La communication scientifique à l'épreuve de l'Internet
l'émergence d'un nouveau modèle.
Josette F De La Vega
L’ouvrage de Josette F. de La Vega, chercheur au Cnet (Centre national d’études des télécommunications), contribue à l’analyse de la communication scientifique entre chercheurs dans le domaine particulier de la physique théorique. Contrairement à ce que laisserait supposer le titre de l’ouvrage (mal choisi à notre avis), il ne s’agit pas seulement d’une étude sur les bouleversements, évolutions ou révolutions induits par les technologies associées à Internet. L’approche de Josette F. de la Vega est celle d’une sociologue ayant des interrogations sur l’ensemble des pratiques communicationnelles des physiciens théoriciens, prenant en compte les différents vecteurs d’échange de cette communauté et non pas uniquement le support électronique. La complétude de l’approche est tout à fait intéressante.
Les deux hypothèses formulées par ce travail sont d’une part « l’existence d’un modèle spécifique de communication, partagé par toute la communauté des physiciens théoriciens, lié à une culture commune de l’échange », d’autre part, « l’existence de tensions potentielles dans la communication écrite consécutives à l’introduction des technologies liées à Internet ». L’approche théorique choisie se rattache aux cultural studies of science, mettant en avant la prégnance du contexte socioculturel, et aux travaux de R . Sainsaulieu en sociologie du travail ayant mis en évidence l’acquisition d’une culture au travail comme cause et effet de l’action dans l’expérience quotidienne du travail. La méthode s’appuie à la fois sur une littérature d’écrits sociologiques concernant précisément la communauté des physiciens théoriciens, sur une immersion ethnographique en laboratoire et sur des enquêtes sous formes d’entretiens semi-directifs (une quarantaine). L’approche est sérieuse, il est étonnant que l’auteur relègue parfois au statut de note certains détails précis de sa méthode.
Un travail sociologique
Autant le dire de suite, nous avons beaucoup apprécié cet ouvrage qui fourmille d’informations précises sur l’habitus de cette communauté scientifique instigatrice d’innovations technologiques majeures pour la communication électronique. L’ouvrage de Josette F. de La Vega s’inscrit dans la filiation des différents travaux concernant l’histoire et la sociologie des sciences (Dhombres, Garvey, Merton, Solla Price, Callon, Latour…), mais son originalité réside dans l’analyse précise des vecteurs de communication et d’information, se différenciant alors par exemple des travaux de B. Latour qui se sont attachés à la genèse du fait scientifique, de la construction des idées. Le regard ici n’est pas le même et rejoint certains travaux des sciences de l’information et de la communication plus attachés aux supports, aux médias de l’interaction sociale. Ce travail sociologique converge et complète en certains points les investigations de S. Y. Crawford, J. M. Hurd et A. C. Weller publiées dans leur ouvrage récent From Print to Electronic, the Transformation of Scientific Communication, ou celles de J . Meadows au Royaume-Uni, ou encore certaines recherches d’Yves F. Le Coadic en France par exemple.
Avant de rendre compte des différents vecteurs de communication, Josette F. de La Vega défend la position suivante : pour comprendre les pratiques de communication de ces chercheurs, il faut tenir compte des dynamiques d’intégration culturelle sous-jacente. Dans ce cas précis, les dynamiques repérées sont la référence à un modèle élitiste de cette discipline, la compétition et l’urgence de la priorité de publication, l’investissement passionnel des chercheurs, l’affiliation longue et difficile… La communication informelle est dans ce contexte très développée (importance du talking physics avant le doing physics), le rôle symbolique joué par le tableau noir est ainsi souligné.
L’analyse des supports de communication écrite et orale
On comprend alors mieux ensuite le poids relatif des différents supports de communication écrite et orale que nous décrit Josette F. de La Vega : les revues, les preprints, les séminaires sont des piliers majeurs des pratiques communicationnelles répondant à l’urgence de circulation rapide des idées, « les chercheurs que nous avons interrogés assistent en moyenne à un ou deux séminaires par semaine ». Des détails intéressants sont donnés sur la forme des écrits : normalisation des articles, ordre alphabétique des noms d’auteurs (quelle que soit l’importance de leur participation dans les résultats obtenus!). Un tableau en annexe fournit des données précises sur l’augmentation des coûts des revues dans ce domaine. L’organisation humaine du système de preprints est analysée, ainsi que son articulation avec les autres vecteurs d’information. On y apprend aussi la mutation du travail de thèse en séries d’articles réunis, la mauvaise presse des actes de colloques, la préférence des workshops et écoles d’été plus ciblées, le développement de journal-clubs…
L’adhésion à une communication électronique
Une place finale est faite à la communication électronique dans le contexte de son développement à la date de cette étude, à savoir fin 1995. On n’y trouve donc pas les références aux derniers développements marquants, notamment les projets relatifs à la création d’archives ouvertes (PubMedCentral, E-Biosci, Open Archives Initiatives…), ni la référence aux nouvelles revues purement électroniques en Physique.
Quelques petites imprécisions se sont glissées : contrairement à ce que laisserait supposer l’auteur, le développement de la documentation en ligne n’est pas le fait du développement d’Internet, elle utilisait avant.148 d’autres réseaux (réseaux de télécommunication).
Mais l’accent est surtout mis sur le phénomène dominant dans cette communauté, à savoir la success story d e « E-Print Archives » installée à Los Alamos, initiée en 1991 par Paul Ginsparg, mais préfigurée par l’envoi antérieur d’une liste électronique de pré-tirages par Joanne Cohn, jeune physicienne de Princeton (cette précision est apportée par Édouard Brézin, physicien théoricien à l’École normale supérieure, qui a rédigé la préface du livre). Josette F. de La Vega montre comment ce succès s’inscrit dans une co-alliance réussie des technologies et de la culture de l’échange, culture renforcée de plus dans le domaine des hautes énergies par la mise en commun d’appareillages lourds, utiles à la recherche et réunissant de fait des chercheurs en équipes multinationales. Le regard sociologique insiste sur cette intrication de la technique et du social dans le développement des pratiques communicationnelles.
Enfin, dans ce contexte est posée en conclusion la question de l’avenir des revues scientifiques, délaissées pour l’accès quotidien aux articles stockés à Los Alamos, contestées pour leurs coûts, mais symboliquement très importantes pour les chercheurs d’après l’étude de terrain. Le livre ne va pas plus loin dans l’analyse des contradictions apparentes, évoquant quelques solutions proposées par des pionniers, mais nous avons déjà appris beaucoup.
Josette F. de La Vega donne une lecture complète et empirique du système de communication des physiciens théoriciens. Espérons que ce livre suscite d’autres analyses sur d’autres communautés scientifiques enrichissant par des analyses sociales le champ de l’information et de la communication scientifique.