La presse en France des origines à nos jours
histoire politique et matérielle
Gilles Feyel
En un temps où se multiplient les livres de petite ou toute petite taille, publier en 192 pages un ouvrage sous le titre La Presse en France des origines à nos jours est à coup sûr un pari audacieux. Le sous-titre, qui semble en limiter l'ampleur – histoire politique et matérielle –, souligne plutôt l'importance du pari. Et il faut être un historien aussi compétent que Gilles Feyel pour le réussir. Car le pari est tenu, indiscutablement. Ce livre est probablement le premier qui puisse dispenser la plupart des lecteurs de se plonger dans les quatre tomes de la grande Histoire générale de la presse française 1.
Une histoire générale
La force de cet ouvrage – et sa première qualité – est d'avoir réalisé une synthèse de l'histoire politique, juridique et technique de la presse, et d'y avoir mêlé adroitement l'histoire de la profession, celle des formes du journal, et, pour une large part, celle de sa réception. C'est donc bien d'une histoire générale qu'il s'agit, avec quelques fils conducteurs qui permettent de comprendre pourquoi l'auteur précise qu'il s'agit d'une histoire « matérielle » : ainsi, Gilles Feyel montre-t-il avec beaucoup de finesse comment la suite des innovations techniques du XIXe siècle a produit de nouvelles contraintes économiques qui poussent à leur tour à la transformation des formes rédactionnelles, aux rapports nouveaux avec la publicité, etc., et conséquemment, aux caractères de la profession et au lectorat.
Un des fils conducteurs les plus intéressants tient justement à l'analyse du lectorat, ou plutôt des deux lectorats que l'auteur voit se succéder depuis les origines : le lectorat de l'élite, celui des lecteurs des gazettes, coexiste en effet avec le lectorat alphabétisé des classes populaires qui lit les occasionnels avant le développement des « canards » ; l'originalité de la démarche est de relier cette double forme de quête de l'information qui permet, avec la naissance du Petit Journal, de faire entrer « les masses » dans l'ère de l'information. Les précisions constantes sur l'évolution du prix du journal comparé à quelques salaires de référence et aux revenus de quelques catégories de fonctionnaires sont extrêmement précieuses.
Autre fil conducteur, après les récits de célébration qui marquent les débuts de La Gazette, la double légitimité parfois opposée des lecteurs et des électeurs qui permet de situer la loi de 1881 dans une histoire longue qui montre la victoire du droit à la critique et au contrôle des gouvernants, presque au moment où, paradoxalement, la grande presse d'information va l'emporter sur la presse d'opinion. L'auteur peut ainsi montrer la complexité des rapports entre commentaire et récit dans la presse française.
Gilles Feyel, qui est bien connu des historiens de la presse, a depuis longtemps élargi le champ de ses recherches au-delà de l'Ancien Régime à quoi il avait limité sa magistrale thèse. C'est dire qu'une qualité forte de cet ouvrage vient de ce qu'il s'agit pour une large part de résultats de travaux de première main. C'est ce qui donne une forte cohérence à l'ouvrage et permet à l'auteur d'intégrer sans heurt d'autres travaux, par exemple ceux de Claude Labrosse, Jeremy D. Popkin et Pierre Rétat sur la presse révolutionnaire, ceux de Marc Martin sur la presse de la République, de Michel Palmer sur l'évolution des agences, ceux, enfin, plus récents, de Christian Delporte ou Denis Ruellan sur la construction de l'identité professionnelle des journalistes.
Une synthèse précise, claire et riche
De très nombreux travaux sont mobilisés pour faire cette synthèse précise, claire, et très riche. Le plan de l'ouvrage, naturellement, repose sur une succession chronologique en trois parties : des origines à la fin de l'Empire ; de la Restauration à la fin de la première guerre mondiale ; de cette dernière à la fin de l'occupation. Ces trois parties sont composées de chapitres qui relèvent d'une organisation chronologique (première et troisième parties) et thématique (deuxième partie). L'organisation de cette deuxième partie conduit à quelques rares répétitions, sans doute inévitables pour conserver les principaux fils conducteurs d'un bout à l'autre.
Le principal reproche qu'on pourrait faire à cet ouvrage est celui de fournir un trop grand nombre de références pour un lecteur néophyte : l'absence d'index des noms de journaux cités et d'index de noms propres empêche d'en indiquer ici le nombre, mais il est gigantesque. Un lecteur avisé y trouvera une quantité d'informations extrêmement utiles. Un autre reproche, plus léger, est d'avoir un peu négligé, dans la première partie, les origines des journaux de province, sur lesquels Gilles Feyel a par ailleurs écrit des pages admirables et originales, qui permettent de mieux comprendre certaines particularités de la presse locale et des hebdos de pays 2. Un troisième reproche est qu'il faudrait pouvoir expliquer tout à la fois l'histoire des publications, celle des entreprises, et celle de la profession, notamment en matière juridique ; certes, Gilles Feyel tient solidement ces trois fils, mais s'il montre bien, dans la troisième partie, comment l'économie de la presse a quasiment contraint les journalistes à réclamer une législation spécifique (qui fut intégrée dans le Code du travail), enfin obtenue en 1935, il ne permet que de façon un peu insuffisante ou trop elliptique de comprendre l'extrême réticence des pouvoirs politiques successifs à lier l'entreprise, la publication et la profession comme les deux dernières lois de 1984 et 1986 l'ont une fois de plus montrée.
Ce qu'il faut fortement souligner à l'examen de cet ouvrage, c'est que si sa taille, réduite pour l'ampleur du sujet, impose des synthèses rapides, celles-ci ne sont en rien des « raccourcis ». Gilles Feyel, qui manie une langue extrêmement précise et trouve souvent des formules heureuses, évite soigneusement tout ce qui pourrait être à l'emporte-pièce. Cela contribue à renforcer le sérieux de cet ouvrage que la concision des chapitres rend aisément lisible.