« Commémorer : pourquoi ? Comment ? »
Rencontres des maisons d'écrivain et des patrimoines littéraires
Sylvie Le Ray
Soutenues par la Direction régionale des affaires culturelles du Centre, les Rencontres de Bourges (25, 26 et 27 novembre 1999), ont rassemblé pour leur quatrième édition 1 près d'une centaine de personnes, enseignants, bibliothécaires, conservateurs du patrimoine, responsables d'associations d'amis et propriétaires privés autour d'une double interrogation « Commémorer : pourquoi, comment ? ».
Au sein du brouhaha constant des commémorations de tout ordre, celles des écrivains et de leurs oeuvres présentent- elles quelques traits remarquables ? N'entretiennent-elles pas un rapport particulier de filiation avec des rites plus anciens et ne risquent-elles pas, par leur nature même de remémoration collective, de devenir des machines à entériner les idées reçues ? Que signifie commémorer pour des établissements qui se sont précisément assignés pour mission permanente de maintenir en vie le souvenir des écrivains, d'élargir le cercle de leurs lecteurs et de renouveler les clés de compréhension de leurs oeuvres ? Quels bénéfices les institutions patrimoniales peuvent-elles retirer de tels événements et comment les intégrer à un projet documentaire et muséographique de longue portée ?
Approche historique
Devant ce foisonnement d'objets de réflexion, l'approche historique constituait une ouverture indispensable aux débats. Les commémorations, dont le rythme et l'ampleur semblent s'accroître plus rapidement depuis une trentaine d'années, ont fait l'objet de critiques nombreuses et parfois fécondes : la parution à partir de 1984 de la série des « Lieux de mémoire » sous la direction de Pierre Nora était destinée à mettre en perspective des manifestations jugées tapageuses et superficielles, ainsi que l'a rappelé à Bourges Jean-Claude Bonnet, directeur de recherche au CNRS, et auteur de nombreux travaux sur l'imaginaire du Panthéon depuis 1750 2.
Sans exclure complètement un apparentement, voire une relation de substitution avec certaines pratiques religieuses aujourd'hui exsangues (louange perpétuelle des moines ou oraisons funèbres), Jean-Claude Bonnet voit plutôt dans les commémorations modernes un avatar lointain des discours funéraires tournés vers la Cité et vers le présent, tels qu'ils apparaissent dans l'Athènes de Périclès – en attestent les travaux d'Erwin Panofsky et Nicole Loraux sur la sculpture et l'éloquence funéraires grecques – et tels qu'ils sont ressuscités par la République des lettres à la Renaissance. La continuité de la tradition commémorative ne peut quant à elle être avérée que depuis le milieu du XVIIIe siècle, lorsque les philosophes commencent à contester la capacité royale à dicter les valeurs et l'habilitation de l'Église à maîtriser la mémoire collective. À travers les « éloges des grands hommes », qui remplacent à partir de 1758 les anciens sujets du concours d'éloquence bisannuel de l'Académie française, les philosophes contribuent à laïciser un genre littéraire et à ériger un « Panthéon de papier », invoquant le modèle des « lumières » de l'Égypte ancienne où les mérites des rois pouvaient être jugés par un tribunal qui tirait sa souveraineté de la Nation assemblée. Lors de la fondation du Panthéon en 1791, le culte des grands hommes – au sein desquels les hommes de lettres et les cérémonials littéraires prédominent – a déjà gagné de larges portions de la société et des institutions confortant la revendication croissante des auteurs contemporains à l'autonomie – décrite par Paul Bénichou comme le « sacre de l'écrivain » – et alimenté par la naissance d'une opinion publique structurée par les médias.
C'est précisément en ce XVIIIe siècle durant lequel la frontière entre le domaine public et la sphère privée se brouille que les demeures d'hommes célèbres deviennent l'objet de pèlerinages et que l'idée de la visite aux maisons d'écrivain est popularisée par les écrivain eux-mêmes. On ne s'étonnera donc point de devoir à Catherine II de Russie le premier programme muséographique complet inspiré du culte des grands hommes : cette souveraine avait conçu le projet de reconstituer sur l'emprise de son palais de Tsarskoié-Sélo le château de Ferney – dont elle fit réaliser la maquette et prélever les tissus d'ameublement –, afin d'y réunir la bibliothèque de Voltaire, le cycle des peintures de Huber, ainsi que la statue et le buste de Houdon. Parallèlement, l'histoire littéraire devient plus sélective et accentue son versant biographique. D'Alembert ou Diderot admettent l'existence d'une ressemblance mystérieuse entre l'écrivain et l’œuvre, association réfutée par un Montesquieu ou un Louis-Sébastien Mercier, pour qui la véritable apothéose de l'écrivain est dans leur livre.
Dissensions et réévaluations
Les commémorations s'avèrent donc sources de dissensions, mais aussi de réévaluations. Depuis la Révolution française, les régimes successifs et l'institution scolaire – dont le rôle a été évoqué par Hélène Waisbord, inspecteur général de l'Éducation nationale, – s'efforcent de les transformer en « machine à produire de l'adhésion aux valeurs nouvelles », garante d'une cohésion nationale et susceptible de fournir des repères communs à une société bouleversée par l'exode rural, les progrès de l'industrialisation, puis de la mondialisation.
Françoise Mosser, déléguée aux célébrations nationales, a évoqué les circonstances, en 1968, de la préfiguration de la délégation générale aux célébrations nationales, en prévision du bicentenaire de la naissance de Napoléon l'année suivante. Rattachée à la Direction des archives de France en 1979, la délégation a été profondément réformée en 1998 dans le sens d'une plus grande collégialité des choix et d'une déconcentration accrue : si le rôle de l'État se justifie par une crainte de l'émiettement de l'histoire, il convient de donner de celle-ci, en s'appuyant sur l'avis du Haut conseil aux célébrations nationales, une vision équilibrée, qui fasse place, à côté des grandes figures, à la commémoration des événements, des thèmes, des découvertes scientifiques, des oeuvres de l'art et de l'esprit, et qui s'articule avec les anniversaires célébrés en région et à l'étranger. L'incitation, le conseil, la coordination et la diffusion des manifestations, d'initiative publique aussi bien que privée, à travers une brochure annuelle de plus de 150 pages et, bientôt, par des expositions virtuelles, relèvent des missions de la délégation. Celle-ci peut être doublée de structures éphémères comme la Mission interministérielle à l'an 2000.
Des exemples concrets de commémorations
Les exemples concrets de commémorations ont permis d'appréhender les possibilités de mise en valeur et de développement des collections, ainsi que de mise en place de partenariats exceptionnels ou durables, offertes par les commémorations, mettant en évidence les enjeux d'une communication qui, pour aboutir, doit être mise en œuvre très en amont, comme l'ont expliqué Anne Borrel, chargée de mission aux patrimoines littéraires et aux célébrations nationales par la Drac Centre, et Agnès Renoult, attachée de presse au cabinet Heymann Renoult associés. Ainsi la publication d'un cédérom sur Mallarmé par les élèves du collège de Sens, facilité par le mécénat de deux entreprises informatiques locales, a-t-elle résulté d'une collaboration avec le musée départemental de Vulaines-sur-Seine. La commémoration d'Éluard en 1995 a permis au Musée départemental de Saint-Denis de recruter un attaché de restauration, de publier l'inventaire scientifique des fonds, de programmer une série d'expositions-dossiers tout en restituant à l'événement, le temps d'un rallye pédestre surréaliste, son caractère ludique. Isabelle Tournier, maître de conférences à l'université de Paris 8, a dressé le bilan du bicentenaire de la naissance de Balzac en 1999 mettant ainsi en exergue – par comparaison avec le précédent anniversaire littéraire important, celui de la mort de Victor Hugo en 1985 – trois tendances marquantes : l'hybridation des niveaux signalée par les tentatives des spécialistes d'aller vers le grand public ; la tendance à ne pas séparer le texte de l'icône – dont le cédérom réalisé par Acamédia serait exemplaire et dont les sites Internet commémoratifs présentés par Pierre-Yves Duchemin, président de la section Étude et recherche de l'Association des bibliothécaires français, pourraient constituer l'illustration ; enfin, la régionalisation des célébrations et l'absence de leur monumentalisation.
Attestant mieux qu'aucune glose de la contiguïté souterraine des oeuvres, le recours à l'interprétation des artistes contemporains, voire à la parodie, représente un risque vivifiant ainsi que l'a résumé de manière lapidaire l'écrivain Yves Charnet, en résidence au Musée Maurice et Eugénie de Guérin : « Les poètes font semblant de mourir pour rassurer les gardiennes de musée ». L'expérience de la commande publique a pu être tentée à Saint-Brieuc avec la réalisation d'une oeuvre musicale autour de Louis Guilloux, dont la bibliothèque municipale de cette ville possède les manuscrits, ainsi qu'à Quimper avec la construction d'une passerelle Max Jacob par Garouste et Bonetti, non loin de la médiathèque. Une commémoration « à chaud », si elle prive du recul critique, autorise la collecte et l'enregistrement des témoins survivants : Michel Leiris, évoquant Éluard pour le 20 e anniversaire de la mort de celui-ci en 1973, a été cité en exemple par Alain Meilland, directeur des affaires culturelles de la ville de Bourges. La triple dimension savante, créatrice et parodique de la commémoration, a été également détaillée par Jean-Marie Valentin, professeur à l'université de Paris IV, à propos des festivités du 250 e anniversaire de la naissance de Goethe en Allemagne, largement financées par des fondations bancaires à Francfort, symboliques de l'ouverture à l'Europe à Weimar – dont les archives de la Principauté de Saxe-Weimar restèrent longtemps fermées aux chercheurs avant la chute du Mur –, confidentielles en France : au demeurant la postérité de son oeuvre scientifique comme littéraire est telle que l'on touche sans doute, avec Goethe, aux limites de la commémoration. Plusieurs intervenants ont déploré la frilosité des éditeurs qui hésiteraient à publier des introuvables, des inédits ou des traductions d’œuvres critiques, préférant satisfaire à bon compte la curiosité renouvelée à l'occasion des commémorations par la remise en circulation de « valeurs sûres ».
Enfin, deux interventions ont permis d'analyser et de lever en partie les difficultés rencontrées par de nombreux établissements de taille moyenne contraints d'organiser des expositions commémoratives à partir de fonds lacunaires, dépourvus de documents originaux ou simplement issus des hasards d'un legs ou d'une donation : Marie-Claude Sullerot, conservateur à la médiathèque d'Orléans, a évoqué la liberté qu'a conférée au commissaire d'exposition, Michel Surya, le recours aux documents de substitution pour la réalisation en 1997, à l'occasion du centenaire de la naissance de Georges Bataille, d'une exposition « virtuelle » basée sur la confrontation de fragments de textes et de photographies. En outre, l'absence de contraintes liées à la sécurité ou à la conservation a permis une grande souplesse dans le dessin du parcours des visiteurs, autorisant la découverte individuelle de chaque panneau et donc un plus grand respect du public.
Rencontrer le réel
Prenant acte du désir légitime des visiteurs des maisons d'écrivain de rencontrer le « réel », Gérard Cohen, de la Mission évaluation et conseil de la Direction du livre et de la lecture et responsable du Répertoire des manuscrits littéraires français contemporains, a, quant à lui, rappelé que les produits des techniques de reproduction n'ont pas toujours été frappés d'indignité et ont été prisés, par un écrivain tel que Marcel Proust, pour leurs qualités intrinsèques : prolongements de la mémoire, supports de l'éducation artistique, voire instruments de modification de la perception. Il a fait valoir les avantages du choix d'un support de substitution radicalement distinct du support original : ainsi, loin de constituer des ersatz des originaux, ces documents secondaires – notamment les copies numériques associées à un hypertexte – apportent quelque chose de plus et de différent à la lecture des manuscrits et des objets. Ces supports constituent une des étapes du processus d'interprétation qui doit se manifester de manière claire et cohérente à travers toute exposition et sont nécessaires – par la mise à distance comme par les rapprochements significatifs qu'ils induisent – à la rectification des erreurs de perspective historiques. Après avoir rappelé en quoi les documents de substitution offrent des solutions élégantes aux problèmes de scénographie et de conservation, il en a évalué la portée propédeutique en tant « qu'état muséographique » – à tout moment réversible et modifiable – de la collection originale.
En conclusion, on peut se féliciter du choix par les organisateurs d'un thème volontairement restreint pour ces Rencontres, choix qui a véritablement permis aux intervenants, stimulés par les débats nourris par les participants, de tirer des enseignements d'ordre théorique et pratique de quelques cas récents d'anniversaires commémoratifs et qui autorise les organisateurs à envisager prochainement la publication en ligne sur le site Internet de la Fédération des maisons d'écrivain et des patrimoines littéraires 3 d'un Guide de la commémoration littéraire, ainsi que du texte intégral de certaines interventions.