Les outils des politiques documentaires

Isabelle Dussert-Carbone

Le groupe Poldoc organisait sa première journée d'études sur le thème des politiques d'acquisition, à l'École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques, le 17 mars dernier.

Créé en avril 1999, ce groupe francophone rassemble des chercheurs et des bibliothécaires. Autour de trois équipes de projet (cf encadré)

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animées par Bertrand Calenge, du Bulletin des bibliothèques de France, Joëlle Muller, de la Fondation nationale des sciences politiques, et Thierry Giappiconi, de la bibliothèque municipale de Fresnes, il s'est donné pour objectifs de faire émerger des outils d'évaluation des collections et de les expérimenter; il souhaite aboutir à une mutualisation de ces outils qui, une fois validés, devraient être intégrés à la formation professionnelle.

Bertrand Calenge, devant une centaine de participants, a présenté le groupe et redit combien une politique d'acquisition nécessitait des outils appropriés, en écartant une vision trop étroite. On connaît par la lecture de ses deux excellents livres 1 combien sa vision de la politique d'acquisition dépasse les points de vue strictement instrumentalistes. Le document, au-delà de sa simple appartenance à une collection, se définit par les liens dynamiques qu'il entretient avec son environnement. Si l'arrivée d'Internet a suscité une réflexion sur la nécessité de validation des contenus et de complémentarité des supports, les instruments d'évaluation des collections ne sont pas encore introduits dans la gestion quotidienne, et on craint en effet une mécanisation, une normalisation de cet « art » qu'est la sélection documentaire.

Les outils manquent cruellement : outils d'évaluation politique en relation avec de grands objectifs (recherche, encyclopédisme…), outils pour suivre l'évolution du savoir (au-delà des grandes classifications, comment accompagner l'émergence de nouveaux domaines…), outils pour tenir un équilibre entre la demande et l'offre (facteurs d'impact, suivi des lecteurs, moyens de séduire les publics absents…), outils de confrontation des différents supports, enfin outils d'analyse et de mise en relation de chaque document avec une collection.

La complémentarité des supports

Ce vaste cadre d'analyse étant défini, il fallait présenter l'état des travaux de l'association. Joëlle Muller anime une équipe sur le thème de la « complémentarité des supports ». Pour l'instant, le groupe a listé une série de huit critères d'analyse pouvant servir à la prise d'une décision d'acquisition : accessibilité, actualisation, conservation, utilisation à distance, mode de recherche, coût, proposition de différents supports, suggestion des usagers. C'est surtout un appel à s'investir dans ce groupe qui a été lancé.

Peter Borchardt, collègue allemand de la Bibliothèque centrale de Berlin, a détendu l'atmosphère en commençant son intervention par quelques vérités simples que personne n'ose énoncer : la complémentarité des supports est indispensable, car, pour des raisons politiques, il faut paraître moderne – mais la vie des bibliothécaires était bien plus simple il y a dix ans! Aussi faut-il être réaliste : la profession n'est pas préparée aux nouvelles technologies et beaucoup de collègues ne voulant pas s'investir dans l'informatique, nous devons faire appel à des spécialistes; or il n'existe pas de spécialistes…

Par l'exemple des périodiques électroniques, Peter Borchardt a évoqué les problèmes juridiques et financiers liés à leur acquisition. Leur coût découlant de l'usage qu'on en fait, une transition budgétaire est nécessaire, et le calcul traditionnel d'achat d'une collection et de gestion d'un stock n'est plus possible. Comment prévoir un coût d'utilisation quand la politique d'édition et de prix des éditeurs est loin d'être claire? La fédéralisation des achats dans des consortiums a pu être présentée comme une base de mutualisation tant que seules des bibliothèques de recherche y participaient. Or, maintenant que des bibliothèques publiques entrent dans les consortiums, la question de la répartition des coûts se pose, pour refléter l'équilibre de la consultation. Sur la complémentarité des supports, on s'interroge en Allemagne comme en France, et la disparition des bibliothèques et des livres est annoncée. Parfois même largement avancée, comme dans la nouvelle loi sur les universités, en Rhénanie-Westphalie, dans laquelle les bibliothèques universitaires n'ont plus de fondement juridique. En attendant cette disparition, réseaux de cédéroms, postes de consultation Internet, analyse partagée et critique des sites, débat sur l'introduction des DVD, programme de numérisation de documents en danger, sont les actions menées par les bibliothécaires d'outre-Rhin.

Conspectus

Après cet exposé pétillant, Thierry Giappiconi, qui anime le groupe « Conspectus », avait pour tâche de présenter WLN-OCLC Conspectus et l'utilisation faite de cet outil de développement des collections à la bibliothèque municipale de Fresnes. Le temps manquant, c'est la deuxième partie de l'exposé qui a été privilégiée. Partant du point de vue qu'il est préférable d'adapter un instrument existant plutôt que d'en créer un de toutes pièces, la BM de Fresnes a donc, pour chacun de ses 33 domaines, utilisé les codes de profondeur, définit des objectifs, des profils, des cibles, des niveaux. Chaque responsable de rayon tient son tableau de bord, contrôle le coût de développement des collections, bref, évalue pour mieux gérer. Cette analyse pointue permet une représentation méthodique de choix et d'orientations, elle oriente les débats de politique culturelle en tenant compte d'éléments tangibles et contrôlables. L'avantage de ce langage commun est de pouvoir développer une politique d'acquisitions partagées au sein d'un réseau.

Cependant, Conspectus présente quelques faiblesses; en particulier lors de la définition des corpus d'évaluation, la pluridisciplinarité et les disciplines frontières ou émergentes y trouvent difficilement leur place. La présentation du bel OPAC de la BM de Fresnes, dont Thierry Giappiconi est, on le sent, très fier, ne nous a pas éclairés outre mesure sur sa politique de développement des collections. Pour se pencher sur les détails du Conspectus, on pourra consulter le site de POLDOC 2.

L'utilisation sur place des collections

La troisième équipe de projet, animée par Bertrand Calenge, travaille sur l'utilisation des collections, hors prêt à domicile. Un protocole d'enquête et des formulaires de collecte ont été élaborés par le groupe. Deux collègues de la bibliothèque du SAN (syndicat de l’agglomération nouvelle) de Fos-Miramas ont rendu compte d'un test réalisé en prolongement d'une enquête de satisfaction du public.

Il s'agissait de relever la consultation sur place des monographies et périodiques en libre accès, ainsi que la consultation des cédéroms sur un site de la bibliothèque pendant deux périodes de deux semaines. Les postes de la bibliothèque donnant indifféremment accès à Internet et aux cédéroms, ce dernier aspect s'est révélé impossible à analyser, compte tenu du caractère envahissant du réseau.

En revanche, un comptage assez précis portant sur les documents imprimés a pu être analysé à partir de novembre 1999. Les indicateurs choisis permettaient un tri par indices des livres recensés, une synthèse de l'usage relatif des documents exclus du prêt par rapport aux documents prêtés, enfin la possibilité de différencier les documents par période d'édition (antérieurs à 1980, puis par tranches de cinq ans). Pour les périodiques, les relevés ont été faits titre par titre. Ce type d'enquête implique une très grande mobilisation du personnel, car elle est contraignante. Les débuts de synthèse des résultats montrent qu'il y a une consultation sur place pour cinq documents prêtés, et que, proportionnellement, la consultation est plus forte sur les exclus du prêt. Elle augmente à mesure que l'offre documentaire est plus récente, et ce sont les ouvrages documentaires des secteurs élevage, cuisine, bricolage (classe 6) qui sont les plus consultés. En proportion, les périodiques le sont plus que les monographies. Ce test doit être étendu à d'autres bibliothèques.

L'obstacle majeur d'une telle collecte est l'investissement en temps-homme qu'il réclame, aussi l'exposé suivant était-il destiné à présenter un système d'évaluation de l'activité des lecteurs, par lecture de codes à barre. Le programme annonçait un exposé de Christie Koontz, chercheuse à l'université d'État de Floride, sur l’évaluation des collections en relation avec des publics défavorisés. Malheureusement indisponible, elle fut remplacée par Lamia Badra, jeune doctorante de l'Enssib intégrée dans le groupe de recherche SII (systèmes d'information et informatique). Le postulat de départ est que le public défavorisé utilise la bibliothèque différemment des autres publics; des outils d'analyse très précis sont donc mis au point pour détecter cette différence : grille d'analyse des collections consultées sur place, grille d'utilisation du service de référence et d'information, grille d'évaluation de l'usage des installations et d'identification des activités de l'utilisateur. Cet exposé très technique montrait la méthodologie et l'instrument informatique. Les auditeurs auraient certainement été intéressés par une analyse des résultats et par un exposé sur les motifs qui ont conduit à vouloir détecter les conduites d'un public particulier en bibliothèque.

On revient ici à la grande alternative qui se pose aux professionnels quant aux politiques d'acquisition : réflexion sur des principes ou utilisation et création d'outils? Bertrand Calenge a su éviter cet écueil au travers de quelques centaines de pages de publications. Cette journée d'étude, pour qui avait lu ces publications, a paru bien pauvre. Son avantage est peut-être d'avoir relancé une dynamique de mise en oeuvre. Et c'était bien l'objectif annoncé : bibliothécaires de lecture publique ou d'universités, rejoignez Poldoc, participez aux équipes de projet existantes, créez d'autres équipes par exemple sur l'évaluation des politiques de désherbage ou de conservation… Cette recherche appliquée, sur le terrain, fera certainement grandir les bibliothèques et avancer les approches théoriques sur les usages de l'information et leurs implications sociales.