirs publics et les décideurs universitaires britanniques.

La bibliothèque est devenue un acteur déterminant dans l’environnement de l’étudiant et du chercheur en tant qu’organisateur de services à forte valeur ajoutée et se situant dans une position de médiateur (learner path-ways/ gateways) : organisation des accès (interfaces, catalogues collectifs), contrôle qualité des ressources et des infrastructures, expertise pédagogique (Net/Web Skills) 1.

Ce nouveau statut, qui se vérifie aussi en Allemagne, la bibliothèque l’a acquis en appliquant scrupuleusement ce truisme (qu’un ministre de l’Éducation nationale a également mis au goût du jour en France) : placer l’étudiant au centre de nos préoccupations. Cette démarche, dont on ne peut discuter le bien-fondé, poussée à l’extrême dans une ultime intervention d’Alan MacDougall (King’s College, London) intitulée « Marketing University Libraries », nous ramène abruptement dans une logique de marché et à des slogans publicitaires : la « transparence » (mot magique !) des coûts, des produits et de la qualité. Quel dépaysement pour un observateur français !

Pour autant, cette démarche centrée sur l’utilisateur ne manque pas de vertu : elle oblige les spécialistes de l’information que nous sommes à repenser l’accès aux ressources électroniques via des interfaces adaptées aux usagers, plus ergonomiques et présentant des fonctions diversifiées. C’est tout l’enjeu du « Telematic Programm for Libraries » de la Commission européenne.

Le paradoxe de la mondialisation : concentration/déconcentration

Cette conférence, qui avait tout lieu d’être consensuelle, aura finalement débouché sur un débat paradoxal, qui aura eu le mérite de sortir l’auditoire d’une certaine torpeur (il est vrai engendrée par de longues interventions discursives). Il s’agissait de concilier deux logiques rarement présentées ensemble dans ces journées et créant de ce fait le malentendu : d’un côté, la logique économique de la concentration (consortiums de bibliothèques et centralisation des organisations internes) et de l’autre, la logique « technologique » de la déconcentration (décloisonnement par les réseaux et travail collaboratif à distance).

La contradiction aura été réglée in fine par Roswitha Poll (Universität- und Landesbibliothek, Münster), dans sa conclusion, en alléguant que ces deux aspects sont bien en quelque sorte les deux… mamelles de la globalisation, pour paraphraser Sully. En analysant les interventions de nos collègues britanniques et allemands, on constate qu’ils constituent en définitive deux maillons essentiels dans le processus de modernisation des bibliothèques. Il faut, en amont, se regrouper et concentrer les moyens autour d’objectifs communs (réduction des coûts, efficacité des services), et en aval, ouvrir le plus largement possible les ressources et démultiplier les accès (sur place, à distance, à la demande).

Du reste, ce qui aura marqué les esprits lors de cette réunion (particulièrement ceux des observateurs invités), ce sont avant tout les relations (près d’un tiers des interventions) concernant les consortiums qui se mettent en place à grande échelle au Royaume-Uni (le programme eLib au niveau national) et en Allemagne (au niveau des Länder, comme par exemple le Consortium bavarois). Il s’agit de réalisations extrêmement ambitieuses qui vont bien au-delà du seul souci d’économie au niveau des acquisitions (notion encore difficile à évaluer surtout pour les périodiques électroniques). Le programme eLib en est le plus parfait exemple. Constituée de plusieurs sous-projets, cette organisation, qui regroupe plus de 250 établissements d’enseignement supérieur, tente de couvrir toutes les problématiques de la documentation électronique : regroupements d’achats disciplinaires pour une offre la plus exhaustive possible (M25 consortium) ; développements et expérimentations de plates-formes techniques et d’interfaces ; travail sur les normes (Z39.50, metadata) ; formation accréditée des usagers (EduLib).

Conclusion

L’observateur extérieur aura vécu pendant trois jours dans une douce euphorie suscitée par la passion et le professionnalisme des intervenants 2, et par un Berlin entrant de plain-pied dans le troisième millénaire. Tout cela ne pouvait que présage un retour à la réalité quotidienne de nos établissements un peu rude…

Dans l’ensemble, cet observateur gardera un sentiment mitigé de ce rendez-vous. Malgré l’avance importante de nos voisins anglo-saxons en matière de développement des ressources électroniques, l’absence de véritables bilans aura donné une impression de vastes chantiers en cours, au risque de vouloir suivre aveuglément l’évolution du contexte technologique et économique, sans en avoir la maîtrise. Néanmoins, il faudra suivre de près les travaux que mènent actuellement nos collègues britanniques sous la responsabilité d’Ian Winkworth (University of Northumbria) pour la mise en oeuvre d’indicateurs de performance et de qualité extrêmement fouillés concernant les nouveaux services liés aux ressources électroniques.

Il convient pour finir de rendre justice à cette conférence qui a montré que deux pays ont radicalement changé un certain nombre de rapports de force mettant en jeu les bibliothèques : le rapport de force avec la communauté des chercheurs pour qui la bibliothèque est devenue un interlocuteur privilégié et le rapport de force avec les fournisseurs commerciaux de données électroniques qui sont maintenant amenés à considérer le monde éducatif comme un acteur économique majeur et un espace de négociation.

Enfin, l’argent étant le nerf de la guerre, chacun reconnaissait que rien ne peut se développer sans une volonté forte des pouvoirs publics. Un seul exemple : en Grande-Bretagne, le gouvernement de Monsieur Blair a défini, dans un texte officiel intitulé Transforming Education : Our Information Age : the Government’s Vision, les nouvelles missions des bibliothèques dans le cadre de la société de l’information. Les financements publics ont suivi. À bon entendeur…Quelques liens utiles (cf encadré)

Illustration
Quelques liens utiles

  1. (retour)↑  Pour ce dernier point, on se référera au projet EduLib qui concerne tout le Royaume-Uni. Il s’agit d’un programme de certification, au niveau de chaque université, d’enseignements visant à la formation à l’usage des ressources électroniques et assurés par des bibliothécaires.
  2. (retour)↑  Il faut remercier ici les organisateurs de cette conférence et tout particulièrement Mme Dagmar Bouziane (Staatsbibliothek, Berlin). Grâce à elle, mais aussi grâce aux modérateurs, tous talentueux, cette réunion s’est déroulée sans aucune fausse note, en respectant strictement le planning des interventions. Dans cette perfection, on se surprenait à regretter que de temps en temps ne surgisse quelque impertinence bien… française !