Lire à Paris au temps de Balzac

les cabinets de lecture à Paris : 1815-1830

par Frédéric Saby

Françoise Parent-Lardeur

2e éd. rev. et augm. Paris : Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 1999. – 300 p.; 22 cm. – (Recherches d’histoire et de sciences sociales; 2). ISBN 2-7132-1330-4/ISSN 0249-5619 : 190 F/28,96 euros.

« Le pauvre libraire vend à grand-peine à un millier de misérables cabinets de lecture, qui tuent notre littérature ». C’est Balzac qui s’exprime ainsi et porte un jugement peu nuancé sur cette institution si caractéristique du XIXe siècle, dont l’existence même a permis l’accès à la lecture de tant de monde. Les éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, en rééditant le livre de Françoise Parent-Lardeur, publié initialement il y a une vingtaine d’années, nous permettent de revenir non seulement sur cette curieuse institution mais aussi sur cette époque charnière des premières décennies du XIXe siècle.

Une institution marchande

La première moitié du XIXe siècle a été, on le sait, l’époque d’un important bouleversement du monde du livre. C’est notamment dans ces quelques décennies qu’on voit apparaître le nouveau métier d’« éditeur », à la suite des bouleversements qui suivirent la Révolution française. On peut citer à cet égard l’exemple important de Louis Hachette, qui commence son activité en 1826 1. Or, la lecture publique, en tant que lieu où s’exerce la mise à disposition de la production éditoriale auprès des lecteurs, joua un rôle important dans cette redéfinition des rôles, en particulier parce que le prix élevé des livres donnait à ces lieux une place de choix. Mais c’est sous la forme particulière du cabinet de lecture, c’est-à-dire, selon le Dictionnaire de l’Académie 2, « un lieu où l’on donne à lire, moyennant une faible rétribution, des journaux et des livres », donc un lieu commercial, où la lecture – mais pas la possession de l’écrit – se fait contre argent, que se développe cette forme particulière de lecture publique.

L’invention est plus ancienne. Elle remonte en fait au XVIIIe siècle, et même, dans certains cas, à la mi-XVIIe siècle, ainsi que l’a montré Roger Chartier : à Caen, Moysant de Brieux, ancien conseiller au Parlement de Metz, retiré dans la ville normande, parle d’un libraire de la ville où l’on se rendait tous les lundis pour lire la gazette et voir les livres nouveaux. Et surtout, à partir de 1770, « nombreux sont les libraires qui doublent leur commerce d’un cabinet littéraire où l’on peut s’abonner pour venir lire les nouveautés » 3. Mais l’explosion de ce phénomène remonte bien au début du XIXe siècle, avec une apogée sous la Restauration : on atteint ainsi à Paris, selon les données reconstituées par l’auteur, le nombre de 463 cabinets de lecture.

Le cabinet, donc, est un commerce, mais d’un genre un peu particulier puisqu’il relève du domaine de la culture. L’approche privilégiée par l’auteur est celle d’une analyse de l’institution, qu’on tente de replacer avec précision dans le cadre de la vie culturelle parisienne, pour déboucher sur la question centrale, celle du public de ces cabinets.

Avec ce nombre important de 463 cabinets, nous sommes incontestablement en présence d’une institution dont la visibilité est réelle dans les rues parisiennes de la Restauration, avec toutefois trois quartiers dominants : le Palais Royal, le quartier Latin et la rive droite vers les Boulevards. Et, souvent, le cabinet est associé avec le commerce de la librairie, conforme finalement à un modèle ancien, puisqu’il reprend celui étudié en Normandie par Roger Chartier. La clientèle trouve donc soit les livres proposés à la vente, soit ceux proposés à la simple lecture, selon des systèmes de paiement à la séance, ou par abonnement au mois ou à l’année. Les horaires d’ouverture étaient extrêmement larges, de 7 heures du matin à 23 heures, sept jours sur sept…

Le public

Quel public trouvons-nous dans ces cabinets? Un article ancien de Claude Pichois, publié dans les Annales, mettait en avant le rôle qu’auraient eu les classes populaires dans le succès de ces institutions 4. La thèse de Françoise Parent-Lardeur va à l’encontre de cette idée, répandue il est vrai et associant volontiers, effectivement, le cabinet de lecture à tout un petit peuple parisien qui l’aurait fréquenté de préférence aux autres catégories de la population. Or, pour Françoise Parent-Lardeur, il n’en est rien : « Parmi tous les types sociaux rencontrés, bien peu appartiennent en propre aux couches populaires ». Sur la rive gauche, ce sont les étudiants, les apprentis-poètes, les avocats, médecins, professeurs. Sur la rive droite, ce sont les financiers et gros négociants, les fabricants et propriétaires. C’est là une différence importante avec le colportage, dont le lien avec les cultures populaires est clair.

Ce type particulier de fréquentation explique également la répartition géographique de ces cabinets. Leur logique d’implantation est liée aux pôles d’attraction marchands ou culturels et non à la répartition de la population résidentielle : le cabinet n’est donc pas, comme le montre bien Françoise Parent-Lardeur, un « équipement de quartier » ; il est lié aux fonctions centrales de la ville et situé, de fait, à proximité des activités de commerce, de loisir et de culture.

Il découle également de ce type de fréquentation sociale le rôle politique que pouvait jouer le cabinet de lecture, en particulier par la place qu’y tenait la presse : on venait d’abord au cabinet pour lire cette presse; elle a joué un rôle fondamental dans les luttes politiques de cette époque. Il était facile alors de franchir le pas séparant le cabinet d’un lieu dangereux à surveiller. Le préfet de police Delavau ne s’y était pas trompé, qui affirmait dans un rapport au ministre de l’intérieur : « Les cabinets de lecture tendent également à populariser la lecture d’ouvrages les plus propres à corrompre le cœur et à pervertir l’esprit » 5.

Nous sommes donc en présence d’un élément fondamental de la culture du XIXe siècle, qui toutefois ne relève pas des pratiques de la culture populaire, du moins à l’époque considérée par l’auteur. Les cabinets de lecture ont joué un rôle essentiel dans ce que nous appellerions aujourd’hui le développement de la lecture, mais en direction, finalement, d’un public bien défini qui est celui de la bourgeoisie. Il est quand même frappant de constater à quel point c’est une institution marchande, intimement liée au monde du commerce, qui a pu jouer ce rôle central dans le développement d’une forme d’accès à la lecture. Aujourd’hui où le débat est si vif, entre bibliothécaires et éditeurs, à propos d’un droit de prêt payant en bibliothèque, il est pour le moins curieux de rappeler l’histoire de ces étonnantes institutions. Et, après tout, le jugement que portait Balzac sur les cabinets, rappelé au début de cette recension, ne serait probablement pas renié par certains des protagonistes de ce débat; à l’inverse, il surprend probablement les autres.

  1. (retour)↑  Cf. à ce sujet l’excellent ouvrage de Jean-Yves Mollier, Louis Hachette : 1800-1864, Paris, Fayard, 1999, dont il a été rendu compte dans le BBF, t. 44, 1999, n° 6, p. 105-107.
  2. (retour)↑  Cf. l’édition de 1835.
  3. (retour)↑  Cf. Roger Chartier, Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, Éditions du Seuil, 1987 (L’Univers historique), p. 190 et sq.
  4. (retour)↑  Claude Pichois, « Pour une sociologie des faits littéraires : les cabinets de lecture à Paris durant la première moitié du XIXe siècle », Annales : ESC, juillet-septembre 1959, p. 521-534.
  5. (retour)↑  Lettre du préfet de police au ministère de l’Intérieur, 26 mars 1826