L'invention de la collection
de la diffusion de la littérature et des savoirs à la formation du citoyen au XIXe siècle
Isabelle Olivero
Souvent abordée par le biais d’imposantes monographies consacrées aux grandes figures tutélaires – Hachette, Flammarion, Hetzel… – l’immense production éditoriale du XIXe siècle suscite désormais d’autres types de recherches, qui enrichissent la connaissance que les historiens peuvent avoir de la « seconde révolution du livre » et de ses prolongements. Dans un copieux ouvrage tiré d’une thèse de doctorat, Isabelle Olivero rend compte de « l’invention de la collection » et en suit l’extraordinaire développement. L’enquête porte pour l’essentiel sur la France, bien qu’il s’agisse, selon les propres mots de l’auteur, « d’un phénomène européen ». Dans l’Hexagone ou ailleurs, son importance ne se mesure pas seulement par l’examen des chiffres, mais aussi en prenant en considération les missions (sociale, éducative, politique…) dont les collections se trouvent investies, et l’élargissement du lectorat qu’elles ont rendu possible.
Ouvrant une première partie intitulée « Création et réception », le chapitre introductif propose une typologie des collections au XIXe siècle et distingue, principalement du point de vue de leur contenu, les collections d’auteurs classiques et contemporains, dont la « Bibliothèque Charpentier », en 1838, constitue le premier modèle ; celles de propagande – qu’elles émanent des cercles républicains ou des milieux catholiques ; et, enfin, les collections encyclopédiques. Certaines d’entre elles sont nées de l’héritage des Lumières et de son « idéal d’éducation populaire », d’autres de la volonté de progrès intellectuel et matériel exprimée par l’« élite ouvrière ».
Isabelle Olivero s’intéresse, dès lors, aux « milieux porteurs de la collection », qu’il s’agisse d’éditeurs, d’ouvriers ou d’hommes politiques, ou encore de l’État, lequel offre son patronage à certaines de ces réalisations. Diverses par le projet dont elles se veulent l’instrument et par les hommes qui les conçoivent, les collections se différencient encore les unes des autres par certaines caractéristiques formelles, dont l’auteur entreprend l’étude en empruntant ses méthodes à l’école anglo-saxonne de la « bibliographie matérielle ».
Révolution éditoriale
À cet égard, le format joue bien entendu un rôle de premier plan. Il contribue, en effet, à l’« élargissement du lectorat, en fonction de deux critères essentiels, la maniabilité et le coût ». La réduction de la taille du livre et l’abaissement de son prix qui s’ensuit apparaissent bien comme les caractéristiques majeures « d’un genre éditorial nouveau », dont le second chapitre crédite « l’invention » à Gervais Charpentier ; « la Bibliothèque qui porte son nom [...] préfigure la collection moderne ».
Mais l’ambition de l’éditeur ne se limite pas à la réalisation d’ouvrages qui, pour être imprimés à moindres frais, ne perdent cependant pas leur qualité ; il s’agit aussi, pour Charpentier, d’opérer un tri dans la production afin de parvenir à proposer à son lectorat une « bibliothèque choisie », dont la composition reflète « le souci du canon », et où les classiques occupent une position de premier plan, comme il convient à tout honnête homme. Isabelle Olivero montre aussi quelle part prend Charpentier dans les débats sur la propriété littéraire et la rémunération des auteurs, et met en évidence la véritable stratégie commerciale qu’il parvient à élaborer, à telle enseigne qu’il est légitime de parler de « révolution éditoriale, [...] à la fois technique, commerciale et culturelle ». Le modèle ne manquera d’ailleurs pas d’être repris et imité, tant en France (notamment par Michel Lévy et Louis Hachette) qu’à l’étranger (ainsi, en Allemagne, par Reclam).
Au fil du chapitre III, l’auteur brosse le panorama de ces « petites collections de classiques », dont les fondateurs s’inspirent, d’une façon ou d’une autre, de la « Bibliothèque Charpentier ». L’une d’elles occupe, sous le Second Empire, une position particulièrement forte : la « Bibliothèque nationale », lancée en 1863 à l’initiative de typographes soucieux de forger « un organe populaire d’émancipation intellectuelle », et qui fondèrent, à cette fin, une société d’édition.
Un gage de durée
La seconde partie du livre (« Fonctions éditoriales et contenus ») étudie successivement les stratégies mises en œuvre par les éditeurs (chapitre IV) et les textes appelés à entrer dans les collections (chapitre V). Consacrer à une collection l’essentiel de ses efforts et de ses moyens revenait, pour une maison, à en favoriser le succès et la durée, sinon à en garantir tout à fait la pérennité, comme le montre, encore, l’exemple de Charpentier. L’activité de ce dernier repose presque entièrement sur la fameuse « Bibliothèque » sans laquelle son entreprise n’eût sans doute pas connu la longévité qui fut la sienne, puisque la collection remportait encore un certain succès dans les années 1950. La réussite d’une telle formule tenait notamment à un équilibre entre réimpressions et nouveautés. Et pour enrichir son catalogue, Charpentier puisait volontiers dans les revues, lesquelles constituaient « un vivier d’auteurs nouveaux pour sa collection », ou s’associait « avec d’autres éditeurs, spécialistes d’un domaine littéraire ou scientifique ».
Le choix des textes appelés à entrer dans une collection, qu’il s’agisse d’inédits, ou d’œuvres déjà publiées dans un autre cadre, se situe, bien sûr, au cœur des préoccupations de l’éditeur. « La collection rassemble des textes dont la totalité doit faire sens ». Isabelle Olivero montre combien la politique des différentes maisons varie à cet égard en fonction de l’idéologie dont elles se réclament et des missions que leur assignent leurs dirigeants. Un même écrivain – ainsi, Jean-Jacques Rousseau – peut en effet susciter des approches fort différentes de la part des rédacteurs de préfaces, commentaires, notices ou autres « interventions éditoriales », selon qu’elles figurent dans la « Bibliothèque nationale », volontiers anticléricale, ou dans la « Bibliothèque Charpentier ». Quoi qu’il en soit, par le nombre et l’étendue des œuvres accueillies dans l’une et l’autre, « ces deux collections ont permis d’élargir, sous le Second Empire, la notion de classique au-delà de son usage scolaire et au-delà de la bibliophilie savante », tout en jouant un rôle actif dans la « canonisation » de bien des auteurs.
Former le citoyen
Les collections, cependant, ne relèvent pas toutes du domaine romanesque ou, plus largement, littéraire. Les éditeurs entendent aussi proposer « instruction pour tous et savoir utile », en offrant des collections encyclopédiques, moins onéreuses que les grandes encyclopédies disponibles sur le marché ou en proposant des ouvrages de vulgarisation, comme s’y emploient, parmi d’autres, Hetzel et Hachette. Il s’agit, du reste, non seulement d’instruire, mais de contribuer – déjà ! – à la formation du citoyen.
Le monde du livre a connu, au XIXe siècle, des bouleversements considérables, en raison notamment de transformations techniques d’une telle ampleur qu’il bascula, en quelques années, de l’artisanat à l’industrie. Mais les changements affectèrent aussi, dans une mesure non moindre, les circuits de diffusion, dont la nouveauté permit de toucher un public très élargi. Dès lors, la vaste enquête entreprise par Isabelle Olivero eût été incomplète sans un troisième volet consacré à la circulation des collections (chapitre VI) et à leur usage (chapitre VII).
Nouveaux réseaux
On sait que les éditeurs de collections, qui surent tirer parti du circuit traditionnel des librairies, en nombre toujours plus élevé – à Paris mais aussi, de plus en plus, en province – se trouvèrent également « à l’origine de la création de nouveaux réseaux, tel celui des bibliothèques de gare », à l’instar de Louis Hachette. Ils profitèrent de même de la vente par correspondance, facilitée par des services postaux plus efficaces et moins chers. Mais la diffusion des collections empruntait d’autres voies encore. Ainsi, les éditeurs faisaient volontiers don de leur production à des personnalités susceptibles, par leur notoriété, d’assurer une certaine publicité aux parutions ou à des institutions (en particulier, bien sûr, des bibliothèques). Offrir des livres constituait « un moyen de promotion ».
Mesurer leur impact sur les lecteurs n’était cependant pas chose aisée. L’auteur s’interroge ainsi, au cours de son dernier chapitre, « sur le rôle joué par les collections dans l’accès à l’écrit des milieux populaires et dans la transformation des habitudes de lecture des milieux lettrés ». Trois passionnants parcours d’autodidactes mettent en évidence l’appropriation de la littérature et, plus généralement, du savoir, rendue possible par la collection.
Riche, dense, nourrie d’abondantes annexes, la thèse d’Isabelle Olivero constitue un apport aussi important que novateur à la connaissance de l’univers éditorial du XIXe siècle.