Du papyrus à l'hypertexte

essai sur les mutations du texte et de la lecture

par Bertrand Calenge

Christian Vandendorpe

Paris : La Découverte, 1999. - 271 p.;24 cm. – (Cahiers libres). ISBN 2-7071-3135-0 : 135 F/20,58 euros.

L'ouvrage de Christian Vandendorpe, professeur à l'université d'Ottawa, s'inscrit au carrefour d'interrogations que tout bibliothécaire se pose aujourd'hui : l'avènement d'Internet signe-t-il la mort du livre ? La bibliothèque de demain sera-t-elle constituée d'un unique livre électronique ? Comment l'hypertexte s'écrit-il et se lit-il ? Peut-on discerner les filiations et les ruptures entre « l'ordre du livre » et le texte électronique ? Prenant acte des travaux des historiens de la lecture, des analystes de l'hypertexte, des médiologues, l'auteur risque une synthèse courte (270 pages), mais dense, qui présente l'avantage de n'omettre aucune interrogation, de ne tomber dans aucun angélisme, sans pour autant renoncer à lancer des hypothèses ou à se projeter dans l'avenir.

Linéarité et contextualité du texte

Le lecteur manichéiste sera déçu : Christian Vandendorpe n'est pas un « Ancien » (défenseur acharné du codex) ni un « Moderne » (zélateur du tout numérique), mais un analyste intelligent des pratiques de la lecture et de l'écriture confrontées à des supports et des outils variés. S'il aborde peu, malgré le titre de l'ouvrage, le passage – bien connu par ailleurs – du volumen au codex, il s'attarde essentiellement sur le mode d'organisation et d'appréhension du texte mis en ordre sur les pages. Si la linéarité du texte est bien le propre du codex, le support – et les fabricants d'imprimés – a conduit à une mise en scène de ce texte dans un espace : chapitres, marques de paragraphe, « réclames », pagination, table des matières tentent d'établir « un équilibre entre les exigences du sémantique et celles du visuel ». Puis, avec le journal et le magazine, apparaît le « texte mosaïque », mise en espace d'informations différentes dont leur proximité « physique » influence leur sens. Cette tabularité, forme d'autonomisation des textes dans un espace organisé, se retrouve dans les pages hypertextes, construites dans une architecture qui vise à une appréhension globale des lectures possibles, en même temps que l'édition sur écran influence la mise en pages des magazines (qu'on pense à Archimag...).

Cette mise en forme met au jour l'importance de la contextualité dans la lecture. Cette contextualité se construit peu à peu lors de la lecture d'un texte linéaire, tel un roman, mais elle s'impose visiblement dans le cadre d'une page de magazine ou de journal : chaque information prend un relief particulier du fait de la proximité avec d'autres informations. Plus encore, le lecteur se construit un contexte au-delà de la seule page : on a pu dire que le même texte n'avait pas la même signification selon qu'il était publié dans Le Figaro ou dans Libération. Le texte devient image globale. L'image est-elle expression privilégiée de l'hypertexte ? D'une certaine façon oui, dans la mesure où le texte dans sa tabularité se présente comme une image, mais cela impose aussi une certaine forme de lecture : « le langage produit du sens (ou du non-sens) et accessoirement un effet ; l'image produit un effet (ou un non-effet) et accessoirement du sens » (p. 146). La relation au texte-langage devient donc tout autre.

La « lecture-zapping »

La contextualité de la lecture est bouleversée dans le cas de l'hypertexte : la présence des hyperliens conduit à sauter d'un texte à un autre, à tenter de se réintroduire dans des contextes différents, à abandonner toute référence à la linéarité, mais aussi à la construction progressive d'une cohérence : « Si le livre a d'emblée une fonction totalisante et vise à saturer un domaine de connaissances, l'hypertexte, au contraire, l'invite à la multiplication des hyperliens, dans une volonté de saturer les associations d'idées, de “faire tâche d'huile” plutôt que de “creuser” » (p. 10).

Est-ce un mal ou un bien ? L'auteur décompose les questions : quel type de lecture induit l'hypertexte ? Quelle écriture suppose-t-il ? Quels sont les obstacles actuels à une meilleure utilisation de l'hypertexte ?

Sur la question de la lecture, l'auteur s'interroge sur la frénésie du zapping, favorisée par l'hypertexte. Même si cette forme de lecture pourrait théoriquement permettre de répondre au constat de Pascal (il faut mieux connaître un peu de tout que tout sur un peu), dans les faits, elle est une fébrilité qui prémunit contre l'ennui plus qu'elle n'offre la possibilité de se construire un savoir ou une histoire. Il est vrai que recréer un contexte à partir de fragments disjoints est difficile. Mais il est encore plus difficile d'écrire pour l'hypertexte : des rares expériences d'écrivains qui ont tenté cette écriture, l'auteur tire la conclusion que l'« hyperfiction » s'applique particulièrement aux « romans à énigmes », mais est encore à la recherche de sa syntaxe. Où se situent les principaux obstacles aujourd'hui ? La taille des écrans en est un, sans aucun doute, mais la « lisibilité » des hyperliens encore plus : Christian Vandendorpe réclame un marquage des hyperliens en fonction des données auxquels ils aboutissent (définition, texte complémentaire, note, autre texte, etc.), afin d'aider le lecteur à construire ses itinéraires de lecture.

Vers une hybridation des formes de lecture

L'avenir de l'hypertexte est encore incertain dans ses modalités, mais il est indiscutable qu'il est prometteur. L'auteur le voit particulièrement efficace pour les documents présentant les caractéristiques suivantes : « La lecture en est nécessairement sélective et tabulaire, au lieu d'être suivie et exhaustive ; la lecture en est favorisée et enrichie par un accès croisé aux index, aux tables, aux tableaux, etc. ; la lecture requiert une certaine dose d'interaction avec le lecteur ; le texte doit coïncider avec d'autres médias (son, vidéo, photos, etc.) » (p. 248). C'est dire que l'avenir au moins immédiat verra une multiplication, une hybridation des formes de lecture, et des supports qui les permettent. Le livre perdurera, enrichi des innovations éditoriales imaginées pour les pages hypertexte, pendant que l'hypertexte et ses supports matériels trouveront peut-être les formes abouties qui en feront des porteurs de sens aussi intimes et familiers que les pages de papier que nous feuilletons.

Un ouvrage riche et stimulant, donc. Si le parti pris d'une écriture fragmentée (35 chapitres, soit moins de sept pages par chapitre), qui rappelle d'ailleurs certains écrits de McLuhan, amène nombre de redites, la lecture attentive – et linéaire – fournit à la fois une vision d'ensemble très ordonnée et cohérente, et de merveilleuses pépites d'analyse : par exemple, a-t-on si souvent remarqué que la forme des écrans d'ordinateurs (plus large que haute) se prêtait mal à une lecture continue à cause de la longueur des lignes qu'elle entraînait ? Regardez votre BBF – plus haut que large – sur une pleine page – tabularité –, le texte s'ordonne en deux ou trois colonnes pour une bonne lecture… (que dis-je, pour une lecture que je souhaite excellente !). À côté des innombrables ouvrages sur les technologies, voici donc un livre qui mérite d'être lu par tous les bibliothécaires, tant il replace la question de l'hypertexte et du livre dans son enjeu majeur, l'écriture d'un texte et sa lecture.