La gestion des connaissances

Jérôme Kalfon

Peut-on définir la gestion des connaissances ? Que peut apporter ce concept – plus connu sous le nom de Knowledge Management (KM) – aux organisations nationales et internationales des secteurs public et privé ? Telles furent les questions posées, le 25 janvier 2000, au cours du septième d’une série de colloques organisés par le British Council et la British Library autour du thème de l’information.

À écouter les spécialistes du Knowledge Management, il est clair qu’il s’agit d’anticonformistes qui vont à l’encontre des idées reçues, qui veulent révolutionner les structures, revoir les hiérarchies, et qui prônent un changement de culture. Syndicalistes ? Probablement pas. Révolutionnaires ? Possible. Mais cette vague de fond qui va, à n’en pas douter, empêcher de penser en rond, vient de la superstructure, de la tête des organisations, souvent des entreprises, parfois, et de plus en plus, des services publics ou para-publics.

L’évolution permanente

Il n’est pas étonnant que le Knowledge Management ait émergé il y a une dizaine d’années. C’est le moment où l’introduction des nouvelles technologies de l’information commence à produire ses effets dans les organisations. Une diffusion plus large et plus rapide de l’information provoque des courts-circuits dans les structures hiérarchiques pyramidales. La vitesse, les besoins de forte réactivité à des contextes mouvants imposent une réduction du nombre d’intermédiaires. Les organisations doivent s’adapter pour réduire la distance entre ceux qui disposent du savoir-faire et le sommet. Le maintien de longues chaînes se traduit par des excès de bureaucratie. Les équipes se recomposent en fonction de projets, les compétences transversales se multiplient. Dans le même temps, les compétences se diversifient, la spécialisation s’accroît, les savoir-faire se doivent d’évoluer rapidement.

Dans un tel contexte, connaître la valeur de ses équipes, accompagner et surtout précéder les changements, maintenir ces équipes à un niveau élevé de compétence sont souvent des facteurs clés de la réussite, parfois la condition de la survie.

Le Knowledge Management se fixe un objectif proche en apparence de celui des bibliothèques, à savoir réunir tous les savoirs ; mais, dans un cas, il s’agit du savoir des personnes, dans l’autre, de celui qui est stocké dans les documents. Il n’est pas étonnant que ce soit dans le monde de l’entreprise, soumis à la pression de la concurrence, que les besoins d’intégrer la gestion des compétences aient émergé. Il n’est pas plus étonnant que les bibliothèques continuent encore d’ignorer largement le concept. C’est ce que souligna Nigel Oxbrow, membre de l’association des bibliothèques spécialisées des États-Unis et longtemps membre des services d’information de la British Library. Car cela implique la création d’une nouvelle culture pour l’organisation, et une prise de risques que les bibliothèques, moins soumises à la concurrence, ne sont pas facilement disposées à prendre.

C’est pourtant par la présentation d’une expérience en cours à la British Library (BL) que s’est ouverte la journée, où se sont succédé comptes rendus d’expériences et réflexions plus théoriques.

Constituer un thésaurus de compétences

Conserver, structurer les savoirs et les savoir-faire, tirer le meilleur parti de la ressource la plus précieuse – les personnels – tel est le défi que s’est fixé la BL à travers un projet pilote conduit par Hazel Dakers. Ce projet ne se mène pas sans susciter des résistances, en particulier parmi les organisations syndicales, mais il répondait au souhait de certains personnels de voir leurs compétences reconnues, leur dynamisme et leurs acquis valorisés.

Quel bibliothécaire s’en plaindrait, le projet a démarré par la constitution d’un thésaurus de compétences. Lancé sur la base du volontariat, avec un pré-projet pilote limité dans un premier temps à une quinzaine de personnes sur la base du volontariat, il a consisté à composer des pages individuelles où sont identifiés les savoir-faire. Le projet s’est ensuite étendu au sein de l’organisation, mais il est prématuré de réaliser un bilan.

Ce que la Bibliothèque nationale de France (BnF) a pu présenter de plus proche de la gestion des connaissances, Bertrand Wallon l’a montré à travers le projet de création d’un centre de documentation et de formation professionnelle au sein de cet établissement, destiné, entre autres, à faire face à la diversité des métiers, et à compenser les effets d’une formation des agents au départ très classique et souvent éloignée des métiers réellement exercés. Mais les lenteurs structurelles de cette organisation ne permettront à ce centre de voir le jour qu’en 2001.

Constituer une base de connaissances, conserver les savoirs

Constituer une base de compétences ne suffit pas. Michel Remize, de la revue Archimag, estime que de la gestion des compétences doit répondre également au besoin que les connaissances demeurent au sein de l’organisation. Faire donc en sorte que cette organisation soit capable de formaliser, dans une base de connaissances, les meilleures pratiques, c’est-à-dire les meilleures réponses qu’elle a apportées à un problème qui lui a été posé afin qu’elles soient réutilisées et enrichies. Il s’agit donc d’un travail collectif, où la somme globale des savoirs vaut plus que la somme des parties. Pour structurer ces savoirs, il est fait appel à des outils où les technologies de l’information sont prééminentes.

Concernant l’aspect technologique de la gestion des connaissances, le colloque a été l’occasion d’appréhender diverses approches méthodologiques structurées et théorisées, et de passer en revue les outils nécessaires, gestionnaires de bases de données, réseau intranet et extranet, création de groupwares, utilisation de logiciels tels que Lotus Notes, tour à tour vanté et décrié, liens avec l’intelligence économique…

Philippe Baumard, professeur de management stratégique, a mis en garde contre les dérives technicistes en soulignant l’importance des connaissances tacites, à savoir les connaissances que les gens ne peuvent pas exprimer (ils ne savent pas qu’ils savent ; ils savent, mais ne savent pas le dire), ou ne veulent pas exprimer (par anticipation des oppositions, ou parce que ce n’est pas considéré comme nécessaire). Ainsi certaines compétences ne fonctionnent que si elles ne sont pas explicitées. Il recommande de ne pas perdre de temps à savoir ce qu’est la connaissance, l’essentiel étant qu’elle pousse dans l’organisation. De ce point de vue, les rencontres autour d’un café peuvent être plus efficaces que les réseaux sophistiqués.

Une politique publique d’inclusion sociale

Quittant le domaine des entreprises et les organisations pour rayonner dans l’ensemble de la société, le vaste programme mené dans le domaine de l’information médicale mériterait à lui seul de larges développements. Un projet qui touche de plus près la profession a été présenté par Chris Batt, conseiller à la commission des services d’information et des bibliothèques du Royaume-Uni. Il prévoit la mise en place du réseau des nouvelles bibliothèques. Sa mission est de relier l’ensemble des 4 000 bibliothèques publiques d’ici la fin de l’an 2002 pour permettre un accès public universel à l’ensemble des ressources du savoir. Le projet est d’envergure, plus de 30 000 terminaux seront disponibles,. 100 millions de livres sterling sont destinées au matériel, 20 à la formation et 50 au contenu. L’intervention publique est absolument vitale dans une société de l’information qui a besoin d’une population formée et informée, où l’apprentissage a lieu tout au long de la vie, où les technologies seront aussi indispensables que de savoir lire et écrire. Il s’agit d'un renouveau fondamental, d’une véritable politique publique d’inclusion sociale.

La même question a ouvert et fermé ce colloque : le Knowledge Management est-il un simple effet de mode ? On peut répondre par l’affirmative dans la mesure où on en parle beaucoup aujourd’hui, et où, dans quelques années, on ne s’apercevra plus de son existence. Parle-t-on encore de la fée électricité ?