Contenus des bibliothèques numériques et bibliothéconomie

Bertrand Calenge

Pour ses 35es journées d’études tenues les 6 et 7 mai 2000, le CEBRAL (Cercle d’étude des bibliothèques des régions Aquitaine-Languedoc) avait choisi le Carré d’Art à Nîmes, et le thème bien à la mode des bibliothèques numériques (« L’émergence et le développement des bibliothèques numériques : vers une nouvelle bibliothéconomie? »). On aurait pu craindre d’assister au ressassement habituel des utopies lyriques sur les vertus supposées du tout-numérique, ou à l’étalage abscons de complexes technologies : il n’en fut rien, grâce à la qualité des intervenants, et à leur souci de s’attacher aux conséquences bibliothéconomiques de leurs analyses et pratiques.

Organisation et contraintes

Comment s’organise une bibliothèque numérique, et quelles contraintes génère-t-elle? Catherine Lupovici, directeur du département de la bibliothèque numérique à la Bibliothèque nationale de France (BnF), distingue quatre questions essentielles dans la gestion des documents concernés. Tout d’abord, le format Marc de description bibliographique est insuffisant : compte tenu de la « granularité » du document, il convient d’en décrire aussi les composants, et ce sur des formes extrêmement diverses (texte, son, images…), d’où le recours à des métadonnées variées (telle l’Encoded Archival Description, appropriée aux documents SGML). Par ailleurs, il faut établir un lien persistant sur les ressources : dans Internet, l’adresse du document (URL : Uniform Resource Locator) est susceptible de changer dans le temps, et il convient d’arriver à établir complémentairement une dénomination invariable de ce document (URN : Uniform Resource Name). Troisième problème, la gestion des droits d’accès et d’utilisation de ces ressources, contrainte par les droits attachés aux documents et par les ressources techniques. Enfin, dernier problème et non le moindre, l’archivage à long terme de tels documents 1.

Aborder la bibliothèque numérique dans ce contexte, c’est selon Christian Lupovici, directeur de la bibliothèque universitaire de Marne-la-Vallée, aborder les rivages d’un paradigme nouveau et d’une bibliothèque radicalement différente de la bibliothèque actuelle. Pour lui, la bibliothèque numérique fonctionne comme un système d’information intégrateur, orienté vers l’utilisateur. Pointant les mutations qui sont intervenues, il note que le passage essentiel tient dans un système de gestion qui abolit la distance au document physique, fondement jusque-là de la pratique bibliothéconomique. Désormais, on manipule des octets : l’identification du document est intégrée à celui-ci (métadonnées), on travaille sur la structuration du document, on intègre la notion d’acquisitions virtuelles (liste de sujets), etc. La chaîne du traitement des documents acquis devient une chaîne de conversion de formats différents : formats d’acquisition (Word, SGML…), formats de gestion et de stockage (papier, HTML, PDF, XML…); dans cette jungle, le format XML semble rencontrer un consensus comme format de gestion (les données non XML, comme les images, étant alors « encapsulées » dans un format XML). Et le travail du bibliothécaire consiste alors à effectuer des contrôles d’intégrité, à extraire des métadonnées et à en rajouter (un nouvel avatar du catalogage?), à encapsuler les images. Le résultat conduit, selon Christian Lupovici, à concevoir clairement un système de gestion de la bibliothèque numérique, fondé sur un fichier de métadonnées, radicalement distinct du traditionnel SIGB (système intégré de gestion de bibliothèque, dont l’intérêt demeure, car lui seul sait gérer le prêt de documents physiques), quitte à proposer une interface commune, transparente pour l’utilisateur.

Numérisation et patrimoine

Un des axes majeurs de la constitution des bibliothèques numériques réside dans la numérisation du patrimoine. Catherine Lupovici en exposa l’état à la BnF et fit part des interrogations actuelles. Si l’on commence à bien connaître la base Gallica, qui propose le résultat numérisé de 35000 ouvrages imprimés et de 3 5000 images, celle-ci ne représente qu’une partie émergée de la bibliothèque numérique de la BnF. En effet, lors de la première campagne de numérisation de 1992 à 1998, une bonne part des 89000 volumes d’imprimés qui ont été numérisés n’était pas libre de droits et a dû être réservée par convention à la consultation sur place dans les locaux de la BnF.

Cette question des droits a freiné également la constitution d’un fonds de sons et d’audiovisuel. Dans le second programme (1999-2001) qui vise la numérisation de 20000 volumes imprimés et de 80000 images, le projet s’est affirmé dans le sens d’une plus grande modestie : se limiter aux collections libres de droits, viser à compléter la collection numérique existante, suivre des thèmes en relation avec des événements (expositions Marcel Proust ou Utopie par exemple), construire des partenariats en région (numérisation de séries complètes de revues de sociétés savantes en Aquitaine et Lorraine).

Un axe majeur pour les bibliothèques publiques aujourd’hui réside également dans la numérisation de documents patrimoniaux. Dominique Arot, secrétaire général du Conseil supérieur des bibliothèques, exposa quelques paradoxes et s’attarda sur les missions des bibliothèques en ce domaine. Du côté des paradoxes, relevons la singularité des documents anciens et les besoins hétérogènes de la recherche vis-à-vis de ces documents, alors que les documents numériques, eux, réclament un traitement normalisé. Ceci dit, la numérisation offre des perspectives riches aux bibliothèques, pourvu qu’elles la traitent dans le respect de leurs missions. Les expériences avancées, telle celle de Gallica, montrent que les bibliothèques numériques publiques doivent répondre à certaines exigences : mettre en perspective les documents et les commenter, rendre les services accessibles par l’adoption de normes ouvertes, travailler à la formation de l’usager, assurer une fonction de mémoire, enfin offrir une masse significative de documents, sans quoi le public se détourne. Quel avenir se dessine pour le patrimoine numérisé? Il est un peu tôt pour le dire, mais on ne peut faire l’économie de pistes à développer : les bibliothèques doivent s’assurer du concours de la recherche, et les meilleures réalisations sont le fruit de collaboration avec des chercheurs et des experts; les réseaux numériques encouragent la coopération (on parle d’un projet de reconstitution de la bibliothèque de Clairvaux, dans le cadre d’un accord entre la BnF et les bibliothèques municipales de Troyes et de Montpellier); enfin ces produits et services nouveaux doivent être fermement évalués (contenus scientifiques, coûts, usages…).

Bibliothèques numériques et circuits de l’édition

Si, par le patrimoine, les bibliothèques tendent à devenir productrices, voire éditrices actives, pour le reste de la production éditoriale courante, le paysage change rapidement, notamment dans le domaine scientifique, et met en péril la fonction traditionnelle des bibliothèques. Alain Jacquesson, directeur de la bibliothèque publique et universitaire de Genève, s’attacha à le démontrer. Sur le plan du rôle des éditeurs d’abord : si on connaît bien le problème posé par l’inflation des coûts des abonnements aux revues scientifiques, on découvre aujourd’hui que les éditeurs envisagent de se passer des bibliothèques et de proposer directement – et contre rétribution – leur production aux usagers; déjà, nombre de dispositions contractuelles interdisent de faire du prêt entre bibliothèques à partir des abonnements souscrits, et l’avenir des bibliothèques selon les éditeurs pourrait bien être seulement de faire un travail de repérage qui pointe vers des réservoirs – privés – de documents électroniques.

Cela pose le second problème, celui du financement de cette production scientifique. En fait, les fonds publics financent la recherche, l’écriture et l’expertise par les pairs, puis la fabrication et la commercialisation sont confiées à des fonds privés, avant que les fonds publics soient à nouveau sollicités pour acquérir, traiter et indexer cette production! Une solution à venir résiderait selon Alain Jacquesson non dans les consortiums (qui consolident les revenus des éditeurs), mais dans des initiatives comme celle de l’université de Stanford (États-Unis) : en créant la maison d’édition HighWire Press 2, qui se veut sans but lucratif et conserve un objectif de protection des versions imprimées des revues parallèlement à leur version électronique, cette université fédère 500 périodiques de presses universitaires et sociétés savantes (or, ces types d’organismes produisent 50 % des revues les plus citées), et propose un coût modéré pour l’abonnement à l’année en cours, et l’accès gratuit aux archives.

Cette perspective souhaitable ne doit pas masquer un troisième problème, relatif aux bouleversements du processus de la publication scientifique. Ce dernier était fondé sur 3 moments forts (soumission à une revue – ou peer review –, acceptation par cette revue, publication entraînant transfert de propriété) et à 3 règles de déontologie (principe de nouveauté, principe d’exclusivité, principe de citation). Ce processus est bien sûr source de dysfonctionnements (les textes sont écrits par des experts pour des experts, les délais de publication sont très longs… et les revues sont peu lues : on écrit pour le seul prestige d’être publié). Mais les réseaux électroniques changent la donne : par les pré-publications on diffuse avant de soumettre; les versions évoluent, interdisant l’archivage et la datation, la question de la gestion des droits devient inextricable.

Toutefois, tout n’est pas noir, et Alain Jacquesson souligne quelques atouts dans la nouvelle donne des réseaux électroniques : l’émergence d’une édition publique bon marché – déjà signalée plus haut –, la possibilité offerte à des micro-communautés de spécialistes de publier et diffuser, une chance de survie pour les sciences humaines. Il reste à souhaiter que ces points positifs émergent rapidement et trouvent vite leurs modes d’équilibre.

Vers quelle bibliothéconomie?

Les modalités d’organisation de cette « soupe numérique primitive » restent donc encore en grande partie indéterminées. Anne Dujol, de la bibliothèque de l’Unité pédagogique médicale de Montpellier, souligna que les mythes et convoitises entretenus autour du numérique ne peuvent masquer certaines réalités : l’importance du lieu physique bibliothèque, les raisonnements à conduire en termes de contenus et de services, l’exigence de formation des publics et des bibliothécaires.

Faut-il donc « attendre et voir venir »? Dominique Lahary, directeur de la BDP du Val-d’Oise, conseille au contraire de se lancer sur ces nouvelles routes, d’expérimenter, afin que les bibliothèques soient bien présentes sur le terrain électronique au moment où se distribuent de nouvelles cartes. Et, selon lui, les bibliothèques sont bien armées. Si les ressources d’Internet ne sont qu’une masse floue, les pratiques bibliothéconomiques sont réinvestissables dans le traitement d’Internet, lequel provoque d’ailleurs un salutaire retour aux fondements de la bibliothéconomie (réflexion sur l’unité bibliographique, sur les accès, sur les classifications, etc.). Dans une société qui généralise le recours au document structuré, les bibliothécaires ont l’avantage d’une longue expertise.

Mais de cette refondation naît sans doute une nouvelle bibliothéconomie émergente, qui doit prendre en compte des contextes particuliers : la bibliothèque doit trouver sa place dans une nouvelle économie, et donc réfléchir parallèlement à son rôle comme service public; le traitement numérique favorise l’individualisation du service; l’expertise bibliothécaire passe de l’information secondaire à l’information primaire, sans oublier l’information secondaire enrichie (intégration par exemple de sommaires numérisés aux notices); les normes bibliothéconomiques spécialisées laissent la place à des normes banalisées (modèle unique d’interface par navigateur, structure XML, etc.); les politiques documentaires passent « de la prescription par la sélection à la prescription par l’orientation », tandis que le souci de la monographie cède le pas au souci de l’information vivante; le public est toujours local, mais apparaît un public distant – « atopique »; enfin les coopérations se développent – plutôt informelles d’ailleurs et non conduites par les tutelles –, pendant que les cousinages voient le jour – par exemple avec les archivistes pour les questions…d’archivage.

Dans ce foisonnement, Dominique Lahary appelle à être prudent quant au risque d’un double clivage entre bibliothèques universitaires spécialisées et lecture publique, et entre bibliothèques en ligne et bibliothèques tangibles, mais il appelle surtout à se lancer dans cette nouvelle aventure, faite d’actions et pas seulement de connaissances.

Cette journée stimulante, claire, convaincante, donne de solides assurances pour l’avenir dans bien des domaines, en proposant une grille de lecture du numérique et des bibliothèques numériques. C’est en s’appuyant sur des principes et acquis communs – clarification du service public et fondement des compétences bibliothéconomiques – que les bibliothécaires sauront jouer de ce nouvel outil, prodigieux et encore bien peu stabilisé, au service de tous les publics de leurs collectivités, dans la continuité de leur mission multiséculaire.