La déontologie et les bibliothécaires
Christophe Pavlidès
Depuis plusieurs années, la journée professionnelle du Salon du livre nous a habitués à des débats sur des sujets faisant appel à l'éthique professionnelle, à la morale, bref à la déontologie des bibliothécaires. Il avait donc paru tout à fait opportun d'organiser, le 20 mars de cette année, sous les auspices du Bulletin des bibliothèques de France et du Conseil supérieur des bibliothèques, une table ronde questionnant précisément cette déontologie, animée par Anne Kupiec, de l’IUT Métiers du livre de l’université de Paris X. Les réflexions actuelles dans le contexte français « n'avançant guère », il était important d'entendre d'autres voix, à la fois celles du juriste – Didier Jean-Pierre, de l’université de Toulon et du Var – et celles de deux autres professions de l'information, représentant en quelque sorte des cas limites – Jean-Marie Charon, chercheur au CNRS, spécialiste ès journalistes, et Jean Le Pottier, inspecteur général des archives –, tandis que Michel Albaric, de la bibliothèque du Saulchoir, apportait le regard d'un bibliothécaire extérieur à la sphère des bibliothèques publiques.
La « science des obligations »
Comme le rappelle Didier Jean-Pierre, la déontologie, néologisme du XVIIIe siècle, renvoie à la « science des obligations » : elle recouvre aujourd'hui les obligations qui s'imposent aux membres d'un corps professionnel constitué, ainsi que celles qui s'imposent à une activité professionnelle (comme la publicité); c'est en fait un ensemble de valeurs morales (honnêteté, responsabilité…), et leur intégration dans le droit est bien délicate, et intervient notamment là où justement les textes sont muets. Cependant, la déontologie des fonctionnaires est largement définie tant dans le statut général de 1983 que dans le Code pénal. La déontologie a alors une double fonction, coercitive mais aussi protectrice : elle met le fonctionnaire à l'abri des tentatives de pression.
L'apport de la déontologie ne se pose évidemment pas dans les mêmes termes pour une profession comme le journalisme : Jean-Marie Charon rappelle l'importance à cet égard de la loi de 1881, mais également une tendance des journalistes, dès la fin du XIXe siècle et surtout de la première guerre mondiale, à poser leurs propres règles : le premier syndicat de journalistes créé en 1918 associe l'énoncé de règles déontologiques et l'objectif de reconnaissance d'un ordre professionnel. Mais cette ambition restera largement inaboutie : les propriétaires de médias refusent la perspective d'un texte commun à tous les journalistes, et le texte de 1918 reste inappliqué et méconnu, de même que la déclaration de 1971 appelée « charte de Munich » adoptée par la Fédération internationale des journalistes. L'idée d'un « conseil de presse » est par exemple fortement repoussée. Cependant, quatre points reviennent dans tous ces textes : liberté de l'information et justice, respect dû au public, respect dû aux sources, respect dû aux pairs. L'idée que les journalistes doivent être formés à la déontologie de leur profession est en tout cas récurrente dans les enquêtes.
Un cadre d’une autre nature
Le cadre juridique très précis dans lequel évoluent les archivistes est d'une tout autre nature, même si Jean Le Pottier insiste sur l'importance croissante des archivistes privés.
Dans le cadre public – et c'est une nuance de taille avec les bibliothécaires –, les archivistes disposent d'un arsenal législatif et réglementaire assez fort, avec notamment la loi sur les archives, la loi sur l'accès public aux documents administratifs, et la loi Informatique et libertés. En matière de loyauté, il insiste sur la grande différence entre les journalistes, dont la charte de 1971 met d'abord en avant la loyauté envers le public, et les archivistes qui ont une double loyauté à tenir, à l'égard du public mais aussi de leurs employeurs, et donc souvent des pouvoirs publics. Le devoir de l'archiviste à l'égard du support de l'information peut en outre l'amener à des restrictions en matière de communication pour cause de préservation du document. L'arsenal de textes existant n'empêche pas les discussions internationales autour de la déontologie; mais le code de déontologie adopté au Congrès international des archivistes de Pékin de 1996 est un texte jugé « confus », mal rédigé. On notera que si la problématique des acquisitions ne se pose pas pour les archivistes, la question des éliminations est pour eux centrale, plus encore sans doute que pour les bibliothécaires, avec en outre une pression des historiens pour freiner ce processus ou y être associés. Ce point illustre le caractère souvent défensif que revêt la promulgation d'un code de déontologie, qui prend dans les archives la dimension d'un véritable enjeu civique face à la pression croissante des citoyens.
Obligations et droits
Pour Michel Albaric, la déontologie a une dimension sensiblement plus large que les définitions proposées par Didier Jean-Pierre : il lui paraît impossible d'y séparer les obligations des droits. Le « What is proper to be done » de la Chrestomathia de Bentham définit une morale qui échappe à toute détermination juridique : il y a donc eu « un énorme glissement, très intéressant à suivre ». Prenant en exemple le serment d'Hippocrate, Michel Albaric met en garde les bibliothécaires contre « toutes les réductions ad unum » : ne réduisons pas la déontologie à la censure; la déontologie renvoie aussi au problème du secret (qui consulte quoi dans ma bibliothèque), de la responsabilité face à l'erreur, du respect des personnes (« Nous faisons du sur mesure, le journaliste ferait plutôt du prêt à porter ») et de la capacité à recevoir des opinions différentes des nôtres (« Les lecteurs sont nos maîtres, mais nous ne sommes pas leurs valets »).
La relance du débat par Anne Kupiec confirme la différence entre cette approche et celle plus strictement juridique de Didier Jean-Pierre, qui rappelle que les pouvoirs publics sont contre la généralisation du concept de clause de conscience dans la fonction publique; Jean-Marie Charon souligne en outre les limites de cette fameuse clause pour les journalistes. Au fond, comme le suggère Anne-Marie Bertrand, la déontologie pose l'éternel problème du rapport entre le fonctionnaire et le politique. Si l'État est impuissant à contrôler, Didier Jean-Pierre suggère le recours à l'usager; la salle rappellera, une fois de plus, l'importance (mais aussi l'affaiblissement) de l'inspection générale des bibliothèques. Élargissant le débat à la question de l'information électronique, Anne Kupiec conclut sur l'importance de la protection du lecteur et de la véracité de l'information qu'on lui livre : de telles questions devraient faire l'objet de débats, comme celui-ci, sans doute trop court pour son objet, mais déjà fort riche.