Lire des livres en France des années 1930 à 2000.

par Jean-François Hersent

Nicole Robine

Paris : Éd. du Cercle de la librairie, 2000. – 260 p.; 24 cm. – (Bibliothèques). - ISBN 2-7654-0782-7 : 250 F/38,11 euros.

Pour ceux qui connaissent les travaux éminents de Nicole Robine, ce livre vient à point nommé. Dans cet essai remarquable et indispensable, l'auteur ausculte l'ensemble de la production sociologique consacrée en France à la lecture de livres et la replace dans son rapport avec les mutations de la société française. Le tout, dans une présentation suffisamment claire et synthétique pour que soient comblées aussi bien les attentes du lecteur averti, professionnel ou spécialiste, que la soif de connaissance du néophyte.

L’un et l’autre y découvriront un panorama qui couvre, depuis les travaux pionniers de Nicolas Roubakine, au début du XXe siècle, jusqu'aux plus récentes enquêtes de la fin des années 1990, le long cheminement intellectuel et les grandes étapes de la constitution de ce champ de recherche qui va progressivement affirmer son autonomie à la charnière de la sociologie générale et de la sociologie de la culture.

Mais l’auteur ne se contente pas d’analyser l’évolution de la seule recherche sur la lecture de livres. Son propos est plus vaste. Il englobe aussi l'étude des pratiques de lecture sur d'autres supports que le livre, l’analyse des politiques scolaires et culturelles et les transformations des pratiques culturelles.

Un cadre général d’analyse complet

Certes, l’histoire de la naissance et de l’évolution de la sociologie de la lecture en France a déjà fait l'objet de travaux de la part de plusieurs sociologues de la lecture 1. Cependant, l'ouvrage de Nicole Robine constitue le complément, l'aboutissement et, d'une certaine manière, le couronnement de ces entreprises pionnières : avec la publication de cette magistrale étude, nous disposons à présent d'un cadre général d'analyse complet, sur les plans historique et sociologique, de l'évolution de l'accès à la lecture en France qui s'appuie sur les innombrables lectures de l'auteur, ainsi que sur ses observations personnelles issues des enquêtes qu'elle mène sur le terrain depuis le début des années soixante.

Outre les six chapitres et la conclusion générale, l'ouvrage comporte deux annexes : des repères bibliographiques essentiels d'une part, et, surtout, cinquante fiches synthétiques descriptives d'enquêtes menées en France, présentées par ordre chronologique selon leur date de production. Le lecteur pourra ainsi, selon son choix, procéder à une lecture continue ou bien consulter ces fiches, dans un va-et-vient régulier avec le corps du texte, de manière à s'imprégner plus complètement de la genèse et des résultats des enquêtes de terrain qui constituent le matériau brut de la trame du livre.

En France, l’intérêt pour la lecture provient d’abord des militants des mouvements en faveur de l’Éducation populaire. Ces mouvements, qui se situent dans la lignée des idées de Condorcet, sont animés de la volonté de favoriser l’accès à la culture des couches populaires et défendent le droit à l’éducation pour tous, à tous les âges de la vie. Leurs représentants les plus connus sont Joffre Dumazedier, cofondateur de « Peuple et Culture » à la Libération, qui créera le groupe de sociologie du loisir au CNRS en 1953 et Jean Hassenforder, avec qui il mènera des travaux communs. Ce dernier, chercheur à l’Institut pédagogique national, militait en faveur de l’extension des bibliothèques et de la lecture. Avec Robert Escarpit, professeur à la faculté des lettres de Bordeaux et créateur du Centre de sociologie des faits littéraires en 1960 (devenu ensuite Institut de littérature et de techniques artistiques de masse : Iltam), ils se révèlent soucieux d’appuyer leur action sur des travaux et des études scientifiques : « Peuple et culture » sera une sorte de bureau d’études sociales lié à cette perspective.

Une approche statistique et quantitative

Pendant longtemps, les études sociologiques vont approcher la lecture essentiellement sous l'angle statistique et quantitatif : la sociologie de la lecture naissante reproduira dans son champ d’investigation les méthodes les plus largement éprouvées en sociologie sous l’influence notamment des sociologues américains tels que Paul Lasardsfeld 2. Dès les années 1950, la grille classique diplôme, âge, sexe, catégories socioprofessionnelles s'impose dans toutes les branches de la sociologie et, par conséquent, régit aussi les premières enquêtes sur la lecture. On s’attache alors à établir des indices de lecture à partir du nombre de livres, périodiques ou quotidiens lus dans une période de temps déterminée, le genre d’ouvrages préféré, le mode d’acquisition (achat, emprunt) selon les caractéristiques de la population (âge, sexe, niveau d’études, localisation géographique, appartenance socioprofessionnelle). Le renouvellement de ces enquêtes à des dates successives a permis et permet toujours de saisir les transformations de la pratique de la lecture. Cette approche convenait aux commanditaires de ces sondages, qu'il s'agisse du Syndicat national des éditeurs (devenu Syndicat national de l'édition en 1971), de l’Institut pédagogique national (ancêtre de l'INRP) ou de l'Iltam, dans la mesure où ceux-ci souhaitaient connaître l'influence des caractéristiques socioculturelles des populations sur leur rapport au livre.

Mais, durant les années cinquante et soixante, seuls l’Institut pédagogique national (avec Jean Hassenforder : la lecture chez les collégiens, 1967), l'Iltam (avec Robert Escarpit : la lecture chez les jeunes recrues du Service national, 1966) et le Centre de sociologie des loisirs (avec Joffre Dumazedier : étude sur la vie culturelle à Annecy, 1966) vont mener des enquêtes sur des publics particuliers.

Puis, à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, des enquêtes nationales effectuées par l’Insee (1967) et le ministère de la Culture (à partir de 1973 3) vont fournir au cours de la décennie suivante des informations détaillées sur la manière dont se distribue la pratique de la lecture pour l’ensemble de la population française.

Enfin, au cours des années 80/90, des enquêtes et des sondages concernant des groupes spécifiques (les faibles lecteurs, les jeunes 4…) seront effectués à l’initiative de différents ministères (Éducation nationale, Culture, Défense, Justice, etc.), de maisons d’édition ou organismes de diffusion de livres, presse (magazines ou quotidiens). Au total, les données statistiques de ces enquêtes permettent de dessiner un autre paysage de la lecture, peut-être plus précis et plus contradictoire.

Parallèlement à cette approche, des analyses plus qualitatives (par entretiens approfondis) ou ethnographiques viendront enrichir une approche parfois trop schématique ou répétitive. Là encore, la sociologie de la lecture ne fera qu’emprunter à son tour les méthodes d’investigation dominantes à partir des années quatre-vingt dans les autres champs de la sociologie (en réaction aux enquêtes quantitatives). Cette orientation de recherche permet de s'intéresser aux écarts à la norme, de mettre l'accent sur ce qui vient contrevenir aux pesanteurs socioculturelles et d'analyser les causes et les modes de cette infirmation.

Les publics

Parallèlement, ce n’est qu’après 1945, avec le tournant que constitue en France à cette époque l’accent mis sur le développement de la lecture publique (auparavant c’était le point de vue patrimonial qui prévalait largement) que vont naître les premières enquêtes portant sur les publics qui fréquentent les bibliothèques. Il s’agit alors essentiellement de connaître les caractéristiques des lecteurs et d’évaluer l’impact des bibliothèques de lecture publique. On s’inquiète déjà, à cette époque, dans des termes qui seront les mêmes quarante ans plus tard, de voir des enfants interrompre leur fréquentation des bibliothèques en grandissant.

Depuis ses débuts, la sociologie de la culture (et de la lecture) est, dans ce pays, fortement liée aux politiques culturelles : à la différence d'autres branches de la sociologie, elle est née des interrogations sociales, économiques et politiques sur la diffusion de la culture, bien plus que d'une histoire propre des préoccupations des disciplines universitaires. Ce lien étroit avec les engagements militants, les investissements professionnels des bibliothécaires ou des pédagogues, ou la mise en oeuvre de politiques culturelles, a le plus souvent déterminé les choix des thèmes d'investigation.

C'est ainsi qu'on a vu la sociologie de la lecture orienter ses pistes de recherche vers les « faibles » lecteurs 5. Ces travaux s’attachent à souligner certains écarts entre pratiques et représentations ainsi que la diversité des attentes face à l'écrit. Comment expliquer la faible croissance aujourd'hui de la fréquentation des bibliothèques publiques (qui stagne autour de 20 % d'inscrits sur l'ensemble de la population résidant en France), attestée par de nombreuses enquêtes, alors même que cette fréquentation s'est multipliée par trois entre 1970 et 1990? Comment expliquer la baisse de la lecture (de livres) – constatée à partir de la fin des années quatre-vingt par plusieurs enquêtes – dans l'ensemble de la population et particulièrement chez les jeunes générations, alors même que la totalité des enfants sont scolarisés et qu'il n'y a plus qu'une personne sur dix pour déclarer ne pas posséder de livres? Plusieurs hypothèses, dont Nicole Robine examine, à la suite d’autres sociologues, la fécondité, tentent de rendre compte de ce phénomène. La principale a trait à l’inégale répartition du « capital culturel » : Nicole Robine reprend ici l'analyse de Pierre Bourdieu, pour qui le poids de l’apprentissage familial, prolongé et consolidé par l’école, détermine la reproduction des comportements culturels et pour qui l’inclination à fréquenter les lieux et les oeuvres de culture dépend largement de l’héritage culturel transmis au sein de la famille. Cette hypothèse permet de comprendre pourquoi l’essor de la diffusion de l’offre culturelle n’a pas entraîné mécaniquement une profonde démocratisation de l’accès aux institutions culturelles.

Après avoir analysé en détail l'évolution des usages et des goûts, l'auteur s'efforce, dans sa conclusion, de dresser un bilan et des perspectives pour la sociologie de la lecture. « En cinquante ans », écrit Nicole Robine, « les savoirs sur la lecture ont progressé de façon presque autonome au sein des différentes disciplines dont relève la lecture. [...] La nécessité de faire converger ces savoirs dispersés s'impose ». C'est donc bien, en définitive, du ressort de l'action politique au sens le plus large et le plus transversal – et pas seulement de la politique culturelle – que dépend l'avenir de la lecture pour les générations futures.

Au total, un travail minutieux qui synthétise les multiples enseignements tirés de l'expérience de terrain et qui ouvre la voie à une compréhension plus fine des mécanismes sociaux et symboliques d'accès et de rejet de la lecture. Bref, un livre dont on ne peut que saluer la parution et dont on espère qu'il stimulera avec la plus grande fécondité la réflexion tant chez les chercheurs que chez les acteurs de la chaîne du livre, institutionnels ou non, dont il rencontre les interrogations.

  1. (retour)↑  On citera notamment : Martine Poulain, « Naissance des sociologies de la lecture », Histoire des bibliothèques françaises, t. 4, Paris, Promodis-Cercle de la librairie, 1992, p. 195-203; Nicole Robine elle-même, « État et résultats de la recherche sur l’évolution de la lecture en France », Cahiers de l’économie du livre, n° 5, mars 1991; Bernadette Seibel, « Trente ans de recherches sur la lecture 1965-1995 : quelques repères », Lire, faire lire-Des usages de l’écrit aux politiques de lecture, sous la dir. de Bernadette Seibel, Paris, Le Monde-Éditions, 1995; ainsi que le travail de synthèse réalisé par Chantal Horellou-Lafarge et Monique Segré, Regards sur la lecture en France. Bilan des recherches sociologiques, Paris, L’Harmattan, 1996.
  2. (retour)↑  Voir « Traduire les concepts en indices », Qu’est-ce que la sociologie? Paris, Idées-Gallimard, 1971.
  3. (retour)↑  L'enquête Pratiques culturelles des Français, menée par le ministère de la Culture, est régulièrement renouvelée tous les 8 ans, depuis 1973. Cet outil statistique très élaboré contribue à une meilleure connaissance de l'évolution des pratiques culturelles et constitue une base minimale pour la poursuite d'autres analyses.
  4. (retour)↑  La connaissance et l'analyse des pesanteurs socioculturelles sur l'intensité de lecture, le choix de livres ou de presse, les modes d'approvisionnement, les richesses ou les pauvretés des bibliothèques familiales, sont précieuses. Elles permettent un repérage et une analyse de l'évolution de certaines contraintes. Elles permettent aussi de s'interroger sur les distorsions entre un réel « état des choses » et un (bien souvent) fantasmatique discours social. Ainsi, par exemple, l'enquête sur « les jeunes et la lecture » conduite en 1992 par François de Singly pour le compte du ministère de l'Éducation nationale et de la Culture a fait apparaître que les meilleurs élèves en français n’étaient pas forcément, loin s'en faut, de grands amoureux de la lecture.
  5. (retour)↑  Cf. les travaux déjà anciens de Nicole Robine, Les Jeunes travailleurs et la lecture, Paris, La Documentation française, 1984, l'enquête de Joëlle Bahloul, Lectures précaires : étude sociologique sur les faibles lecteurs, Paris., BPI, 1988, ou les études commanditées par la Direction du livre et de la lecture et confiées à la BPI, Lire en prison, étude réalisée par Jean-Louis Fabiani et Fabienne Soldini, 1994; Lecteurs en campagne, 1993, et De la bibliothèque au droit de cité, 1996, deux études coordonnées par Michèle Petit.