Politique et législation des bibliothèques (Seconde partie)
Perspectives européennes II. Le droit d'auteur, moyen de conciliation entre les politiques d'accès et la protection du patrimoine des bibliothèques
Giuseppe Vitiello
Pourquoi, durant ces cinq dernières années, trois organisations européennes au moins – le Conseil de l’Europe, le Parlement européen et la Commission européenne – ont-elles consacré autant d’études, d’enquêtes et de documents de politique générale, à la politique et à la législation des bibliothèques ? La réponse est dans l’élargissement des tâches des bibliothèques et des organismes d’information et dans l’apparition de nouveaux facteurs qui imprègnent leur politique et leur organisation : la convergence, la mondialisation et la participation. L’auteur examine les quatre domaines sur lesquels les planificateurs des bibliothèques et de l’information sont appelés à concentrer leurs politiques – la liberté d’expression et le libre accès à l’information, les bibliothèques dans les politiques nationales d’information (BBF, n° 5-2000), les bibliothèques et les industries de la connaissance, et la protection du patrimoine des bibliothèques (BBF, n° 6-2000) – et comment ces domaines sont couverts par des documents de politique générale, notamment les Lignes directrices du Conseil de l’Europe/Eblida sur la législation et la politique régissant les bibliothèques en Europe.
Why, in the last five years, have at least three European organisations – the Council of Europe, the European Parliament and the European Commission – devoted so many studies, investigations and, finally, policy documents, to library policy and legislation? The answer is in the enlarged scope for library and information work and in the newly emerging factors that are permeating its policy and planning. These factors are: convergence, globalisation and participation. The author examines the four areas in which library and information planners are called to focus their policies – freedom of expression and free access to information, libraries within national information policies, libraries and the knowledge industries, and the protection of library heritage – and how these areas are covered by policy documents, in particular by the recently issued Council of Europe/EBLIDA Guidelines on Library Legislation and Policy in Europe.
Warum haben in den letzten fünf Jahren mindestens drei europäische Organisationen (Europarat, Europäisches Parlament und europäische Kommission) der Politik und Gesetzgebung der Bibliotheken so zahlreiche Studien, Umfragen und Dokumente allgemeiner Politik gewidmet? Die Antwort dafür liegt in der Erweiterung der Aufgaben der Bibliotheken und der Informationsorganisationen, sowie im Auftreten neuer Faktoren, die deren Politik und Organisation durchsetzen: Konvergenz, Mondialisierung und Mitbeteiligung. Der Autor untersucht die vier Bereiche, in denen die Bibliothek- und Informationsplaner ihre Politik konzentrieren müssen: Ausdrucksfreiheit und freier Zugang zur Information, Bibliotheken in der nationalen Informationspolitik, Bibliotheken und Industrien des Wissens, und Schutz des Bibliothekerbguts; wie sind diese Bereiche durch Dokumente allgemeiner Politik gedeckt, insbesondere die vor kurzem von Europarat und Eblida veröffentlichten Guidelines on Library Legislation and Policy in Europe.
¿ Por qué, durante estos cinco últimos años, por lo menos tres organizaciones europeas – el Consejo de Europa, el Parlamento europeo y la Comisión europea – han consagrado tantos estudios, encuestas y documentos de política general, a la política y la legislación de las bibliotecas ? La respuesta está en la ampliación de las tareas de las bibliotecas y de los organismos de información y en la aparición de nuevos factores que impregnan su política y su organización : la convergencia, la mundialización y la participación. El autor examina los cuatro ámbitos en los cuales los planificadores de las bibliotecas y de la información están llamados a concentrar sus políticas – la libertad de expresión y el libre acceso a la información, las bibliotecas en las políticas nacionales de información, las bibliotecas y las industrias del conocimiento, y la protección del patrimonio de las bibliotecas – y examina también cómo estos ámbitos están cubiertos por documentos de política general, particularmente las Guidelines on Library Legislation and Policy in Europe, recientemente publicadas por el Consejo de Europa y Eblida.
La première partie de cet article traitait de la politique et de la législation des bibliothèques en les replaçant dans le cadre général de la politique d’information et de développement culturel et en décrivant les angles d’approche multiples sous lesquels les différents pays européens ont choisi de les aborder. La diversité des mesures et des solutions politiques que crée cette situation rend hasardeuses les comparaisons d’un État à l’autre 1.
Dans cette seconde partie, nous nous intéresserons plus spécifiquement aux rapports que les bibliothèques entretiennent avec l’industrie du savoir, et aux textes législatifs européens sur la protection du patrimoine des bibliothèques. Les politiques d’accès ont longtemps paru difficilement compatibles avec la conservation des collections de bibliothèque, dont la consultation intensive ne pouvait que favoriser la détérioration et l’usure. Les technologies de l’information et de la communication présentent pour les bibliothèques l’immense avantage de rendre universellement disponibles leurs fonds documentaires. Les deux missions qui leur sont imparties cessent donc d’être inconciliables et la situation s’est même inversée puisque, désormais, les politiques de conservation vont dans le sens d’un développement des politiques d’accès. Leur mise en place bute toutefois sur un dernier obstacle de taille : la législation relative au droit d’auteur.
Les bibliothèques et l’industrie du savoir
On considère généralement que les bibliothèques jouent un rôle actif dans la chaîne de l’information. Ce point mérite d’être clarifié. Il suppose, en effet, qu’en sus de mettre leurs collections et leur documentation à la disposition du public, les bibliothèques assument une fonction plus dynamique consistant à assurer la diffusion de produits culturels et d’information qui rendent leurs services documentaires d’autant plus précieux.
Évolution de la conception du droit d’auteur dans l’Union européenne
La principale restriction juridique à cette circulation des documents qui incombe aux bibliothèques vient des dispositions législatives régissant le droit d’auteur. Tandis que les problèmes entraînés par le « photocopillage » semblent en passe d’être résolus par la généralisation de mesures destinées à combler le manque à gagner qu’il entraîne pour les auteurs et les éditeurs, la liste des pays ayant opté pour le droit de prêt en bibliothèque comportera probablement un membre de plus d’ici la fin de l’an 2000 : la France.
Le droit de prêt prévoit la reversion aux détenteurs de copyright d’une somme correspondant à l’emprunt de leurs oeuvres en bibliothèque. Selon la directive 92/100/EEC adoptée le 19 novembre 1992 par le Conseil de l’Europe sur le prêt payant en bibliothèque, le prêt désigne « la mise à disposition des oeuvres protégées par le droit d’auteur en vue d’une utilisation immédiate […], telle qu’elle est opérée dans des établissements ouverts au public, et non en vue d’un avantage économique ou commercial direct ou indirect » 2. Institué pour la première fois en 1946 au Danemark, le prêt public payant s’est imposé depuis dans tous les pays scandinaves, ainsi qu’en Allemagne, en Autriche, aux Pays-Bas, en Islande et, hors d’Europe, en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Israël et au Canada. Au mois de décembre 1997, un rapport du ministère français de la Culture émettait un certain nombre de propositions relatives à l’instauration du droit de prêt dans les bibliothèques du pays. L’auteur de ce document suggère de demander aux utilisateurs une cotisation annuelle assez faible (entre 20 et 30 F), et de rémunérer les auteurs sur la base du nombre d’exemplaires de leurs oeuvres achetés chaque année par l’ensemble des bibliothèques publiques (Borzeix 1998).
La législation applicable aux bibliothèques a évolué sous l’effet de deux textes européens sur la protection juridique des bases de données, la Directive 96/9EC du Parlement et une résolution du Conseil approuvée le 11 mars 1996. Une base de données est un ensemble d’œuvres littéraires, artistiques, musicales ou autres, regroupant des documents sous forme de textes, de sons, d’images, de chiffres, d’informations et de données de toute nature. Ce droit nouveau prévu par l’Union européenne vient s’ajouter à la traditionnelle protection assurée par le droit d’auteur. Il concerne les bases de données originales de par la sélection ou la présentation des éléments qui y sont rassemblés. Grâce à ce droit sui generis, les producteurs de bases de données disposent dans les États membres de la Communauté européenne des moyens légaux de s’opposer à la duplication et/ou à la réutilisation totale ou partielle de leurs produits. Les États membres ont la possibilité de prendre les dispositions qu’ils jugent souhaitables pour réglementer la reproduction à des fins personnelles, scientifiques, d’enseignement ou de recherche.
Dominé par la question de la protection des oeuvres numériques, le débat qui se déroule actuellement autour du droit d’auteur porte en particulier sur une proposition de directive conjointe du Parlement et du Conseil européens quant à l’« harmonisation de certains aspects d u copyright et des droits afférents dans la société de l’information » (COM [97] 628 ; Parlement européen 1998). Auteurs et éditeurs appuient cette directive, dont l’objet est d’harmoniser les mesures existantes pour supprimer les incohérences et susciter des conditions favorables à la créativité et à l’investissement dans le cadre des marchés intérieurs. Les publications relevant du secteur traditionnel de l’imprimé sont achetées et lues par plusieurs personnes, consultées dans les bibliothèques ou empruntées et prêtées sans que leur circulation porte atteinte au principe de la propriété intellectuelle (Oppenheim 1998). La directive à l’étude remettrait radicalement en cause cette pratique en définissant le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire, par quelque procédé et sous quelque forme que ce soit, la reproduction directe ou indirecte, temporaire ou permanente, totale ou partielle, de l’original et des copies des oeuvres protégées par le copyright.
Au niveau européen, deux grands groupes de pression s’affrontent depuis deux ans environ pour défendre des intérêts contradictoires. D’un côté, les associations représentant les artistes et les entreprises de l’industrie culturelle (éditeurs de textes et de musique, sociétés de production audiovisuelle) se battent pour empêcher autant que possible l’utilisation « incontrôlée » de leurs oeuvres protégées. De l’autre, les entreprises de télécommunication, les fabricants de logiciels et les associations de consommateurs, dont les bibliothèques sont partie prenante, réclament un régime d’exception qui, en assouplissant la législation, permettrait de diversifier les possibilités d’utilisation des documents protégés. Cette alliance peu habituelle entre des industries puissantes et les bibliothèques s’explique par le désir des premières de valoriser leurs services en assurant un accès gratuit à des produits culturels utiles, alors que les secondes souhaitent que leurs utilisateurs accèdent gratuitement aux documents électroniques mis à leur disposition (Marter et Salaün 1998). Le 10 avril 1999, l’adoption de la Directive préliminaire par le Parlement européen a renforcé la protection du droit d’auteur dans la société de l’information. Les auteurs et les producteurs d’œuvres intellectuelles sont en passe de se voir reconnu le droit exclusif d’autoriser la diffusion de leurs oeuvres sur les réseaux de communication, et ils seront très vraisemblablement rémunérés pour les copies privées qui pourraient en être tirées. Il reviendra à chaque État de décider s’il convient ou non de prévoir un régime d’exception pour les institutions éducatives et culturelles (écoles, bibliothèques, etc.).
Le travail d’Eblida sur les licences d’exploitation des documents numériques
La Directive préliminaire aura notamment pour conséquence de faire basculer le droit sur la propriété intellectuelle vers une logique de licences. Afin de signaler les embûches juridiques du système des brevets, Eblida a publié une brochure fort utile, élaborée dans le cadre de l’initiative Ecup (European Copyright User Platform), financée par la DGXIII de la Commission européenne (Commission des communautés européennes-Eblida 1998). Le texte suit pas à pas la rédaction des contrats de publication en examinant en détail les différentes clauses pouvant y figurer. La dernière partie est particulièrement instructive, car elle énumère les clauses à éviter (cession inaliénable, exploitation limitée), et signale les préambules ambigus à cause de leur formulation floue ou parce qu’ils ne précisent pas clairement la durée d’application du contrat.
La lecture d’un rapport corédigé par Eblida et les éditeurs du domaine STM (sciences, techniques et médecine), Joint Statement on Incidental Digitisation and Storage of STM Print Journal Articles, montre qu’il est néanmoins possible de parvenir à s’entendre avec les producteurs d’information. Eblida et l’Association des éditeurs STM, qui regroupe deux cent quarante maisons d’édition dans vingt-six pays, y insistent sur les avantages d’une coopération entre les bibliothèques et les maisons d’édition relativement à la reproduction par scanner, au stockage et à l’indexation (y compris à l’aide des techniques de reconnaissance de caractères) de documents jusque-là achetés par les bibliothèques. En dehors de stipulations évidentes (un accord formel de l’éditeur, par exemple), les contrats établissent une différence nette entre les documents rassemblés de manière « aléatoire » (les articles extraits de revues pour une raison précise, par exemple), et les documents recueillis de manière « permanente » (ceux qui sont achetés par les bibliothèques et dont les conditions de stockage et d’accès doivent être précisées). S’agissant de ces derniers, les bibliothèques bénéficient d’un traitement préférentiel, y compris lorsque le brevet d’exploitation de l’éditeur arrive à terme, ou que l’éditeur cesse de prendre part aux modes d’utilisation envisagés dans le Joint Statement (Eblida 1998).
Vers une nouvelle économie de l’accès documentaire
Bibliothécaires et documentalistes auront mis moins de dix ans à s’approprier les nouveaux concepts apparus avec l’environnement électronique, et à réaliser qu’ils occupent une position intermédiaire stratégique dans la nouvelle économie d’accès qui s’est imposée. L’équilibre des forces entre les trois acteurs principaux (fournisseurs, intermédiaires et utilisateurs) garantit la liberté et l’égalité de l’accès dans un système de communication sociale apte à répondre, selon des modalités différentes, aux besoins d’information et de communication de la société. Si le droit d’auteur représente à l’heure actuelle l’instrument qui risque le plus de compromettre cet équilibre, il n’est cependant pas le seul.
Pour Van Cuilenberg et Verhoest (1998), il devient urgent de définir une politique de communication générale qui, s’agissant de l’accès aux documents, devrait permettre d’assurer « la plus grande liberté possible au plus grand nombre possible de fournisseurs, d’utilisateurs et d’intermédiaires, et [conçue] par voie de conséquence pour repérer et corriger toute situation où le contrôle de l’accès risque d’être déséquilibré parce qu’il reste tributaire des défaillances du marché. En d’autres termes, une bonne politique de communication documentaire devrait s’efforcer de garantir la plus grande égalité possible dans la distribution de la liberté de communication » (Van Cuilenberg et Verhoest 1998, p. 179-180).
La politique et la législation des bibliothèques tireraient sûrement parti d’une étude comparée des divers modèles de communication, qui permettrait de préciser quelle serait, socialement, la position la plus juste et la plus avantageuse que devraient occuper les intermédiaires non commerciaux pour neutraliser des intérêts opposés. C’est dans ce but que des bibliothèques nationales essaient aujourd’hui d’harmoniser les projets de dépôt légal des documents électroniques avec les dispositions réglementaires sur le droit d’auteur. Deux grandes raisons les poussent à agir ainsi. La première a bien sûr trait à la nécessité de conserver les publications archivées sous forme électronique pour que les générations futures puissent les consulter. La seconde, plus ambitieuse, est de constituer des dépôts nationaux servant d’organismes centraux du copyright pour l’ensemble des bibliothèques d’un pays. Cette solution serait sans doute idéale pour des petites nations, qui pourraient choisir de passer des accords avec les éditeurs au niveau national tout en respectant le droit à rémunération des auteurs. Elle est fort bien analysée par Rugaas, qui se demande dans quelle mesure le dépôt légal est… légal, justement (Rugaas 1995). À condition de ne pas les associer aux bibliothèques de dépôt légal, on pourrait également envisager de créer des instances de négociation (un consortium ou une association de bibliothèques, par exemple, ou tout autre organisme non gouvernemental) chargées de conclure des accords d’exploitation valables pour toutes les bibliothèques d’un pays donné.
Autre mesure qui permettrait de réduire les facteurs de déséquilibre de l’économie d’accès, les rabais sur les communications électroniques, autrement dit une diminution, compensée par l’argent de l’État, des tarifs d’inter -connexion consentis aux bibliothèques et aux établissements d’enseignement. Assez curieusement, cette mesure en vigueur aux États-Unis est peu répandue en Europe. Il devrait être au moins possible d’accorder aux bibliothèques et à l’ensemble des institutions culturelles et éducatives une exemption de la TVA sur les tarifs d’interconnexion. Après tout, l’abaissement du taux de la TVA est assez couramment appliqué aux productions imprimées du secteur de l’édition et de la presse. Cette décision qui généraliserait à l’ensemble des consommateurs culturels le soutien que l’État apporte pour l’instant à la seule sphère des producteurs qualifiés irait dans le sens des tendances aujourd’hui à l’œuvre dans la refonte de l’État providence.
Les bibliothèques et l’industrie du savoir dans les programmes européens
Le copyright des textes, de quelque nature soient-ils, est une question qui se pose aujourd’hui systématiquement aux bibliothécaires. L’abandon du modèle de la propriété intellectuelle au profit du modèle de l’accès documentaire est très net dans l’économie de réseau, où le déclin de l’échange des droits de propriété entre acheteurs et vendeurs s’accompagne d’une augmentation des clauses négociées entre clients et fournisseurs pour une durée déterminée (Rifkin 2000). De même que les installations et les équipements peuvent être utilisés en location, sous-traitance ou franchisage, de même la propriété intellectuelle peut être acquise pour un temps et des usages déterminés à l’avance. Moyennant quoi, comme le regrette Rifkin, dans l’économie en réseau, les citoyens doivent payer plus pour avoir moins.
Les textes réglementaires européens proposent des solutions pour contrer cette évolution. Un rapport de la Commission européenne assigne ainsi aux bibliothèques un rôle de producteurs et d’éditeurs d’information. « Dans un premier temps, cette information qui englobe la documentation générale traditionnellement rassemblée dans les bibliothèques publiques pourrait être élargie à des informations intéressant des groupes particuliers mieux ciblés – administration et autorités politiques locales, population enfantine, immigrés, milieux d’affaires locaux, etc. » (Commission européenne 1997, p. 12).
En pratique, cela signifie que les bibliothèques assumeraient des fonctions entrepreneuriales en se transformant pleinement en fournisseurs d’information, ce qui les amènerait à empiéter sur le domaine des éditeurs. Pour accomplir leur mission de service public, elles s’attacheraient à diffuser les informations non rentables pour les circuits commerciaux. En exploitant pleinement les possibilités de l’environnement électronique, y compris les techniques d’impression à la demande, elles réaffirmeraient leur fonction de services publics, désormais conçus comme des éléments régulateurs d’intérêts divergents, et, ce faisant, elles permettraient à des publications scientifiques et spécialisées de grande valeur culturelle, mais relativement confidentielles, d’élargir leur audience.
La recommandation du Parlement européen qui invite la Commission à « ne pas négliger les bibliothèques […] dans le règlement de la question du droit d’auteur » (art. 5) n’a pas manqué d’infléchir le texte de la Directive préliminaire sur le droit d’auteur vers une meilleure prise en compte des utilisateurs. Aux termes de l’article 5§2 de la Directive préliminaire, « les États membres peuvent apporter des limitations au droit exclusif de reproduction, dans le cas d’établissements accessibles au public se chargeant d’une activité de reproduction spécifique qui n’est pas destinée à leur fournir, directement ou indirectement, un avantage économique ou commercial ».
Les Lignes directrices du Conseil de l’Europe et Eblida sur la législation et la politique des bibliothèques en Europe (Conseil de l’Europe 2000b) énoncent un certain nombre de principes généraux quant à l’utilisation d’œuvres protégées par le copyright dans l’environnement électronique. Ce document n’ayant pas de caractère contraignant, il faut espérer que les producteurs et les fournisseurs d’information seront incités à se conformer aux pratiques recommandées. Les Lignes directrices précisent toutefois qu’il est « du devoir des gouvernements, au niveau tant européen que national, de définir la situation juridique des bibliothèques relativement au copyright et aux droits annexes » (art.10), ceci dans l’idée que les bibliothèques bénéficient d’un traitement préférentiel du fait de leur statut d’établissements publics.
Une disposition importante (art. 1 0 ) recommande aux détenteurs de droits d’auteur et aux utilisateurs d’informations protégées par le copyright de définir « les informations gratuitement accessibles pour une utilisation publique », ainsi que « la juste rétribution à fixer d’un commun accord en compensation de l’utilisation d’information » (art.9.ii). Il paraît par ailleurs opportun que, dans le but de renforcer le poids des utilisateurs, les décideurs politiques encouragent la mise en place de consortiums de bibliothèques et de centres d’information habilités à intervenir dans les négociations préalables à la rédaction des contrats et des licences d’exploitation collective de l’information (art.11).
La protection du patrimoine des bibliothèques
La législation relative au patrimoine conservé dans les bibliothèques ne devrait pas être fondamentalement différente des dispositions générales appliquées dans les musées et les centres d’archives. De même, les règles fixant les conditions de protection de cet héritage, les tâches et les obligations qu’elle suppose, devraient être identiques à tous les niveaux d’autorité, aussi bien l’État que les régions ou les tierces parties chargées d’une mission culturelle. En d’autres termes, il paraît souhaitable que les bibliothèques ayant une fonction patrimoniale soient soumises à une réglementation spéciale et fassent l’objet d’un contrôle permanent.
Un des problèmes que posent la conservation et la préservation des collections de bibliothèques est lié à la définition même du patrimoine. Les divers critères proposés ont trait à l’ancienneté, au caractère unique et à la valeur vénale des documents (Gautier-Gentès 1998). Les incertitudes ne peuvent être levées qu’au cas par cas, en fonction de considérations pragmatiques. Selon la Charte française des bibliothèques, par exemple, les éléments patrimoniaux ont au moins un siècle d’existence (Conseil supérieur des bibliothèques 1992). Quant au principe économique voulant que plus un bien est rare, plus il est précieux, il est moins technique mais indiscutablement efficace.
Le fait que certaines collections de bibliothèques entrent dans la composition du patrimoine national impose aux autorités administratives toute une série d’obligations, dont les plus importantes restent la préservation et la conservation de ces collections, sous leur présentation d’origine ou, de plus en plus fréquemment, sous une forme dérivée. L’étude sur la numérisation menée conjointement par l’Ifla et l’Unesco dans le cadre du Programme de l’Unesco sur la Mémoire du Monde, évalue l’ampleur et la portée des plans de préservation au niveau mondial. Elle devrait donner lieu à la création d’un répertoire de « bibliothèque virtuelle » sur les collections numérisées dans tous les pays du monde (Ifla-Unesco 1999).
Le Conseil de l’Europe et l’Union européenne ont élaboré une panoplie d’outils juridiques applicables à la préservation et la conservation du patrimoine. Parmi les divers textes et recommandations publiés par la première de ces deux instances, il faut notamment citer la Convention sur les infractions relatives à la propriété culturelle (23 juin 1985), qui prévoit la restitution de tout bien culturel trouvé sur le territoire d’un État membre, après avoir été indûment retiré du territoire d’un autre État membre (Conseil de l’Europe 1998b).
Quant à l’Union européenne, elle a voulu que les collections de bibliothèques de nature unique soient couvertes par le règlement 3911/92 adopté par le Conseil européen le 9 décembre 1992. Ce texte, qui dresse la liste des biens culturels à protéger lors des échanges avec des pays tiers, envisage à leur propos l’émission de permis de transfert, disposition exceptionnelle au regard du principe de la libre circulation des biens au sein du marché unique.
L’application de ce règlement s’appuie sur un ensemble de mesures d’accompagnement déjà inscrites dans les textes. Le règlement 752/93 approuvé le 30 mars 1993 par la Commission européenne, puis modifié par un règlement du Conseil européen en date du 16 décembre 1996, recommande la mise en place de procédures communes à tous les États membres de l’Union européenne. Le texte cité ci-dessus (règlement 3911/92 du Conseil européen) porte plus spécifiquement sur l’exportation temporaire de biens culturels destinés à être provisoirement utilisés ou présentés lors d’expositions dans des pays extérieurs à l’Union. Tout en simplifiant les formalités indispensables à leur sortie du territoire, il définit trois degrés d’autorisations : l’autorisation normale ; l'autorisation sans restrictions particulières ; l’autorisation sans restrictions générales.
Le dépôt légal
Le dépôt légal sert fondamentalement à constituer les collections patrimoniales des bibliothèques. En 1981, Jean Lunn, auteur d’un rapport Ifla-Unesco publié sous le titre Guidelines for Legal Deposit Legislation, lui attribuait les objectifs suivants : constitution d’une collection nationale destinée à conserver, transmettre et développer la culture nationale ; compilation et publication de la bibliographie nationale ; établissement de statistiques sur les publications du pays ; acquisition de livres destinés à compléter la collection nationale et à alimenter les réserves des autres bibliothèques du pays ; échange de livres (Lunn 1981).
On voit que, près de vingt ans plus tard, les trois derniers objectifs ont été abandonnés et que le dépôt légal a retrouvé ses fonctions patrimoniales essentielles. Il est clair que la législation à laquelle il donne lieu ne saurait suppléer une politique gouvernementale du livre ou de l’information, et qu’il convient par conséquent de ne pas encourager son élargissement à des finalités qui lui restent étrangères, comme le développement des collections de bibliothèques et l’échange de livres (Vitiello 1999).
Un des aspects les plus débattus des mesures législatives modernes prises en matière de dépôt légal est la portée de ce dernier, autrement dit son extension éventuelle à d’autres catégories de documents que les imprimés. Les législations encore trop nombreuses qui en limitent l’application aux imprimés ne semblent reconnaître de valeur culturelle qu’à ces publications. Au vu des nouvelles conditions créées par la pluralité des industries culturelles et la diversité des formes de production et de diffusion du savoir et de la culture, il est pourtant indispensable de travailler à l’harmonisation des législations nationales applicables à tous les types de documents. Même si elle ne porte que sur le cinéma et l’audiovisuel, la Convention préliminaire pour la protection du patrimoine audiovisuel en cours d’approbation par le Conseil de l’Europe représente au moins un premier pas dans cette direction (Conseil de l’Europe 2000b).
Archivage des documents non imprimés
Quant au débat sur le dépôt légal des documents non imprimés, il porte essentiellement sur le lieu d’archivage de ces collections. L’argument qui plaide pour leur centralisation plutôt que leur dispersion entre plusieurs institutions en réseau paraît particulièrement adapté aux archives télévisuelles, dans la mesure où les compagnies privées rechignent souvent à remettre leurs productions aux dépôts nationaux. L’option consistant à conserver les publications là où elles sont produites et distribuées reste possible, surtout s’agissant d’archives dotées d’une valeur commerciale. La Convention préliminaire du Conseil de l’Europe sur la protection du patrimoine audiovisuel insiste néanmoins sur l’intérêt qu’il y aurait à intégrer de nombreuses archives audiovisuelles dans les collections du dépôt légal. Ses auteurs recommandent donc fermement la mise en place d’organismes d’archivage adéquats.
Il est plus difficile encore de délimiter le champ que devraient couvrir les dispositions réglementaires applicables aux publications électroniques. En 1989, la Norvège fut le premier pays à se doter d’une loi sur le dépôt légal des publications électroniques. Exemplaire à bien des égards, cette loi fut promulguée à une époque où ce type de documents ne semblait pas promis à un grand avenir. Après la Norvège, le Danemark a, à son tour, modifié sa loi sur le dépôt légal en 1998 (Mauritzen et Solbakk).
Les autres pays scandinaves se sont assez vite engouffrés dans la brèche ouverte par la Norvège. Il y a dix ans, le recueil des publications électroniques était fonction de la distinction établie entre la nature statique ou dynamique de ces documents. On entend par publications statiques celles dont le contenu n’est susceptible d’être modifié que par une transformation substantielle du produit final, et qui, en règle générale, sont fabriquées hors ligne. Les publications dynamiques, à l’inverse, sont constamment remises à jour et modifiées. À l’époque, on jugeait superflu de les soumettre à l’obligation de dépôt légal, en considérant qu’il revenait aux services bibliographiques nationaux d’assurer les liens nécessaires pour l’accès à la documentation en ligne par le biais de leur Page d’accueil nationale.
Ultérieurement, la réflexion sur le dépôt légal des publications électroniques s’orienta vers un recueil sélectif de ces documents, l’idée étant de n’archiver et de ne mettre à la disposition du public que les productions numérisées à caractère culturel et éducatif (sites Web, rubriques électroniques, etc.). Il incombait dès lors aux dépôts nationaux de mettre en place l’infrastructure technologique et de définir les conditions juridiques et économiques de l’accès aux publications électroniques. Ces dernières années, quelques bibliothèques nationales ont entrepris de compléter leurs collections de publications numériques à l’aide de robots qui, ainsi que cela se passe à la Bibliothèque royale de Suède, téléchargent automatique ment tous les documents d’intérêt culturel ou éducatif rédigés en suédois ou relatifs à la Suède (Royal Library, Sweden 1998).
Accès aux publications soumises au dépôt légal
Si les difficultés techniques finissent tôt ou tard par être résolues, l’accès aux publications soumises au dépôt légal pose des problèmes d’un autre ordre. Leurs éditeurs hésitent en effet à les déposer dans les bibliothèques conçues à cet effet, car ils s’inquiètent, à juste titre, que l’accès gratuit à ces textes et leur diffusion sur les réseaux électroniques ne compromettent sérieusement leurs chances de toucher les droits dus au titre du copyright. Ils sont cependant convaincus que le recueil de documents à des fins d’archive constitue un objectif de première importance pour la société dans son ensemble. Maints sites Web fournissent d’ailleurs des informations de valeur, mais ils changent les adresses ou les suppriment, fût-ce en partie, quand elles ne sont plus d’actualité. D’ores et déjà, on ne compte plus les articles citant des références qui n’existent plus lorsqu’ils sont publiés. Dans ces conditions, le dépôt des publications électroniques constitue un moyen d’assurer à tout moment la reconstruction du processus de communication dans les formats électroniques et de le rendre transparent au public.
Reste qu’en l’absence de mesures législatives aptes à assurer l’accès aux publications électroniques soumises au dépôt légal, on risque de créer des collections nationales « mortes », rassemblées à des fins d’archives, mais non consultables. Il serait donc bon que les textes officiels sur le dépôt légal mentionnent explicitement les objectifs de l’accès, accordé sous certaines conditions et dans le respect des lois existantes sur le droit d’auteur. Les Lignes directrices du Conseil de l'Europe et Eblida sur la législation et la politique des bibliothèques en Europe (Eblida, Conseil de l’Europe) précisent que le dépôt légal devrait « couvrir toutes les catégories de publications et [s’accompagner] de mesures appropriées à chacune d’entre elles. Avec l’extension de la législation sur le dépôt légal à tous les types de supports d’information, y compris les documents numériques, il devient impératif d’instituer des passerelles entre la législation relative au dépôt légal et la législation relative au droit d’auteur. Le but de ces dispositions juridiques serait d’assurer l’accès aux documents électroniques soumis au dépôt légal, tout en offrant une compensation raisonnable aux détenteurs du copyright » (art. 14.ii).
Protection des collections patrimoniales menacées de pillage
Le commerce illégal de biens culturels est un aspect qui soulève des inquiétudes particulières dans les bibliothèques patrimoniales européennes. Le patrimoine culturel fait trop fréquemment l’objet de trafics criminels. On estime ainsi qu’une oeuvre d’art italienne est volée toutes les trente minutes environ. Le patrimoine des bibliothèques ne suscite pas moins de convoitises, et les démarches juridiques à entreprendre s’avèrent d’une extrême complexité. En effet, les lois applicables au commerce illégal de biens culturels varient d’un pays à l’autre et, de plus, alors que la restitution des objets volés est du ressort du droit privé international, celle des objets exportés en violation des dispositions législatives nationales protégeant le patrimoine culturel relève du droit public international.
Plusieurs instruments juridiques visant à établir des règles uniformes en cas de désaccord ont néanmoins été élaborés pour résoudre les problèmes que posent ces vides juridiques et ces disparités de traitement. La Convention de l’Unesco sur le trafic illicite d’objets d’art et les codes de conduite exigibles du secteur privé a été approuvée en 1970, mais certains États où la circulation des biens culturels est importante (le Royaume-Uni, la Suisse et l’Allemagne, par exemple) ne l’ont malheureusement pas ratifiée. Une autre Convention internationale relative aux atteintes à la propriété culturelle et préparée par le Conseil de l’Europe a symboliquement été signée à Delphes le 23 juin 1985 ; elle permet aux États aussi bien qu’aux particuliers de réclamer officiellement la restitution de biens volés. Selon Droz, cependant, ses recommandations ne lèvent pas toutes les difficultés inhérentes au droit privé, dans la mesure où l’arbitrage des désaccords dépend des dispositions prévues par les législations nationales (Droz 1997).
L’étude entreprise à l’initiative d’Unidroit, l’institut pour l’unification du droit privé, dont les locaux se trouvent à Rome, sur la restitution internationale de biens culturels volés ou illégalement exportés, a elle aussi donné lieu à une convention adoptée le 24 juin 1995. Ce texte a permis de réglementer deux aspects différents du trafic international illégal de biens culturels : la restitution d’œuvres volées, d’une part, jusqu’alors du ressort du droit international privé, et, d’autre part, le rapatriement de biens culturels illégalement exportés, dans le respect des règlements nationaux assurant la protection du patrimoine culturel. La première procédure s’adresse aux particuliers, aux États ou aux pouvoirs locaux, alors que la seconde est réservée aux États (Droz 1997). L’efficacité attendue de la convention d’Unidroit a conduit le Conseil de l’Europe à engager les membres de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe à tout mettre en oeuvre pour qu’elle soit ratifiée par les assemblées législatives de leurs pays respectifs.
Il faut enfin signaler la Directive 93/7/CEE, approuvée le 15 mars 1993 par le Conseil européen, sur la restitution des biens culturels illégalement sortis du territoire des États membres. Elle concerne spécifiquement les objets dérobés au mépris des règles adoptées par les États membres quant à la protection des trésors nationaux, ou non restitués au terme d’un prêt officiellement consenti, et fixe la procédure de leur rapatriement.
Les « prises de guerre »
Le déménagement de fonds de bibliothèque en temps de guerre pose également un problème majeur qui concerne également les collections d’art et les archives. La formidable ampleur des spoliations dont les nazis se sont rendus coupables au cours de la seconde guerre mondiale est ainsi décrite dans un ouvrage unanimement salué : « Cela fait soixante ans que le typhon nazi s’est levé, balayant devant lui des millions de vies. Jamais dans l’histoire, les oeuvres d’art n’ont eu autant d’importance pour un mouvement politique, jamais elles n’ont été déplacées en tous sens à une telle échelle, comme des pions dans les jeux cyniques ou désespérés de l’idéologie, de l’avidité et de la survie » (Nicholas 1995, p. 444).
La chute du rideau de fer a remis sur la sellette la question du déplacement des collections patrimoniales en temps de guerre. Maintes collections transférées par les nazis ont été retrouvées dans des musées, des bibliothèques, des centres d’archives situés dans les pays de l’ex-Union soviétique. La découverte que ces « prises de guerre » dormaient depuis des années dans les caves des musées et des bibliothèques soviétiques a profondément indigné les opinions publiques occidentales. En 1993, la création en Russie d’une Commission d’État chargée de la restitution des biens culturels entraîna la constitution de plusieurs comités bilatéraux nommés par la Russie et la Hongrie, la France, les Pays-Bas, l’Allemagne, le Liechtenstein et un certain nombre d’autres pays. Leurs membres s’occupèrent de dresser la liste des trésors subtilisés et de définir les procédures d’échange. Malheureusement, l’attitude de la Douma russe qui réclamait la nationalisation des « prises de guerre » a empêché que ces questions délicates trouvent une solution satisfaisante. La restitution des oeuvres d’art aux pays où elles avaient été dérobées était en principe la condition de l’entrée de la Russie dans le Conseil de l’Europe, mais cette exigence est restée lettre morte.
Il existe pourtant un outil juridique adapté au règlement de cette question, à savoir la Convention de l’Unesco pour la protection des biens culturels lors des conflits armés, autrement appelée Convention de La Haye et signée le 14 mai 1954. Ce texte qui statue sur la restitution des biens culturels déménagés au cours de la seconde guerre mondiale est tristement redevenu d’actualité après l’éclatement de l’ex-Yougoslavie. Bien qu’il ait été ratifié par de nombreux États, il n’a pas, selon Droz, force exécutoire, car il est alourdi par d’innombrables complications techniques (Droz 1997). Pour s’en réclamer, les États doivent ainsi établir un Registre international des biens culturels jouissant d’une protection spéciale (chap. II, art. 5).
D’un point de vue culturel, les renseignements bibliographiques et la localisation des collections déplacées sont indispensables si l’on veut que les chercheurs, les experts, les spécialistes et toute personne concernée puissent avoir accès aux documents qu’elles contiennent. Après des années de dérobades et de tergiversations, l’Institut russe pour une société ouverte, rattaché à la Bibliothèque des littératures étrangères de Moscou, a élaboré sur les livres trophées un programme exemplaire autorisant leurs consultations sans restriction. Il faut saluer cette initiative, qui représente une manière pragmatique de traiter un sujet délicat en soulignant sa nature culturelle, au-delà de toute considération d’ordre politique ou historique (Conseil de l’Europe 2000a).
Évaluation de la politique des bibliothèques
Nous touchons au terme de ce voyage à travers les dispositions réglementaires, les directives, les conventions et autres mesures politiques, qui toutes devraient faire partie de la panoplie dont se servent couramment les responsables chargés, en Europe, de statuer sur les bibliothèques. La liste ici dressée ne prétend pas à l’exhaustivité, de même que nous sommes conscients de n’avoir abordé qu’une partie seulement des problèmes rencontrés. Le but de cet exercice était en fait de montrer combien est vaste le champ couvert par la législation et la politique des bibliothèques. Autrefois essentiellement limitées à l’administration, aux services, au personnel et aux ressources des bibliothèques (soit, en gros, les points traités dans le premier article, cf. note 1), il leur faut aujourd’hui s’attaquer de toute urgence à la question du droit d’auteur et à toutes celles qui surgissent avec la mise en place de la société de l’information.
Reste à examiner la manière dont ces diverses mesures peuvent être évaluées, au niveau tant national qu’international. Théoriquement, l’appréciation des résultats qu’elles produisent ne devrait pas poser problème. En dépit des difficultés liées à leur harmonisation à l’échelle internationale, les statistiques des bibliothèques s’appuient sur des modèles d’analyse très au point, reprenant les repères et les indicateurs systématiquement observés par la plupart des pays européens (Libecon 2000). Ainsi est-il relativement facile de montrer quelle incidence pourraient avoir sur les pratiques un changement introduit dans l’automatisation des bibliothèques ou une extension d’un système de bibliothèques, et leur effet sur l’augmentation du nombre de consultations et d’utilisateurs. Il arrive cependant que les évaluations quantitatives fondées sur les statistiques sous-évaluent le rôle de la politique des bibliothèques, et ce pour trois raisons au moins.
La première tient à la nouvelle définition du degré d’alphabétisation, passée des trois savoirs de base (lire, écrire, compter) à la capacité à se servir de l’information écrite pour fonctionner en société. Il y a quelques années, l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) a commandité une enquête sur l’illettrisme adulte. On y apprend que, même dans les pays où le taux d’alphabétisation passe pour être plus élevé que la moyenne, et où un fort pourcentage de la population a suivi des études supérieures jusqu’au premier cycle au moins (Allemagne, Pays-Bas et Suisse), 6 à 14 % des personnes interrogées sont incapables d’inférer quoi que ce soit des informations présentées dans une carte ou un diagramme météo (OCDE 1995).
Les bibliothèques et les centres de documentation sont des lieux où le capital de connaissances acquis à l’école et à l’université trouve à s’appliquer au travers d’une série d’opérations conçues pour tirer le meilleur parti d’une masse gigantesque d’informations diversifiées, sans commune mesure avec celle que peuvent offrir les autres établissements éducatifs ou culturels. Les utilisateurs des bibliothèques ne consomment l’information qu’après l’avoir identifiée, choisie, triée. Pour satisfaire leurs différents besoins d’ordre éducatif, récréatif et culturel, ils réagissent de manière active et motivée. Parce qu’elles s’appuient sur les produits auxquels le public a accès, les statistiques des bibliothèques peuvent difficilement déterminer l’enrichissement individuel qu’apportent ces pratiques. Pour citer la remarque d’une sociologue : « Les différences se réintroduisent alors ailleurs, dans l’espace de la bibliothèque, non plus dans l’intensité d’usage des biens, mais dans ses modalités » (Poulain 1995, p. 231).
La pénétration des technologies de l’information et de la communication dans la vie quotidienne est la deuxième raison à prendre en compte. L’invention de nouveaux outils intellectuels entraîne l’apparition d’un nouvel environnement intellectuel. La réception d’une oeuvre change, dit Roger Chartier, avec le passage d’un mode d’inscription (le livre sous la forme du codex) à un autre (les réseaux électroniques) (Chartier 1995). En se transformant en espaces publics ouverts à Internet, en concevant de nouveaux outils et de nouveaux services pour la lecture électronique, les bibliothèques mettent les nouvelles technologies à la portée de publics qui, sans elles, n’y auraient pas accès. Ce faisant, non seulement elles participent à réduire la fracture sociale entre nantis et défavorisés eu égard à l’information, mais elles encouragent de surcroît l’émergence d’environnements intellectuels et de valeurs partagés par toutes les couches de la population.
Le troisième élément sous-estimé par les statistiques est l’importance des bibliothèques dans la régénération des centres urbains. Si les bibliothèques et les médiathèques sont souvent implantées dans des quartiers laissés pour compte, c’est parce que leur présence est un facteur de changement qui favorise le renouvellement du contrat social entre les différentes communautés. Une enquête essentiellement consacrée aux projets des bibliothèques du Royaume-Uni décrit l’influence qu’ils ont sur tout un éventail de questions, du développement personnel et communautaire à l’éducation et à l’alphabétisation, en passant par la cohésion sociale et l’exercice des responsabilités politiques et civiques (Matarazzo 1998). Grâce aux bibliothèques, les gens ont manifestement plus confiance en eux et en leurs capacités à développer des réseaux et des liens sociaux. De plus, le travail effectué par les bibliothécaires et les spécialistes de l’information contribue à instaurer des liens solides entre familles d’origine différente ainsi qu’entre générations, et, par contrecoup, il permet aux individus de mieux s’insérer dans leur milieu, y compris professionnel.
Matarazzo estime à juste titre qu’il faudrait poursuivre plus loin ces recherches sur l’identification des « indicateurs de performance de l’impact social des bibliothèques », afin de clairement démontrer l’importance des bibliothèques dans l’organisation de la cité. Ces indicateurs pourraient, par exemple, être définis à partir du nombre de groupes de bénévoles et d’associations de quartier associés au travail de la bibliothèque, de la proportion de temps où les locaux de la bibliothèque accueillent des activités distinctes des services qu’elle assure en temps normal, de la charge de travail que le personnel consacre aux contacts avec le public, ou encore des liens officiellement établis avec les écoles, les lycées ou les entreprises locales.
L’examen de ces indicateurs de performance nous entraînerait loin des thèmes dont il a été question dans cet article. C’est néanmoins l’occasion de dénoncer le caractère nécessairement partial et erroné des évaluations de la politique et des projets de bibliothèque uniquement fondées sur la circulation d’un ou plusieurs produits culturels (livres, disques, vidéocassettes), et ne prenant donc pas en compte les retombées enrichissantes du travail fourni par ces institutions. Les missions sociales, culturelles et éducatives qui commune aux bibliothèques, qu’elles transmettent aux citoyens qui les fréquentent. Leurs politiques et leurs pratiques sont créatrices de valeurs. Il serait donc juste d’évaluer aussi leurs pratiques politiques à la lumière des processus culturels et sociaux qu’elles stimulent et contribuent à impulser, en appréhendant ces processus en termes d’habitudes culturelles, de nouveaux environnements intellectuels et d’assimilation sociale.