Bibliothèques universitaires et nouvelles technologies
Il ne sera pas dit que l'État et le gouvernement ne se soucient pas de la place que les technologies numériques, Internet en tête, prennent dans notre société et que, par tous les moyens, la puissance publique n'essaie pas d'impulser une réflexion, des pistes politiques, voire de consacrer des moyens importants à la valorisation du « tout électronique » – parfois, il faut bien l'avouer, sans grand esprit critique.
On ne compte plus les rapports de commissions sénatoriales, de députés, de conseillers divers et variés, sur ces sujets. Mais on pense rarement à solliciter l'avis de ceux qui, praticiens de longue date de la gestion de l'information, peuvent avoir sur le sujet des vues éclairées, compétentes et pragmatiques – cette dernière qualité n'étant pas toujours le maître mot dans un domaine si médiatisé, où l'effet d'annonce et la doxa enthousiaste sont la règle.
Une réussite
De ce point de vue, « Bibliothèques universitaires et nouvelles technologies », le rapport, demandé par Claude Allègre, ministre de l'Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie, du groupe de travail présidé par Bruno Van Dooren, est une réussite. À tel point que l'on n'a pas à déplorer d'en rendre compte près d'un an après sa parution, tant sa teneur et les propositions qu'il contient semblent promises à une belle pérennité, non pas seulement moyens d'action immédiats, mais aussi réflexions et exposés à même de structurer pour longtemps toute politique documentaire consacrée à ces sujets.
Dès l'introduction, on sait que Bruno Van Dooren et ses coreligionnaires (si l'on veut !) ne céderont pas aux sirènes pesantes du « tout électronique ». Oui, Internet est un complément, mais non une part exclusive d'une fausse alternative, aux services déjà rendus par les bibliothèques universitaires. Oui, le papier, support « révolutionnaire » [sic ] restera un média privilégié, et les microformes, si décriées, sont pour l'instant le support le plus fiable pour ce qui est de la conservation à long terme de documents.
Internet va, certes, offrir des produits documentaires nouveaux, permettre le développement de services documentaires originaux. Mais le document immatériel, s'il a de nombreux avantages, présente aussi d'inquiétantes particularités : il est instable, ubiquiste, et suppose de gros efforts en matière de signalement des collections, mais aussi d'amélioration des outils d'accès – voire simplement de connaissance par l'usager de ces outils : si la fameuse « salle des catalogues », aujourd'hui anachronique, permettait à chacun d'embrasser d'un seul coup d'œil les moyens d'explorer les collections conservées dans un établissement, où est son équivalent virtuel ?
À cette question – et à d'autres – le rapport suggère des réponses que l'on peut se hasarder à synthétiser en une phrase : il faut mettre en place de véritables systèmes d'information au sein des universités, systèmes pour lesquels les bibliothèques universitaires (BU) ou les services communs de la documentation (SCD) sont l'un des maillons essentiels. Et si les documents électroniques et les réseaux obligent en partie à mettre en place de nouvelles méthodes de travail, ils peuvent aussi, et très significativement, servir à renforcer et à valoriser les missions traditionnelles (et statutaires) des établissements.
Le souci remarquable (et apprécié…) de faire court a conduit le groupe à s'en tenir à l'exposé des objectifs qu'il faudrait atteindre, divisés en trois « programmes » : organiser la production, la diffusion, et les conditions d'usage de la documentation numérique. Chaque objectif, selon une terminologie qui évoquera de bons ou de mauvais souvenirs à tout concepteur de cahier des charges pour l'achat d'un système de gestion intégré de bibliothèque, présente le public visé, la problématique, les actions à mener, l'« organisation cible », et bien évidemment les moyens à mettre en œuvre. Le plan est un peu rigide, et pas toujours parfaitement adapté (le public cible varie peu), mais il a le mérite de la clarté, de l'uniformité, et de la simplicité de sa présentation – toutes choses qu'on retrouve dans les parties rédigées, qui ne cèdent jamais à la tentation lyrique ou verbeuse.
Organiser la production de documents numériques
Le premier programme se soucie donc d'organiser la production de documents numériques. Indiquant en préambule qu'il est « déraisonnable de s'inscrire dans une perspective du tout numérique », le rapporteur souligne (ou plutôt rappelle, après une introduction des plus claires sur la question) que « les deux formes, traditionnelles et numériques », de documentation, « coexisteront », dans la mesure où, pour les professionnels, il est clair qu'elles répondent souvent à des logiques de lecture et d'utilisation très différentes – ce que les tenants (par exemple) du « livre électronique » comme substitut pur et simple au livre papier semblent oublier (mais on retrouve là la doxa).
Les objectifs prennent en compte, avec lucidité, les traitements fortement différenciés à réserver, d'une part, à la documentation produite et gérée par le service public, d'autre part, à celle, majoritaire, qui relève de l'édition concurrentielle. Organiser la production passe par la mise en cohérence de son signalement, ce que des outils comme les catalogues collectifs de campus ou le Système universitaire devraient permettre rapidement. Pour ce dernier, le rapport prône un enrichissement rapide des notices descriptives de documents en contenus qui ne relèvent pas de la « tradition » bibliothéconomique, comme les sommaires, les « quatrièmes de couverture », etc.
Les campagnes de numérisation doivent porter, quant à elles, soit sur des documents très usuels (mais pour lesquels les problèmes de droit se posent de manière aiguë), soit sur des documents épuisés. Dans ces derniers, les documents anciens (là encore au sens bibliothéconomique du terme) doivent faire l'objet d'un effort concerté et spécifique, car leur numérisation permet non seulement d'en faciliter l'exploitation, mais aussi, par conséquent, de limiter les dégradations physiques des supports qui les accueillent.
Pour finir ce programme, le rapport indique que la valorisation des documents produits dans l'Université devrait être une priorité, allant même jusqu'à demander que le SCD devienne le « dépôt légal » de l'Université. Les thèses sont, bien sûr, les documents concernés en premier lieu, pour lesquelles le rapport présente sagement les avantages et les inconvénients liés à une gestion soit locale soit nationale des campagnes de numérisation. Remarquons cependant que, si les SCD ne sont pas déjà devenus les dépositaires obligés des documents papier et autres issus des universités auxquelles ils sont rattachés, c'est peut-être parce que le problème n'est pas uniquement fonctionnel et technique – et que, comme on le pense trop souvent, il ne pourra pas être résolu uniquement par ce biais.
La diffusion des documents électroniques
Le deuxième programme s'attache à la diffusion des documents électroniques. Si les chercheurs (mais non sans doute les étudiants) sont depuis longtemps rompus à la recherche documentaire dans leur discipline stricte, la veille documentaire sur les champs interdisciplinaires reste l'une des missions les plus fécondes des BU – et l'explosion de l'offre électronique devrait accentuer encore les besoins liés à cette médiation cohérente qui est, au fond, le « métier de base » des professionnels de l'information.
À cette fédération de ressources hétérogènes, les outils de type Web apportent clairement des solutions innovantes et souvent faciles à mettre en œuvre. On peut ainsi bâtir rapidement (pour peu que la préparation ait été soigneuse) un système d'information documentaire utilisable par tous, et qui permette d'accéder via un seul « portail » (le terme à la mode) à une variété inégalée de documents et de services : catalogue local et système de gestion des prêts et réservations, Système universitaire, bases de données de dépouillement d'articles, textes intégraux, cours, accès à d'autres ressources Internet dûment expertisées, etc.
La multiplicité de ces ressources, et leur intérêt parfois divers, incitent le groupe de travail à demander l'organisation de « portails sectoriels », pour rationaliser offres et sélections, et fédérer l'achat coopératif de ressources électroniques souvent plus chères que leur équivalent papier. Se constitueraient ainsi des réseaux interdisciplinaires, voire des « anneaux thématiques » [re-sic, webrings en langue originale…] qui ressembleraient fort à des « CADIST-centres d'acquisition et de diffusion de l’information scientifique et technique d'accès Internet », si l'on ose l'analogie.
Les autres objectifs, dignes pendants du premier programme, se fixent pour but de valoriser les sites Web des universités, mais aussi de parier sur « l'université virtuelle par la numérisation d'outils pédagogiques » : textes, didacticiels, cours en ligne, devraient être plus nombreux et mieux utilisés, mais le rapport indique (ce qu'on n'aurait pas manqué de relever sinon) que la notion d'autoformation qui, souvent, s'attache à l'utilisation de ces supports, est des plus ambiguës, n'a pas que des adeptes – surtout, c'est sûr, au cœur de l'Université – et a largement montré ses « limites et illusions ».
Apprendre à trouver l'information pertinente
Le troisième programme, s'il est le plus ambitieux, semblera aussi le plus vague dans ses attendus. Car organiser les conditions d'usage de la documentation électronique et des outils informatiques, au sein des universités, revient sans qu'on y prenne garde à s'interroger sur la place de l'informatique dans notre société, sur les conditions d'appropriation de la machine (ce ne sera, toujours, qu'une machine) par l'être humain – bref à élargir le débat dans des proportions qui semblent parfois bien déplacées.
Ainsi, l'objectif 11, « apprendre à trouver l'information pertinente », semble carrément l'œuvre d'une vie ! Il relève plus de la démarche individuelle de celui qui cherche qu'il n'est le reflet de politiques volontaristes à mettre en œuvre… ou qui, en tout cas, devraient être mises en œuvre bien avant l'arrivée des étudiants à l'université ! Dans le même ordre d'idée, on trouvera un peu incertain, mais opportun, de rappeler que la formation à la recherche documentaire, et pas seulement sous forme numérique, devrait être depuis longtemps une priorité pédagogique, aussi bien pour les enseignants-chercheurs que pour les étudiants.
Certes, les bibliothèques sont là pour assister leurs utilisateurs, et la particularité de l'outil informatique est que, s'il suffit de deux mains et de savoir et pouvoir lire pour consulter un ouvrage papier, les « pré-requis » d'accès à l'outil informatique, à la documentation électronique, sont plus importants, et plus cruciaux. Pour autant, la boutade du paragraphe précédent invite à rappeler que, s'il faut certes apprendre à trouver la bonne information, encore faut-il savoir que c'est l'information pertinente, ce qui ne semble pas toujours aller de soi.
Une utilité immédiate
Le rapport se clôt sur une mise au point très générale concernant l'aide de l'État dans la mise en place de partenariats documentaires, de laquelle il ressort, pour l'écrire crûment, que 1 000 postes et 100 millions de francs supplémentaires seraient nécessaires… Magie des chiffres mais, au risque de choquer, ce n'est pas là l'aspect le plus important du rapport. Sans doute les membres du groupe se sont-ils sentis obligés de chiffrer des propositions dont on s'accordera cependant à trouver l'intérêt ailleurs que dans ce final. Centrés sur la fonction documentaire, privilégiant des pistes d'action que chacun, au sein de son établissement, pourra immédiatement mettre en pratique en les appliquant à la situation locale, les objectifs énoncés sont des plus structurants sur un sujet, lui, des plus foisonnants.
De même, les quatre enquêtes dont les résultats nous sont succinctement présentés (sur les rapports entre les centres de ressources informatiques et les SCD, sur les sites Web des SCD, sur les étudiants et la documentation électronique, sur les pratiques britanniques en la matière) sont peu opérantes. Soit que leur méthodologie soit des plus improbables, soit que la présentation des points signifiants soit trop réduite à l'essentiel pour être utilisable, on croit deviner là encore que le groupe de travail a souhaité montrer que ses propositions s'appuyaient sur une bonne connaissance de l'environnement documentaire.
Ce n'était pas, à notre point de vue, indispensable. La composition du groupe tout comme le contenu du rapport montrent à l'envi qu'il s'agit là du travail de praticiens, d'hommes et de femmes de terrain, mieux placés que d'autres pour faire la part des choses entre les réelles révolutions et les rodomontades publicitaires, et qui n'ont pas à prouver, non plus, leur efficacité en reprenant à leur compte les effets de mode.
Dès lors, on ne s'étonne pas que Bibliothèques universitaires et nouvelles technologies propose finalement un ensemble cohérent et composé d'objectifs réalistes et raisonnables. Si leur mise en œuvre relève en partie de choix politiques, humains et financiers, tant au niveau national (c'était le but !) que local, chacun pourra sans inconvénient y trouver matière à son propre enrichissement intellectuel et professionnel. C'est suffisamment rare dans ce type d'exercice pour être salué.