Jeux et enjeux du livre d'enfance et de jeunesse

par Brigitte Evano

Jean Perrot

Paris : Éd. du Cercle de la librairie, 1999. – 416 p. ; 24 cm – (Bibliothèques). ISBN 2-7654-0752-5/ISSN 0184-0886. 250 F/38,11 euros.

Jean Perrot, professeur émérite à l’université de Paris XIII, propose dans Jeux et enjeux du livre d’enfance et de jeunesse, une image, en actes, des richesses et des surprises qui naissent de la paronomase, tissage et métissage en tout genre.

Si un premier « aperçu avant lecture » approfondie peut laisser pantois tant le foisonnement des idées, la diversité des sources, la révérence des références procurent une impression d’égarement, voire un sentiment d’indignité, une lecture plus « rassise » – et ne serait-ce que plus honnête – offre cette fois le plaisir d’avoir compris les propos de l’auteur et de se mouvoir avec agilité dans le monde des idées et de leur application à la réalité en général et au monde des livres d’enfance et de jeunesse en particulier.

L’ouvrage se compose de trois parties. La première, « Les enfants de la vidéosphère », traite de l’introduction du virtuel dans l’imaginaire ludique de l’enfant. La deuxième partie pose la thèse que « Le livre joue gagnant » et reste le moyen, encore indépassable, pour que l’enfant acquière la compréhension du monde extérieur et des règles qui le régissent. Et surtout pour qu’il puisse trouver sa place. La troisième partie, « Le monde de Juliette et de Julien, philosophes sans le savoir », analyse l’incidence des « séismes que le virtuel introduit dans la culture ». Les jeux et enjeux du livre d’enfance et de jeunesse sont alors les outils qui permettent d’organiser la tendance post-moderne au baroque généralisé.

Les règles de la méthode

L’ouvrage de Jean Perrot se caractérise par la juxtaposition de registres imbriqués qui peuvent à première vue sembler hétéroclites. Cela peut déconcerter si l’on ne prend pas soin de considérer avec attention les indications de méthode que l’auteur distribue tout au long de ses analyses. Car loin de vouloir nous perdre, il nous propose au contraire des chemins, ipso facto des méthodes pour circuler dans l’ouvrage, dans la littérature enfantine, dans la culture. Non pas en cercles concentriques de compréhension bien ordonnés, mais dans une sorte de jeu qui considère, à part égale, l’ordre et le désordre, la règle et le hasard.

La thèse qui constitue l’axe de cet ouvrage est construite à partir du croisement des apports conceptuels provenant des diverses régions de la culture. Régions au sens où l’entendait Bachelard, c’est-à-dire sections de rationalité. Jean Perrot considère que, face au foisonnement diversifié des messages reçus par l’enfant, la lecture n’est pas une simple technique, mais l’entrée totale dans le monde de la culture. À ce titre, il n’y a pas de rupture entre l’univers anthropologique de l’enfant et celui de l’adulte. La littérature d’enfance et de jeunesse est alors caractérisée par le jeu qui permet de comprendre l’ensemble. Pour parodier Jacques Lacan, si l’inconscient est structuré comme un langage, le monde, pour l’homme et pour Jean Perrot, est structuré comme un ludus, comme un jeu.

La diversité des approches, si caractéristiques de la littérature enfantine, devient alors isomorphe au puzzle, au mystère, à l’énigme que constitue le monde pour l’enfant. Et alors la perplexité qu’éprouve le critique, le bibliothécaire face à cet éclatement des thèmes, des approches, des écritures, des genres prend sens. À la perplexité succèdent la compréhension et l’acceptation de la complexité.

Le paradigme méthodologique qui parcourt, de part en part, Jeux et enjeux du livre d’enfance et de jeunesse, est issu des travaux en anthropologie menés par Roger Caillois (le jeu est une donnée essentielle de l’humain), par Claude Lévi-Strauss (la culture est le libre jeu de la règle face au déterminisme biologique), par Jacques Lacan (le langage structure le conscient et l’inconscient). La méthode consiste alors à faire feu de tout bois pour construire un univers cohérent. Elle seule permet de se mouvoir à l’aise dans ce qui apparaît de prime abord comme labyrinthique.

À la lecture de cet ouvrage, une métaphore m’est venue à l’esprit. Jean Perrot nous offre ici une méthode analogue à celle que nos professeurs de mathématiques nous enseignaient pour nous tirer d’affaire face à des polynômes géants. Vous vous souvenez sûrement de ces suites de doubles crochets, crochets, doubles ou triples parenthèses, mises en facteur, et de notre joie (ou au moins soulagement…) quand nous reconnaissions une identité remarquable de type (a + b)2 qui nous permettait de clarifier d’un seul coup un bon quart du labyrinthe. Il m’a semblé que Jean Perrot nous offrait une méthode analogue : des formules pleines de sens pour comprendre l’ambiguïté, le caractère protéiforme de la littérature d’enfance et de jeunesse. Alors la diversité des styles, de Madame de Ségur à Christian Grenier, des philosophies, d’Érasme à Pef, des traitements de l’image, d’Épinal à Angoulême, des supports, du papier blanc glacé à l’écran gris, tout cela s’ordonne non pas dans un ordre fascisant morbide, mais dans l’acceptation d’un ordre mouvant parce que vivant. Mouvance dont le jeu est le modèle et l'enjeu.

De la totalité à la catégorie et retour

La littérature enfantine se caractérise aujourd’hui par un mélange de genres. Des contes, des documentaires, des fictions, des tranches de vie, du réalisme, du rêve, mais aussi de la peur, de la chair de poule. Le propos n’est pas ici, pour Jean Perrot, d’analyser terme à terme chacune des composantes de l’univers « livre d’enfance et de jeunesse ». Il s’intéresse principalement aux transferts de mode de compréhension d’un secteur à l’autre. Il ne faut donc pas s’attendre à trouver ici une description, une nomenclature de la littérature d’enfance. Pourtant les noms ne manquent pas. Ils sont tous là, ou presque (ils sont même si nombreux que l’on s’étonne de ne pas trouver certains noms comme ceux de Mathilde Leriche ou d’Isabelle Jan, par exemple).

Les jeux qui constituent la matière même de la littérature enfantine, jeux de langage, jeux de rôle sont autant de possibilités de mélanger, de manière positive, les découvertes successives que fait l’enfant dans sa compréhension du monde et de lui-même. Une rationalité saisie dans un domaine se déploie sur les secteurs connexes. Et ainsi de suite dans un mouvement systémique, la totalité d’abord perçue comme indifférenciée s’organise par catégorie grâce aux diverses « hiérarchies des modalités de la lecture ».

La pensée contemporaine est utilisée dans toutes ses composantes : ethnologie, psychologie, anthropologie, histoire, psychanalyse, linguistique, philosophie pour rendre compte et de la richesse et des modes de fonctionnement de la littérature enfantine. Cette littérature forme un véritable monde, un univers, un cosmos. Jean Perrot, en examinant l’ensemble de la production littéraire, enfantine et « générale » prouve qu’il n’y a pas de solution de continuité de l’une à l’autre. La question qui structure l’un et l’autre domaine est la même, classiquement la même : qu’est-ce que l’homme ?

Une philosophie de la vie

Si « l’espace de la page est bien un espace de projection », il est parfaitement logique que s’y projettent les questions existentielles qui sont au cœur de la pensée enfantine. La littérature enfantine contemporaine ne craint pas de montrer le monde tel qu’il est et non pas tel qu’il devrait être. Ce réalisme est atténué par l’humour, soit l’humour du texte lui-même, soit celui des images. Mais cet humour n’a pas pour fonction d’éluder, au contraire il souligne le tragique du monde, tout en le rendant « dicible » par la mise à distance qu’il opère.

La mort, le mal, la douleur font partie de la vie, ils font partie de la littérature enfantine. Sans faux-semblant, sans édulcoration injurieuse pour l’intelligence enfantine. En aucun cas, les jeux qui tissent les récits ne peuvent être considérés comme hypocrites, ils sont plutôt un hommage aux capacités neuronales de nos enfants.

Par l’intertextualité, « un réseau dense de croisements saugrenus s’installe entre les codes ». Ce réseau instaure l’ordre symbolique intrinsèquement humain. Toutefois Jean Perrot nous fait grâce de la galéjade qui voudrait que tous les enfants soient des philosophes géniaux. Son propos est plus sérieux : montrer que le jeu est l’essence même de la vie.

Cette affirmation de la vie est, selon l’auteur, la caractéristique la plus flagrante, la plus évidente de la littérature jeunesse aujourd’hui. Une Lebensphilosophie généralisée qui doit donc rendre compte de tous les états de la vie, de tous les éclats de la vie. D’où une production éclatée, multiforme, multicolore et multiculturelle.

Pour conclure, il faut lire le livre de Jean Perrot pour deux raisons essentielles : d’abord parce qu’il permet de saisir l’ensemble de la littérature enfantine sub ludi specie. Or l’espèce du jeu est féconde. Bénéfiquement féconde. En ce sens Jeux et enjeux du livre d’enfance et de jeunesse offre une véritable clef pour comprendre l’univers de la littérature jeunesse. Il faut lire le livre de Jean Perrot pour une deuxième raison : il nous offre un voyage, un parcours qui emprunte tous les chemins de la pensée contemporaine. Il nous permet ainsi de réactualiser notre propre pensée et de l’ajuster à la compréhension du monde en détaillant « tous les savoirs du monde » via les jeux analysés dans la littérature de jeunesse, les jeux étant alors considérés comme matière et support de l’ordre culturel.

Quant aux « enjeux » du livre d’enfance et de jeunesse, ils ne sont rien d’autre que la vie elle-même. La vie humaine, la vie sociale faite de la tension entre l’agôn (la compétition) et les alea (le hasard). La vie est mouvement, bouillonnement. La littérature enfantine permet de lui donner « des formes d’expression acceptables socialement donc culturellement ». Non pas pour la brider, la nier, mais, à l’inverse, pour lui donner des chances de liberté, pour l’affirmer.