Les bibliothèques du futur
Marion Loire
Sylvie Martin
L’introduction du numérique dans les bibliothèques donne naissance à des interrogations sur l’évolution du métier de bibliothécaire et sur les nouveaux partenariats à construire. Lors d’une table ronde sur le sujet, animée par François Dupuigrenet Desroussilles, directeur de l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques, le lundi 20 mars 2000 au Salon du livre, des professionnels des bibliothèques et des métiers du livre ont débattu de ces nouveaux enjeux devant un public extrêmement nombreux. Symboliquement située dans le Village e-book du Salon, cette table ronde a embrassé trois pôles de réflexion sur les bibliothèques et le numérique : les collections, les publics et les services.
Permanence des missions, évolution des pratiques
Les représentants des ministères chargés de l’Enseignement supérieur et de la Culture ont tour à tour replacé les bibliothèques dans un contexte d’incitation à l’introduction du numérique, introduction aux résultats extrêmement hétérogènes.
Claude Jolly, sous-directeur des bibliothèques et de la documentation, est tout d’abord intervenu pour relever les modifications importantes des métiers et de l’organisation des bibliothèques universitaires. Le rôle fondamental de la bibliothèque est d’être une interface entre l’offre documentaire et les besoins du public. Elle conserve dans ce cadre ses missions d’évaluation des ressources et des besoins, de signalement et de mise à disposition des documents. Mais l’explosion de l’offre documentaire a bouleversé les pratiques, notamment celles de veille documentaire et d’assistance aux usagers qui prennent une importance croissante. Les supports numériques ont considérablement contribué à cette évolution. La première étape a été la mise en réseau de bibliothèques par la constitution de catalogues collectifs informatisés. L’apparition des ressources virtuelles correspond à une deuxième étape que doivent aujourd’hui franchir les bibliothèques.
Emmanuel Aziza, de la Direction du livre et de la lecture, a alors explicité l’enjeu que représente cette diversification des supports pour les bibliothèques municipales. Ces dernières ont à faire face à une demande sociale très forte à laquelle elles doivent offrir une médiation dans la recherche de l’information. Les nouveaux outils de communication et d’information sont au centre de cet effort. Internet est actuellement accessible dans 20 % des bibliothèques municipales. Le ministère aide d’autre part à l’équipement des bibliothèques départementales de prêt. L’objectif est de promouvoir le multimédia sans le dissocier de l’écrit. Les compétences du personnel sont en jeu. Les projets de numérisation du ministère ne bénéficient cependant pour le moment qu’aux bibliothèques municipales classées. Un système de partenariat avec les éditeurs pourrait compenser cette discrimination, notamment en partageant dans le temps les droits de diffusion des documents.
Édition et bibliothèques
Le développement d’Internet pose le problème de la primo-édition et du partage des responsabilités dans la sélection des documents. Jean-Pierre Sakoun, représentant les éditions Bibliopolis, a fait remarquer que, dans le monde de l’édition, les grandes révolutions ont toujours été liées à l’introduction de nouveaux modes de diffusion qui entraînent tout d’abord une massification de l’édition de documents patrimoniaux, via les nouveaux supports, puis la naissance d’inédits. Dans ce contexte, il faut relativiser la question du bouleversement lié à l’électronique. Celui-ci ne fera pas nécessairement disparaître les autres formes de diffusion de la culture qui existent depuis des siècles. Face aux supports numériques, la bibliothèque doit conserver son rôle qui est de mettre à disposition des usagers un corpus intellectuel constitué. À l’éditeur de gérer et de préserver les droits d’auteur, de faire le tri en amont des bibliothèques. L’autopublication totale sur Internet, en supprimant l’édition, risquerait d’altérer la mission des bibliothèques.
Martine Blanc-Montmayeur, directrice de la Bibliothèque publique d’information (BPI), a alors précisé en quoi doit consister l’offre des bibliothèques. L’apparition d’Internet dans les bibliothèques publiques pose la question d’une offre individualisée alors que les bibliothèques avaient jusque-là privilégié une offre collective. La BPI a décidé de s’en tenir à une offre collective, ce qui suppose la limitation du nombre de postes informatiques laissant libre accès à Internet, mais aussi l’organisation d’une bibliothèque virtuelle et une veille documentaire importante. Ce choix a entraîné un traitement des ressources virtuelles identique à celui des ressources traditionnelles, et a notamment conduit à les faire figurer au même titre dans le catalogue de la bibliothèque.
La révolution numérique dans les établissements
La réponse de la BPI à la révolution numérique consiste donc à ne pas donner de spécificité aux documents numériques au sein de la collection. Mais ces derniers posent toutefois des questions pour lesquelles les réponses sont encore à construire.
Daniel Renoult, de la Bibliothèque nationale de France (BnF), a laissé entendre que, pour son établissement, l’ouverture au numérique était une occasion de toucher un public non plus exclusivement parisien, mais désormais national, voire international. Malgré son succès, la création d’une bibliothèque numérique est toutefois limitée par le problème des droits d’auteur et par l’accès restreint des publics à Internet. La numérisation, dont le but est d’élargir le public de la BnF, relève de la même problématique que la constitution d’une collection traditionnelle, celle de la sélectivité. Il ne s’agit pas de tout numériser. Parallèlement aux questions posées par la numérisation, la BnF est confrontée au problème de la primo-édition électronique qui remet en cause le dépôt légal dans sa forme actuelle.
Patrick Bazin, directeur de la bibliothèque municipale de Lyon, a insisté sur les implications de la révolution numérique dans les pratiques des lecteurs : en effet, les possibilités d’hypertexte développent la pratique d’une « lecture extensive », d’une circulation rapide d’un texte à un autre. Une pratique interactive s’est également établie. Les relations entre texte, image et son se font plus étroites. Face à ces évolutions, la bibliothèque doit se repositionner sur les contenus (à Lyon par exemple, les départements thématiques sont tous multimédias) et mettre en avant sa mission de médiation. La possibilité d’un accès à l’information totalement extérieur à la bibliothèque entraîne des demandes de services nouveaux qui remettent en cause la spécificité de la bibliothèque publique par rapport aux autres réseaux d’offre documentaire.
Une nouvelle économie du savoir?
Afin que les bibliothèques du futur puissent continuer à développer une véritable « bibliodiversité », François Dupuigrenet Desroussilles fait remarquer qu’elles doivent s’inscrire dans une économie du livre où agissent des acteurs puissants, notamment dans le secteur de l’édition où se sont formés des conglomérats de communication. Quel est le poids économique des bibliothèques dans cet environnement, sachant que l’exclusivité d’un accès au stock de documents, dont le catalogue est une forme, représente un véritable pouvoir? Jean-Pierre Sakoun confirme la place prépondérante des bibliothèques dans cette économie du savoir. En effet, la modification radicale de l’industrie de l’édition ne laisse plus de place à une édition savante commerciale qui tend à se confiner dans l’édition universitaire. L’électronique est peut-être le support qui lui redonnera vie, grâce, entre autres, à son faible coût de production. De plus, ce mode de publication permet aux corpus édités de renvoyer à d’autres supports.
Reprenant la question du coût de la production éditoriale, Daniel Renoult a alors fait remarquer que le prix des périodiques scientifiques augmente plus vite que les fonds publics. La solution pour les bibliothèques passe par la création de consortium avec les éditeurs pour l’acquisition de produits électroniques. De son côté, Internet donne naissance à un nouveau réseau de production et de diffusion qui pose la question des référentiels. Une solution possible est la création d’un catalogue de métadonnées. Patrick Bazin a confirmé l’importance de cette question émergente en faisant remarquer que 90 à 95 % du savoir vivant d’aujourd’hui n’est plus dans les livres. Claude Jolly a alors repris l’idée de coopération entre bibliothèques pour faire face à l’augmentation des coûts et souligné qu’elle a également une deuxième fonction : les regroupements actuels ont permis de dépasser partiellement le clivage entre les bibliothèques bien dotées et celles qui disposent d’un budget d’acquisition beaucoup plus limité.
En guise de conclusion à cette table ronde, Martine Blanc-Montmayeur a insisté sur le caractère fondamental de service public des bibliothèques. Actuellement, leur identité est quelque peu brouillée par l’émergence de nouvelles pratiques et de nouvelles demandes. L’avenir des bibliothèques dépend de la perception par le public de leur rôle dans la société. Les transformations qui les affectent actuellement seront des problèmes internes parfois douloureux, mais surmontables si elles restent perçues comme une partie essentielle du service public.