Histoires de lecteurs
Gérard Mauger
Claude F Poliak
Bernard Pudal
Des « histoires » de lecteurs, on en trouvera plus d’une vingtaine dans cet ouvrage, regroupées dans quinze études de cas, histoires de lecteurs ordinaires retenus par les auteurs pour offrir un « échantillon contrasté » de trajectoires, de positions sociales et de pratiques de lecture à partir de leur appartenance à une même génération, celle de mai 1968.
L’enquête, résolument qualitative, utilise les méthodes habituelles en sociologie (questionnaire, entretien) auxquelles s’ajoute une démarche originale, qui rappelle l’utilisation en histoire des inventaires après décès. Ainsi les auteurs ont sollicité la présentation par les lecteurs eux-mêmes de leur bibliothèque personnelle, celle-ci étant appréhendée comme « la trace objectivée d’un itinéraire idéologique et culturel et ses strates successives comme un résumé géologique des différentes périodes de cet itinéraire ». Une réflexion est donc réservée (notamment dans la première partie, « Les bibliothèques de la génération de mai 1968 ») au choix et à la « mise en scène » dans l’espace domestique des ouvrages détenus en différents lieux domestiques (distribution, système de classement), à l’histoire de leur acquisition, déplacement, remplacement, relégation, etc.
Les monographies de lecteur isolé ou en couple qu’on trouvera dans ce volume répondent toutes à un même objectif : dégager, pour chacune des personnes interrogées, le principe d’intelligibilité qui éclaire l’évolution, les transformations ou la permanence de ses goûts, intérêts et pratiques lectorales. La difficulté de l’entreprise réside dans le fait qu’il ne s’agit pas ici d’interpréter une cohérence construite après coup par le procès de narration. Cette méthode peut être appliquée à bon escient à l’analyse des récits de vie pour autant que leur contenu est informé par des modèles d’inspiration littéraire largement divulgués par la presse, la radio, etc. Comparée à l’enquête dont Michel Peroni a rendu compte dans Histoires de lire 1, ouvrage auquel on ne peut manquer de se reporter, ne serait-ce qu’en raison de la similarité des titres dont le rapprochement permet de mesurer, d’une étude l’autre, la différence de propos et de méthode, la démarche adoptée pour Histoires de lecteurs se veut moins compréhensive, moins attentive à la quête de sens d’un « sujet », même si une part importante du matériau sur lequel s’appuie l’enquête est constituée de témoignages autobiographiques.
Itinéraire/trajectoire
Pour Mauger, Poliak et Pudal, il est clairement question de dégager la cohérence d’un itinéraire de lecteur en liaison avec une trajectoire biographique (quand Michel Peroni sous-titrait son livre « Lecture et parcours biographique »). S’inspirant des travaux de Pierre Bourdieu qui définit la notion de trajectoire comme la « série des positions successives occupées par un même agent (ou un même groupe) dans un espace lui-même en devenir et soumis à d’incessantes transformations » 2, les auteurs posent que ce que cette trajectoire induit au plan de la conscience n’est évidemment pas réductible au projet d’un sujet psychologique, mais qu’elle renvoie à une logique des positions qui oblige les acteurs à adapter discours, pratiques et représentations à la place qu’ils occupent ou à laquelle ils pensent pouvoir prétendre au sein du dispositif social.
À première vue, l’hypothèse paraîtra quelque peu déterministe. Mais n’est-ce pas le rôle du sociologue que de rabattre les prétentions à l’originalité créatrice et inconditionnée? Chaque individu est en effet placé devant un faisceau limité de choix. Le chapitre d’introduction, intitulé « Bibliothèques, itinéraires de lecteurs et trajectoires biographiques », expose clairement l’articulation des trois approches. La bibliothèque est en quelque sorte la concrétisation matérielle d’un des destins possibles, la trace d’un itinéraire de lecteur dont le suivi sociologique estompe nécessairement les aspects les plus subjectifs d’un vécu qui se croit singulier. Ainsi, étudiant le passage du « lire au faire », Mauger et Poliak indiquent que « si originale soit-elle de ce point de vue, l'histoire de Jean-Michel apparaît néanmoins comme une variante exemplaire du champ des possibles biographiques de “la génération de mai 1968” » (p. 35) ou encore, à propos de la lecture-passion d’un garde-forestier, engagé dans un itinéraire vers le livre sacré, ils notent que les étapes de cet itinéraire sont « orientées par la pente d’une trajectoire qui s’inscrit dans une famille de trajectoires des années soixante-dix, celles de jeunes ayant appartenu à l’extrême gauche, qui, après une expérience de quelques années en communauté, ont dû se reclasser en composant de manière moins utopique avec la “réalité sociale” » (p. 59-60).
Un caractère idéal typique
Autant dire que les lecteurs retenus s’imposent moins par leur singularité que par leur caractère « idéal typique ». C’est ainsi que cette suite de monographies compose un ensemble fermement charpenté : chaque étude de cas est menée à partir d’une hypothèse forte, renvoyant à une problématique extrêmement générale (la relation entre pratiques de lecture et capital culturel), déclinée, de manière fort classique, en fonction de l’appartenance générationnelle, de la position occupée dans la division du travail et de la division sexuelle du travail. Parmi les propositions les plus intéressantes de l’ouvrage, citons la substitution de l’opposition entre les domaines d’usage de la lecture (celui du monde des choses matérielles et celui des choses humaines) à l’opposition devenue courante en sociologie de la culture des pratiques, entre l’intérêt utilitaire et l’intérêt désintéressé ou gratuit; ou encore les effets induits sur les pratiques de lecture, personnelles et familiales, par la remise en cause des modalités de la domination masculine du fait que « de plus en plus de femmes échappent à leur destin le plus probable », celui de gardienne de l’univers domestique.
Cependant, par-delà la pluralité des « figures » construites par l’analyse, celles de l’autodidacte, de la lectrice féminine ou de l’intellectuel, et en dépit de certain propos liminaire – il s’agirait d’une entreprise systématique de « désingularisation de chacun des cas étudiés, de généralisation par induction à partir de chacun d’entre eux » (p. 6) –, ce sont bien des individus que nous pressentons, exceptionnels et banals, individualisés comme nous le sommes tous, c’est-à-dire dans l’ignorance des schèmes de conduites et d’autodestruction identitaire que nous empruntons à nos groupes de référence. Ajoutons que la lecture de cet ouvrage scientifique réserve un plaisir équivalent, dans le domaine des sciences humaines, au plaisir de l’identification réservé, en principe, à la lecture de fiction : celui de l’affinement de notre capacité d’observation et du renouvellement de notre perception du réel à partir d’une objectivation qui ouvre le procès de (re)connaissance. Cet itinéraire de lecteur dont on me livre les étapes significatives, tels propos rapportés qui s’éclairent par une mise en perspective particulière, ces rayonnages investis, en des lieux intimes ou en représentation, par tel imaginaire du livre et de la lecture, tous ces traits ordinaires devenus pertinents parce que mis en relief par l’analyse et saisis comme les éléments d’un tout, me rappellent – c’est curieux – mon voisin, mes proches… ou moi-même. C’est ainsi que la sociologie, par le détour de l’objectivation, nous rend la réalité (nous avec les autres) plus étrange, plus intéressante, et finalement, plus proche.