Library Review 1999, vol. 48, n° 1-2, 3-4, 5-6, 7-8
Library Review est l'une des innombrables revue bibliothéconomiques qui prospèrent de l'autre côté de la Manche. On est toujours étonné de la vitalité et de l'intérêt de la presse spécialisée anglaise, surtout quand on songe que Library Review n'est « que » l'une des revues d'un groupe qui en comprend une vingtaine, regroupées sous la houlette de « Library Link » 1.
Une revue austère
Visuellement, la revue est des plus austères. Une présentation en colonnes sans grande fantaisie de mise en pages, aucune illustration, une couverture jaune peu élégante… Le souci d'une maquette attractive ne semble pas être la préoccupation principale de Stuart James, éditorialiste et ci-devant bibliothécaire à l'université de Paisley, en Écosse. Pourtant, et à la manière anglo-saxonne, cette sécheresse de présentation va parfois avec une fantaisie de bon aloi, sinon dans les sujets abordés, du moins dans la manière, où l'on trouve cet unbearable sens de l'humour qui, il faut bien le dire, n'est en partage qu'au Royaume-Uni.
Du côté des rubriques régulières, elles se limitent à l'éditorial de M. James et à des comptes rendus d'ouvrages spécialisés, nombreux et souvent très fouillés. Stuart James commente à sa manière l'actualité des bibliothèques, ce qui, bien évidemment, tend à démoder très vite son propos, même si celui-ci a le mérite de l'incisif. On y remarque que, curieusement, l'auteur s'attache beaucoup à la vie des bibliothèques publiques, alors même que, on va le voir, ce domaine est peu exploré par la revue elle-même. Depuis peu, une « Internet column », qui recense les sites et initiatives du genre à caractère bibliothéconomique, a trouvé place dans les colonnes – une place restreinte au demeurant.
Pour autant, Library Review n'est pas indifférent à la vague Internet, puisqu'on peut aussi se procurer la revue en ligne 2, avec, bien sûr, tous les enrichissements permis par l'utilisation de l'hypertexte. Pour ce qui est des articles eux-mêmes, peu sont véritablement consacrés à Internet et à son déferlement dans les bibliothèques. Ce n'est ni un parti pris, ni un choix de contenu net. À vrai dire, il est bien difficile de trouver dans Library Review une ligne thématique claire et tranchée. De là à dire que le choix des articles relève du pur souci opportuniste ou du pragmatisme, il y a un pas qu'on se garde de franchir, car, au fil des numéros, on peut néanmoins décerner quelques « lignes de force ».
Quelques lignes de force
Chaque numéro ou presque comporte un article, généralement trop court, consacré à l'histoire du livre sous tous ses aspects. On y examine tel éditeur de l'ère victorienne (fertile en la matière il est vrai), comme George Smith ou Alexander Strahan. Les exposés fourmillent souvent d'anecdotes qui traduisent la passion de leurs auteurs (plus souvent bibliothécaires qu'historiens du livre stricto sensu) pour un sujet dont on devine qu'il fut pour eux autant un hobby qu'un devoir… Sur ce point, l'article consacré au père des sœurs Brontë (vol. 48, n° 7) est des plus intéressants, qui en apprend beaucoup sur la vie d'un homme dont, je l'avoue, j'ignorais tout, et qui semble avoir un destin presque aussi tourmenté que celui de ses filles – ce qui ne fut pas sans influence sur les oeuvres de celles-ci. La prime de l'originalité revient cependant à un article consacré au grand Stanislas Lem, l'auteur de Solaris, qui, à la Perec, s'amusait à créer de fausses bibliographies commentées. Dommage cependant que l'article soit si court, le peu qu'il contient est un régal! Ces chroniques érudites, souvent percutantes, jamais très volumineuses, relèvent parfois du courrier des lecteurs du Times, entre éclectisme et excentricité, mais, pour les amateurs, ce sont de petits bijoux jamais pesants de l'histoire du livre vue… à l'anglaise.
Bibliothèques et Commonwealth
Autre type de sujet qui nous prouve que nous sommes indubitablement au royaume de Sa Majesté, l'abondance d'articles consacrés à la situation des bibliothèques dans les pays relevant du Commonwealth, institution informelle créée, faut-il le rappeler, en 1931, et qui compte (tout de même) une quarantaine d'états membres. L'organisation a toujours gardé un caractère assez fascinant, du fait de l'absence délibérée de structure officielle, et il a certainement conservé un pouvoir d'attraction suffisant pour que, très récemment, les Australiens aient refusé la République pour demeurer en allégeance à la Reine d'Angleterre! De fait, un grand nombre d'articles traite de cet immense « continent », qui recouvre une diversité de pays, de peuples et de développements tels que, hors ce point commun qu'on n'estime pas fortuit, les articles eux-mêmes sont d'une grande hétérogénéité de tons et d'objectifs.
Ainsi, plusieurs exposés sont consacrés à la situation des bibliothèques indiennes, ce qui n'est pas sans provoquer une certaine fascination, même si les textes, qui sont bien souvent de simples listes de services offerts, rapidement résumés, ou d'imposants tableaux statistiques, se révèlent d'une exploitation souvent des plus hasardeuses. On y découvre notamment que les bases de données sont considérées comme « émergentes » dans le sous-continent, mais gageons qu'un pays si dynamique rejoindra bien plus vite que prévu la cour « des grands » – après tout, les informaticiens indiens ne sont-ils pas aujourd'hui parmi les plus prisés? A contrario, un article consacré au développement du télé-enseignement bibliothéconomique au Pakistan montre que le fossé se creuse entre les frères ennemis.
D'autres articles viennent prouver que, souvent, la situation des bibliothèques ne fait bien souvent que refléter le chaos dans lequel vivent certains pays, tel cet « état des lieux » des sources d'information sur le sida au Swaziland, dont le moins qu'on puisse en dire est qu'il est accablant, ou cet autre, plutôt surréaliste, sur l'Ouganda. Consacré au contrôle bibliographique dans ce pays, on y cherche en vain la moindre information sur le nombre de livres publiés! C'est d'autant plus dommage que rares sont les revues qui consacrent une telle place à l'Afrique et à la situation documentaire des pays africains. Heureusement, d'autres articles sur le Nigeria, ou (remarquable) sur la situation de l'édition de livres pour les professionnels des bibliothèques en Afrique en général, viennent compenser certaines faiblesses ou certains articles un peu improbables – tel celui sur « l'optimisation de l'information sur la pêche pour la prise de décisions auprès des petits pisciculteurs de viviers au Kenya », qui, soit dit sans méchanceté aucune, évoque Perec cité plus haut.
Dans cette étrange communauté, on devine que les préoccupations des bibliothèques universitaires australiennes concernant les critères de succès de leurs systèmes de gestion intégrés de bibliothèque sont à quelques années-lumière des soucis de leurs collègues africains – tout comme l'étude attentive de l'évolution du rôle des catalogueurs dans les bibliothèques « académiques » anglaises, qui intéressera fort le bibliothécaire français, dont le parcours est désormais largement semblable.
Un parfum d'exotisme
On le constate, le lecteur en mal d'exotisme bibliothéconomique ne sera pas déçu, puisque fort peu d'articles s'intéressent à des pays européens. La palme revient sans conteste à un article consacré à une bibliothèque à dos de chameau (private camel library), quelque part dans une province désertique du Kenya. Hélas! Ni illustration, ni photographie, mais, une nouvelle fois, des colonnes de chiffres qui nous apprennent par exemple que les usagers sont à plus de 70 % des hommes, mais que pas un n'a plus de quarante-quatre ans! Mystère des coutumes – ou des sondages… Notons d'ailleurs qu'avec un sens de l'opportunité tout britannique, cette étonnante expérience côtoie un article consacré au service de lecture mobile dans la région de Barents… en Norvège, offrant ainsi l'occasion au lecteur comme à l'éditorialiste d'un great climatic contrast.
On ne peut malgré tout s'empêcher de penser que certains articles relèvent, sinon de la complaisance, du moins d'un intérêt diplomatique bien compris, tant leur contenu est moins riche que leurs prétentions. Si les préoccupations ethniques ou politiques sont parfois présentes, leur « oubli », dans certains autres exposés, laisse rêveur – ainsi de cette étude sur les bibliothèques universitaires koweïtiennes, où il n'est pas une seule fois question de la guerre du Golfe! Comme beaucoup de revues, Library Review a son lot d'exposés trop généraux sur l'avènement du monde de l'information, le développement des réseaux mondialisés, le bon ou le mauvais usage des « nouvelles technologies », pensums qui hésitent entre la simple compilation d'articles précédemment parus (un exercice très répandu) et les envolées lyriques à bon compte – qui n'ont aucune conscience des réalités souvent bien différentes « du terrain ».
Une certaine idée de l'État
Plus sympathique décidément est cette « tendance » sourde, à vrai dire plus visible dans les éditoriaux que dans la revue elle-même, à privilégier une certaine idée de la régulation par l'État des politiques de l'information, dans un pays où elle est largement battue en brèche depuis de nombreux gouvernements. Entre un hymne nostalgique aux services documentaires de la BBC, symbole du service public anglo-saxon s'il en est, et l'affirmation du rôle irremplaçable des bibliothèques, publiques et universitaires dans l'apprentissage de l'informatique par leurs usagers, seule voie réellement démocratique, on devine l'attachement des auteurs à ces notions. Elles culminent dans un très remarquable article de Frank Webster, sociologue, sur « Knowledge ability and democracy in an information age ». Webster se montre plutôt sceptique quant à la libéralisation des services d'information, et les conséquences sur la « culture de masse », et affirme que « l'explosion de l'information » n'améliorera guère l'engagement public des citoyens. Bourdieu apprécierait!
Cela dit, les deux articles les plus intéressants sont consacrés à un sujet à notre connaissance rarement abordé, et qui traite de l'anxiété des utilisateurs de bibliothèques. Dans « Is library anxiety important? », les auteurs finissent par conclure que oui, ce qui relève plus, en l'espèce, de la litote que de la réelle démonstration – mais la liste bibliographique jointe est étonnamment abondante. Le second article, « Self-perception and library anxiety », est nettement plus pertinent. Si l'on veut bien faire abstraction de données chiffrées plutôt ésotériques sur les « barrières affectives » à l'égard de la « créativité perçue » (les chiffres sont négatifs, c'est sans doute inquiétant…), le propos principal est plus clair et plus constructif. En simplifiant, de même que la façon dont on conduit révèle la façon dont on se conduit et inversement, de même l'anxiété à fréquenter une bibliothèque est avant tout liée à sa propre « estime de soi », à la façon dont on se perçoit dans l'environnement. Aux bibliothécaires, s'ils veulent aider leurs usagers, de le comprendre, de les comprendre, pour améliorer et l'accueil et l'usage par les lecteurs de leur établissement.
Dans Library Review, les exposés de stricte technique bibliothéconomique sont rares. On s'intéresse bien à la notion de seriality appliquée aux publications en série électroniques, telle qu'elle semble se dessiner pour la refonte attendue de l'ISBD(S), et l'on disserte avec une délectation peut-être peu partagée sur les mérites comparés de la main entry et du work authority record, mais les exercices de ce genre sont peu nombreux. « From around the global village », Library Review a le mérite plutôt stimulant d'aller chercher autour du monde ses thèmes et ses enquêtes. On se croirait parfois dans le club de Phileas Fogg, où des gentlemen librarians viendraient deviser de leurs expériences les plus variées, lors de l'exploration contemporaine des cinq continents…
To see the future
Une grande attention est apportée aux programmes de formation des usagers, notamment étudiants et, là encore, le fait est suffisamment rare pour être souligné. « To see the future, you have to look in the right direction », constate sagement Stuart James. Pour autant, Library Review prouve au contraire qu'il y a plusieurs bonnes directions, et que le lecteur nostalgique de pays lointains ou curieux d'expériences très différentes fera son miel du voyage bibliothéconomique autour du monde, ici proposé à peu de frais.
Au total, la revue est des plus attachantes, dans ses défauts comme dans ses bons points. Le ton est vif, curieux, sans a priori. Le lecteur sait très vite distinguer les articles qui sont trop généraux, et ceux véritablement informatifs. Certes, il faut, pour apprécier Library Review, savoir s'abstraire de son propre environnement professionnel, et être avide de contextes trop différents pour que les expériences relatées soient véritablement transposables. Mais sans doute est-ce une des qualités premières de la revue que de se voir ainsi réservée, non à une élite de professionnels, mais à un groupe partageant un « regard sur le monde » toujours à l'affût de découvertes.