Editorial

Bertrand Calenge

Lors du dernier Salon du livre de Paris, l’attention du public se partagea entre la littérature portugaise et d’étranges tablettes qualifiées du nom de livres électroniques. Pour nombre de personnes venues examiner et manipuler ces objets dont la forme rappelle notre codex familier, il paraissait évident que l’achat du support comprenait l’achat des milliers de textes accessibles et stockables ; et grande était leur réticence lorsqu’elles apprenaient qu’il leur faudrait aussi payer pour chaque œuvre téléchargée.

Il est naturel pour chacun de considérer simultanément le support et le contenu d’une œuvre : ne parle-t-on pas d’un livre de Proust, d’un livre de jardinage ? C’est dire à quel point le texte et son support sont inextricablement liés, comme pour l’être humain la pensée et le corps sont vécus comme indissociables. Aux États-Unis d’ailleurs, le terme e-book désigne indifféremment l’objet-tablette et l’œuvre électronique stockée dans une bibliothèque virtuelle. Si cette absence de distinction terminologique gêne notre esprit cartésien, elle n’est pas injustifiée. Dans le cas des livres électroniques, l’œuvre nous parvient sous une forme précise adaptée spécifiquement à des supports dédiés, et la bibliothèque virtuelle des signaux textuels ainsi mis en forme constitue bien un ensemble de « livres ».

Cette réflexion rappelle que l’œuvre n’existe pas sans incarnation, et qu’elle est différente à chaque fois qu’elle s’inscrit dans une forme distincte. L’œuvre n’existe qu’au travers d’objets de lecture, objets multiples parmi lesquels les tablettes électroniques produisent une nouvelle signification, comme le travail actuel sur les livres d’artistes provoque une signification à chaque fois nouvelle. Nouveaux objets de lecture, donc nouvelles opportunités de connaissance, nouveaux savoirs à partager. Au-delà des prouesses techniques de tous ordres, l’avenir reste au lecteur, car, comme le dit Roger Chartier : « Un monde de textes qui n’est pas saisi, approprié par un monde de lecteurs n’est qu’un monde de textes possibles, inertes, sans véritable existence. »