Livres d'artistes
« Un livre est une succession d'espaces. Chacun de ces espaces est perçu à un moment différent - un livre est aussi une succession d'instants. Un livre n'est ni une boîte de mots, ni un sac de mots, ni un support de mots. »
Didier Mathieu
En quoi un « livre d’artiste » diffère-t-il d’un livre habituel ? L’expression « livre d’artiste » est depuis quelques années, faute d’en avoir trouvé – en français – un plus adéquat, accolée à plusieurs types de livres. Elle nomme obscurément, confusément, différentes pratiques éditoriales. Certains, par cette expression, voudraient fédérer maintes familles d’artistes et d’éditeurs. Tenter de définir ces désormais fameux livres entraîne dans bien des méandres et impasses. Peut-être réside là leur qualité majeure (et leur défaut pour certains). Peu ou prou, ils échappent à tout système, ils nous résistent. Disons que ces livres se situent en marge, à la périphérie de la grande production de livres à laquelle tout lecteur, tout regardeur est habitué. Livres laboratoires, novateurs, subversifs – dans les meilleurs des cas. Livres en porte-à-faux. En tout cas, ces publications doivent être considérées comme des œuvres à part entière (uniques/multiples).
In what way does an “artists’ book" differ from a habitual book? The expression “livre d’artiste” or “artist’s book” has for some years, for want – in French – of one more adequate, bracketed together several types of books. It obscurely, confusingly, applies to different editorial practices. Some, through this expression, would like to associate many families of artists and publishers. Attempting to define these henceforth famous books leads deep into meanders and dead-ends. Perhaps it is in this that their major quality resides (and their fault, for some). For or against, they escape systematisation, they resist us. It is as much to say that these books are situated on the margins, at the periphery of the general production of books to which all readers, all on-lookers are habituated. Books for experimentation, innovation, subversion – in many cases. Books as false doors. In any case, these publications must be considered as fully-fledged works (single or multiple).
Worin unterscheidet sich ein “Künstlerbuch” von einem gewöhnlichen Buch? Mangels eines im Französischen angepaßteren Ausdrucks für das “Künstlerbuch” wird es seit einigen Jahren mit mehreren Buchtypen verbunden. Der Ausdruck zeigt auf unklare und verworrene Weise verschiedene Verlagsbräuche an, und manch einer möchte mittels diesen Ausdrucks viele Künstler- und Verlagsfamilien miteinander verbünden. Der Versuch, diese nunmehr berühmten Bücher zu definieren führt in mancherlei Meander und Sackgassen. Vielleicht liegt gerade darin die wichtigste Qualität (und für bestimmte die Schwäche) dieser Bücher. Sie entgehen mehr oder weniger jedem System und leisten Widerstand. Sagen wir, sie befinden sich am Rande, an der Peripherie der großen Buchproduktion, an die jeder Leser und jeder Betrachter gewöhnt ist. Im besten Fall handlet es sich um Labor-, Erneuerungs- und subversive Bücher, um Bücher in ungewisser Stellung. Diese Veröffentlichungen müssen jedenfalls als vollständige (einzigartige/vielfältige) Werke betrachtet werden.
¿En qué difiere un “libro de artista” de un libro habitual? La expresión “libro de artista” se halla desde hace algunos años, por falta de haber encontrado -en francés- uno más adecuado, unido a varios tipos de libros. Ésta nombra oscura y confusamente, diferentes prácticas editoriales. Algunos, mediante esta expresión, quisieran federar varias familias de artistas y editores. Tratar de definir estos ya famosos libros lleva a muchos meandros y callejones sin salida. Tal vez ahí resida su calidad mayor (y su defecto para algunos). Más o menos, ellos escapan a todo sistema, nos resisten. Digamos que estos libros se sitúan al margen, en la periferia de la gran producción de libros a la que todo lector, todo observador está acostumbrado. Libros laboratorios, novadores, subversivos - en el mejor de los casos. Libros en falso. En todo caso, estas publicaciones deben ser consideradas como obras en su sentido pleno (únicas/multiples).
Enfant je passais mes vacances d’été en famille, à la campagne, dans la maison d’une grand-tante. [...] J’ai quatorze ans, mon père hérite de cette maison. Assez surpris, je découvre dans ce lieu rural ce qu’il faut bien appeler une bibliothèque : une trentaine de livres ayant appartenu à mon arrière-grand-père – agriculteur du Limousin, lecteur.
Ainsi, après lui je peux lire, avec délectation, les Arsène Lupin, Fantômas, Les Mystères de Paris, dans leur, sans doute, première édition. Impeccable dessin des couvertures et pages intérieures mal imprimées sur du papier bon marché. Dans un de ces volumes, l’impression est vraiment calamiteuse : régulièrement, des pages imprimées en noir alternent avec des pages imprimées en gris pâle à peine visible, lisible. Je ne connais rien, à l’époque, à la fabrication d’un livre, à la magie du recto/verso de la feuille d’impression qui, pliée, devient un cahier de 8, 16 ou 32 pages.
Mais je sais que, dans ce livre-là, dans ces pages (cahier) mal imprimées, dans ma lecture tout à coup ralentie – pages plus longues à lire que les autres, et pas à cause du sens du texte devenu plus ardu à comprendre – qu’avec ce livre-là, quelque chose s’est passé. Ce quelque chose pourrait bien avoir affaire avec « le travail sur le livre matériel ». Quelques années plus tard, je lis Raymond Roussel, tout fait écho. Cette familiarité singulière avec le livre, avec certains livres dont je vais parler, Bernard Marcadé l’exprime mieux que je ne saurais le faire : « À n’en pas douter, c’est Raymond Roussel et la grande tradition des imprimeurs anarchistes qui me donnèrent le goût de certains livres ; je devrais plus précisément dire : le goût d’aborder le livre d’une certaine manière. Les Nouvelles impressions d’Afrique fut assurément l’ouvrage qui me détourna définitivement du caractère directif de la narration, pour me laisser porter par les voluptés formelles du dispositif. L’usage qu’il est fait dans ce livre des dessins de Zo est pour moi exemplaire d’une pensée non illustrative (bien qu’en l’occurrence rigoureusement mimétique) des relations du texte et de l’image. » 1
Une définition en recherche
Chacun de nous sait ce qu’est un livre : livre de classe, livre de poche, livre de prix (aujourd’hui cher, autrefois de récompense), dictionnaires, carnets de notes…
« Je pense qu’il faut placer les livres, et par conséquent les livres d’artistes, dans un contexte culturel. En fait, ils se trouvent déjà dans un contexte culturel, que nous le voulions ou non. Vous pouvez analyser avec brio la structure formelle des livres dans une école d’art, mais au-delà des murs de l’établissement s’étend le monde extérieur. Or, il se trouve que le monde a une expérience des livres. Et cette expérience est en bonne partie déterminée par un contexte culturel. On s’accorde, dans ce contexte, sur le type d’objets qu’il faut appeler “chaises”, “trams” ou “livres”. Voilà le hic avec les bonnes analyses qui portent sur la forme du livre. Elles ont tendance à encourager l’utilisation de matériaux insolites, de nouveaux formats, etc., si bien que le public en général considérera les fruits de ces analyses comme des objets d’art, et non comme des livres. Aux yeux des critiques, si c’est un livre que vous cherchez, il vous suffit d’entrer dans une librairie.
Assurément, l’art est une activité hautement spécialisée et l’on ne peut attendre du public en général qu’il soit au fait des recherches et des analyses menées dans les écoles d’art et les ateliers d’artistes. Mais, une fois encore, c’est en grande partie parce que les livres sont des objets auxquels tout le monde a eu affaire, à la maison, à l’école, à l’église, dans les cabines téléphoniques ou aux toilettes, que l’évaluation des livres d’artistes pose un problème. Et, qui pis est pour les artistes, quel que soit le succès prodigieux que leurs livres recueillent à l’avenir, ils continueront de coexister avec d’autres livres, quelconques eux. » 2
En quoi un « livre d’artiste » diffère-t- il d’un livre habituel ? L’expression « livre d’artiste » est, depuis quelques années, faute d’en avoir trouvé – en français – un plus adéquat, accolé à plusieurs types de livres. Il nomme obscurément, confusément, différentes pratiques éditoriales. Certains, par ce terme, voudraient fédérer maintes familles d’artistes et d’éditeurs. Tenter de définir ces désormais fameux livres entraîne dans bien des méandres et impasses.
Peut-être réside là leur qualité majeure (et leur défaut pour certains). Peu ou prou, ils échappent à tout système, ils nous résistent. Disons que ces livres se situent en marge, à la périphérie de la grande production de livres à laquelle tout lecteur, tout regardeur est habitué. Livres laboratoires, novateurs, subversifs – dans les meilleurs des cas. Livres en porte-à-faux. En tout cas, ces publications doivent être considérées comme des oeuvres à part entière (uniques/multiples).
« […] Les artistes qui aujourd’hui se sont emparés de ce moyen ne l’ont jamais fait de façon exclusive, mais toujours en relation avec leurs oeuvres. Tel est en effet le paradoxe d’une activité en marge de la littérature et de l’art, qui assume pleinement son espace spécifique (il s’agit bien de livres) sans pour autant sombrer dans les raideurs de l’autonomie (ces livres participent d’un dessein général dont ils ne constituent que des points de vue). » 3
Dans cette pratique, l’artiste – peintre, photographe, sculpteur, typographe – peut choisir d’être le seul maître d’œuvre. Il peut choisir de collaborer avec un autre artiste, un auteur, un éditeur, un imprimeur. En aucun cas, la technique d’impression (donc de multiplication) choisie – lithographie, gravure, sérigraphie, offset – ne crée la valeur intellectuelle du livre. La modernité, l’aujourd’hui, de ces publications n’est pas affaire de technique. Imprimé en offset, un ouvrage peut se révéler être d’un confortable passéisme. À l’inverse, un autre, imprimé en lithographie, sera d’une évidente et grande modernité.
Malgré le remarquable travail de définition accompli par quelques personnes, ces livres restent peu repérables, hors normes, et c’est tant mieux. Toujours pas assez montrés, divulgués (ou trop et trop mal divulgués), toujours trop de trop et de pas assez.
« Les bookworks n’ont pas vraiment leur place dans une librairie. Les bookworks n’ont pas vraiment leur place dans une bibliothèque. Non pas que les libraires et les bibliothécaires soient réactionnaires (le sont-ils ?), mais pour toutes sortes d’autres raisons. Il se peut que tel livre soit trop petit, ou trop fragile, ou trop cher, voire trop bon marché, introuvable ou trop médiocrement relié, à moins qu’il ne soit écrit dans une langue inconnue. Il se peut qu’il sente la pornographie ou l’absurde, qu’il soit mal imprimé ou que l’artiste soit puant. […]. » 4
Les artistes et le livre
Encore faut-il s’entendre sur la réalité que nomment ces deux mots accolés « livre » et « artiste ». L’intérêt des artistes pour le livre n’est pas nouveau. Et on connaît la tradition française du beau livre imprimé (curieux mélange d’invention et d’artisanat). Cette tradition est faite de différents genres de livres dont parle remarquablement Yves Peyré 5.
« Dans le “livre de peintre”, une chose est pourtant on ne peut plus transparente : ainsi que l’expression même l’atteste, le peintre a la prépondérance, il est le maître du livre. “Le livre de peintre”, ce peut être un livre où un peintre confie sa lecture d’un texte, souvent classique, c’est-à-dire éloigné dans le temps, non contemporain dans son surgissement, quelle que soit la puissance de son actualité […], ou un livre qui est entièrement pris en charge par un peintre – texte et illustration – c’est le cas de trois livres assez peu ordinaires (Jazz, de Henri Matisse ; Paris sans fin, de Giacometti ; L’Almanach de Tal Coat, livres de peintre portant cette forme à son incandescence), où néanmoins quelque chose d’essentiel fait défaut (encore que pour Giacometti et Tal Coat, l’écriture ne soit pas qu’un jeu ou un ornement comme pour Matisse), le texte qui émane d’autrui. » [...]
« Dans un “album”, texte et illustration restent sur leur quant-à-soi, au mieux le texte introduit-il à la suite des images qu’il précède. Cet entêtement à ne pas se fondre ni même à simplement se considérer a été exprimé d’une manière particulièrement intense par le plus bel album qui soit, Matière et mémoire, texte superbe de Ponge sur l’art des lithographes devançant une suite proprement inouïe de lithographies de Dubuffet venant là comme une confirmation par l’exemple de la probante démonstration, l’un et l’autre se tournant le dos (et s’agissant de Ponge, très délibérément) sur la scène restreinte de l’album. »[…]
« “Le livre à frontispice” accueille l’image dans le livre, mais celle-ci, au comble du respect pour le texte, se tient en retrait, veillant à ne pas troubler l’ordre de la typographie (et pour cela d’autant plus libre elle-même), lui laissant toute latitude pour être soi, s’acharnant simplement à en définir la plénitude de toute la force de son contre-point. »[...]
« De lui-même, positivement, le “livre illustré” est avant tout un désir partagé : il est le frémissement à l’unisson de deux créateurs avides de se rejoindre. Entre ces deux hommes – le poète et le peintre –, il doit y avoir rencontre, accord, dialogue, confrontation, on peut varier les mots à l’infini, le fait s’obstine. Un troisième existe, c’est l’éditeur, second par rapport au dialogue initial (il subit les “correspondances” – Baudelaire – ou “l’amitié stellaire” – Nietzsche) tout en étant lui aussi essentiel (une oeuvre gagne toujours à s’éloigner de ses créateurs). À lui d’être mieux qu’un marieur en reprenant le livre à son compte de l’intérieur, en faisant sienne la pression de sa nécessité, il le peut plus ou moins selon l’étendue de sa participation et la qualité de son génie propre. Je tiens à redire une chose capitale suffisant à déterminer le livre illustré : pour qu’un livre soit tel, le premier impératif est qu’il faut qu’il y ait un texte, et, qui plus est, un texte vivant, capable de refus et de mouvement. Faute de cela, un livre illustré n’est non seulement pas fondé, mais surtout, il n’est rien ou, si l’on veut, autre chose (un livre de peintre, par exemple). »
Cette tradition du beau livre perdure et certains artistes, éditeurs et ateliers renouvellent magnifiquement le genre. Cette façon de concevoir le livre et l’édition montre encore de beaux exemples de vitalité. Je pense ici, entre autres, au travail de Gervais Jassaud (Collectif Génération), de Rik Gadella (Picaron Éditions), de Michael Woolworth, de François Righi, de Johannes Strugalla (F. Despalles-Éditions), de Thorsten Baensch (Bartleby and Co).
Cette tradition en France est prenante, j’oserai dire sclérosante. Pire, cette tradition qui continue à produire de remarquables ouvrages est comme calcifiée par une pléthore de sous-produits. Face à cette invasion de gravures au sucre de médiocre qualité, mal mariées à des textes incertains, je préfère définitivement le livre d’artiste au sens strict 6.
« Les livres illustrés s’inscrivent dans les pratiques traditionnelles de l’imprimerie. Ces livres contiennent des oeuvres graphiques originales, et ce sont des objets luxueux et précieux. Les illustrations viennent souvent mettre en valeur un texte littéraire ou poétique. Le livre d’artiste, en revanche, est autrement innovateur : le contenu, la typographie, le format, la couverture, le papier, tous ces éléments relèvent du projet unique de l’artiste. C’est une oeuvre qui forme un tout unitaire, une oeuvre originale qui ne pourrait pas exister autrement que sous la forme d’un livre. Ce qui est important, en outre, c’est que l’art sous la forme d’un livre peut être tiré en centaines d’exemplaires et peut donc être vendu à des prix très abordables auprès d’un public plus étendu, voire inattendu. » 7
Nouvelles formes d’art
Il y a quelques années était organisé au Centre Georges-Pompidou un cycle de conférences consacré au livre d’artiste. Le thème de l’une d’elles était quelque chose comme « Le livre d’artiste, avenir du livre ? ». Au premier abord, la question pouvait sembler oiseuse. À y repenser, la question se révèle pertinente.
« Dans bien des cas, le livre traditionnel pourrait être réalisé par d’autres techniques que l’impression, par exemple par copie sur microfiche ou sur disquettes d’ordinateur. L’intérêt de telles copies réside dans le texte et non dans le livre en tant qu’objet : rien n’aura changé au contenu du texte, seule la perception aura changé. En ce qui concerne les “livres d’artistes”, des “copies“ sont impensables, car la réalisation même de l’œuvre repose sur le concept du livre : la forme, le format, le matériau, le contenu, mais aussi l’espace même du livre : contenant et contenu ne faisant qu’un. Le “livre d’artiste” étant conçu comme livre ne peut être perçu que comme tel et toute reproduction partielle équivaut à une reproduction d’un détail de tableau. » 8
À la suite de Christian Boltanski, Annette Messager, Paul-Armand Gette et d’autres, de nombreux artistes plus jeunes intègrent à leur pratique artistique ce moyen qu’est le livre d’artiste. Pour ne citer que quelques uns : Jean-Jacques Rullier, Jean-Michel Othoniel, Claude Closky, Antonio Gallego, Claude Lévêque, Éric Watier, Roberto Martinez, Mohamed El Baz…
Et ces artistes, qui sont, pour certains d’entre eux, très au fait des nouvelles techniques de reproduction et de diffusion du texte et de l’image fixe (cédérom, Internet), les utilisent pour produire des oeuvres. Sans confusion, ils utilisent chaque médium en fonction de ses qualités propres. Un livre de Jean-Michel Othoniel est un livre, un cédérom de Jean-Michel Othoniel est un cédérom et non un livre transposé sur le support cédérom. Les nouvelles techniques (nouveaux supports, véhicules) vont bien évidemment générer de nouvelles façons d’écrire et de nouvelles façons de lire (le courrier électronique fait bien de nous, à nouveau, des épistoliers). Dans cette période de flou entre ce qui serait la préhistoire – le support papier – et une époque moderne – numérique – (dans ce jeu avec la modernité, contrairement à ce que l’on veut nous faire croire, le livre électronique n’a pas d’avenir, pas plus que les Pokemon, jeu bien connu des enfants d’aujourd’hui), je crois en la capacité de ces artistes à inventer avec justesse – déjà – ces nouvelles façons de lire et d’écrire textes et images. Je crois aussi en leur entêtement à produire des livres. Toute écriture reste ce savant mélange entre une pensée, un support et un outil qui laisse une trace.
Par parenthèse, cette digression. Un livre n’est pas un écran. Le rapport physique à l’objet n’est pas le même. Tout est encore à faire pour passer de la souplesse de la page-feuille à la dureté de la page-écran. Dans toute nouvelle technique (et non technologie), il y a le reste d’une chose ancienne et l’écran d’un ordinateur dans sa forme actuelle, cette surface gris plomb, encadrée, ressemble furieusement à l’ardoise que nous utilisions à l’école. Cette ardoise, premier écran dans sa forme, sa couleur et son fonctionnement (effacer).
La typographie – mise en page – sur écran ne peut être autre chose qu’un travail avec la lumière, avec une profondeur, une épaisseur dense que n’a pas la page en papier. Il doit bien y avoir là un souvenir de la lumière de la craie blanche posée sur le gris de l’ardoise.
J’ai été frappé de découvrir en visitant l’exposition L’Aventure des écritures : Naissance, à la Bibliothèque nationale de France, que, pour une bonne part, tout un travail de typographie sur écran était inventé il y a longtemps. Dans deux oeuvres, tout ce que l’on appelle l’interface (ascenseurs, barres de défilement, etc.) est là. La première, un manuscrit daté de 1793 en écriture nagari (Bhagavatapurana), la seconde, une planche du Livre des nombres (manuscrit, écriture hébraïque, XIII e siècle), dans laquelle la micrographie annonce dans le dessin et l’écriture ce que nous appelons aujourd’hui les « réseaux ».
Pour ne pas conclure, mais écrire en boucle, ce texte : « Je ne pense pas que “tout au monde existe pour aboutir à un livre” » (Stéphane Mallarmé), même si l’idée, je l’admets, est exaltante. Je pense en revanche que tous les livres existants sont appelés à disparaître. Je ne sais s’ils périront dans une ultime catastrophe, si la technologie aura raison d’eux ou s’ils s’autodétruiront, mais il est positif qu’ils disparaîtront. Je ne vois, en l’occurrence, aucune raison de se lamenter. Bien plutôt, j’y vois une invitation à ranger les livres dans la catégorie des organismes vivants. Il est donc tout à fait naturel qu’ils se développent, qu’ils prolifèrent, qu’ils changent de couleur, qu’ils tombent malades et qu’ils finissent par mourir. » 9