Réseaux
Internet, un nouveau mode de communication ?
Internet continue de susciter une littérature professionnelle des plus abondantes, et l'élégante et pointue revue Réseaux, publiée sous l'égide de France Telecom, y consacre un nouveau numéro, un précédent s'étant intéressé aux « usages d'Internet ». Les différents points de vue exprimés ont l'ambition de s'interroger sur Internet comme « nouveau mode de communication ? » et proposent sur la question des réflexions parfois contradictoires, mais hélas trop hétérogènes pour qu'il soit possible de disposer in fine, sur la question, d'un ensemble de pistes cohérentes – voire de réponses claires.
Dans son introduction, Patrice Flichy, coordinateur du dossier, s'irrite presque de ce qu'Internet, qui mêle si étroitement l'information et la communication de cette information, soit de ce fait un média insaisissable et peu réductible à l'analyse exhaustive. En retrait, par avance, de ce que la plupart des exposés vont s'efforcer de préserver, il constate par ailleurs que « l'écriture électronique elle-même est insuffisante pour structurer et encore plus pour créer une communauté » – autrement dit que, pour utiliser valablement l'outil, un ensemble d'usagers doit déjà disposer d'affinités et de codes propres, et qui préexistent au réseau.
Création de valeur(s)
Dans le premier exposé, « La création de valeur sur Internet », Michel Gensollen semble se demander si l'argent ne pourrait pas être ce puissant fédérateur. Mais c'est pour aussitôt montrer que le sentiment reste partagé entre l'enthousiasme et la prudence face à ce qui pourrait bien n'être qu'une « bulle spéculative » de plus. Et de présenter non sans paradoxe la partie (encore) non marchande du Web comme l'élément crucial pour valoriser… l'économie du système, et le Web gratuit comme l'un des garants les plus sûrs d'un équilibre économique encore à venir. Entre information hédoniste et pragmatique (on suppose que le cybersexe, qui concentre près de 25 % du trafic d'après les données fournies, relève de la première catégorie), les développements sont parfois confus, et les chiffres avancés bien fragiles. La « nouvelle économie », dernier étendard à la mode, a bien du mal à trouver ses marques, et force est à l'auteur de constater qu'Internet ne produit pas directement de la valeur. Alors, où sera sa rentabilité ? Dans la vente par correspondance, pour laquelle il constitue « un moyen très efficace » ? Ou comme substitut commode de la télévision ? Difficile en tout cas d'être convaincu, à la lecture, d'un avenir radieux pour cette nouvelle révolution industrielle parfois imprudemment auto-célébrée.
Le second article, signé par Patrice Flichy lui-même, « Internet ou la communauté scientifique idéale », ne tient pas tout à fait les promesses de son titre, qui emprunte abusivement au siècle des lumières. On est séduit par une ré-évocation en profondeur, et qui sait transcender l'anecdote en en montrant les tenants symboliques, de la naissance du réseau Internet, pourtant déjà rapportée en d'innombrables occasions. Mais on reste plus perplexe quand l'auteur se déclare assuré de ce que, de la communauté scientifique, Internet va passer sans dommage au grand public. « On a parfois l'impression que l'histoire bégaie », écrit Flichy en évoquant les espoirs déçus de la télématique. Certes, mais on se gardera de jouer les oiseaux de mauvais augure…
Espaces de communication
Les deux articles suivants, « Constitution d'un espace de communication sur Internet » (V. Beaudouin, J. Velkovska) et « L'art de bavarder sur Internet » (D. Verville, J.-P. Lafrance) s'interrogent eux sur « l'échange asynchrone, écrit et médiatisé… dans le cadre d'un forum public » – autrement dit sur les usages de ces fameuses listserv auxquelles tout bon internaute se doit d'être abonné dans les domaines de compétences ou d'intérêts qui sont les siens. Le premier exposé, fort théorique, analyse de manière un peu laborieuse, voire sophiste, les interactions et les clivages entre communication intime et communication publique, en montrant (ce qui relève du bon sens) qu'on ne livre au regard, ou plutôt à la lecture des autres, que ce que l'on veut bien montrer, et que rares sont les occasions de dérapages plus personnels.
Quant au second, il renoue (ce qui contentera nos linguistes) avec la fonction phasique du langage – que d'aucuns, méchantes langues (!) –, pourraient considérer comme l'art de parler pour ne rien dire, fort répandu et partagé comme l'on sait. Consacré à un forum canadien, il présente des saveurs parfois involontaires, tant semble prégnante, quoiqu’inconsciente, la domination culturelle voire psychologique du grand frère américain. Internet y est présenté comme un « méta-média », ce qui constitue certes une escalade supplémentaire, mais non une explication et, surtout, les intervenants dont on analyse les réactions s'y révèlent finalement humains, trop humains, fort préoccupés de la représentation et du travestissement d'eux-mêmes, ce qui constituera au choix une confortation ou une déception !
Exposés tendancieux
Le dernier exposé, signé Philippe Hert, s'intéresse à la « quasi-oralité de l'écriture électronique et lien social : la construction du vraisemblable dans les communautés scientifiques ». Exposé programmatique ambitieux, comme on le voit, qui analyse de manière très parcellaire des séries de discussions sur deux forums scientifiques hautement spécialisés. Analysant en quoi, comme annoncé en préambule du dossier, Internet peut contribuer au resserrement communautaire, Philippe Hert montre en fait que de tels forums ne fonctionnent valablement que si les différents interlocuteurs disposent d'un ensemble fort et important de référentiels communs, autrement dit préexistants. Pour le reste, l'échange nourri de messages fonde effectivement une communauté, de laquelle émergent « naturellement » des leaders. Comme, finalement, lors d'une réunion ou d’une conversation informelle… où l’on rejoint la « quasi-oralité » revendiquée au départ, qui semble pour autant un leurre dans une virtualité communautaire aussi spontanée soit-elle.
Il faut bien avouer que l'ensemble laisse un peu sur sa faim, partagé entre des exposés théoriques trop nourris mais trop peu étayés par l'observation, et des plans de coupe « sociologico-technicistes » trop pesamment exploités, trop partiellement traités ou d'une manière trop tendancieuse. Il est dommage que les auteurs n'aient pas fait preuve d'un peu plus de prosaïsme à l'égard d'un média, méta-média, etc. (on ne sait trop), qui réclame certes beaucoup d'attention et une grande capacité innovatrice, mais qui recycle aussi des stratégies de pouvoir et de communication au moins aussi anciennes que, disons, la pensée socratique !