Numérisation et droits

Annie Le Saux

« La protection du droit d’auteur ne doit pas devenir un obstacle à la diffusion du savoir ». Ce qui est vrai pour les ouvrages papier le devient encore plus avec les moyens actuels de reproduction et de diffusion des oeuvres, et notamment avec la numérisation. La journée d’étude du 27 octobre 1999 n’était certes pas la première à s’intéresser à la numérisation, mais, cette fois, ce fut l’aspect juridique de la numérisation qui fut abordé et non les problèmes techniques. Et la Bibliothèque nationale de France était particulièrement concernée par une réflexion sur ce thème. En effet, pour des raisons de droit, de respect du code de la propriété intellectuelle, seuls 55 000 des 86 000 imprimés et 45 000 des 200 000 images fixes actuellement numérisés et consultables sur les sites de Tolbiac et de Richelieu, pourront être diffusés, via Internet, à plus ou moins long terme, car libres de droit.

La législation actuelle

La complexité des questions juridiques découle en partie de la nouveauté du domaine, auquel elles ont à s’appliquer. Cette constatation s’applique particulièrement bien aux oeuvres multimédias, pour lesquelles les choses sont récentes, floues, et ne s’accompagnent, pour l’instant, d’aucun texte applicable. Tenter de les rapprocher de la législation propre aux logiciels, aux œuvres audiovisuelles, ou encore aux banques de données est réducteur, estime Manuela Dournes, formatrice à l’Asfored (Association pour la formation aux métiers de l’édition), car chacune de ces catégories ne forme qu’une des composantes de l’œuvre multimédia. Donc, pour l’instant, observe-t-elle, on ne peut que laisser la pratique évoluer.

Parler de droit d’auteur suppose de définir qui sont les titulaires de ce droit. Traditionnellement, c’est l’auteur qui est protégé, mais la notion même d’auteur a évolué. L’auteur ne travaille plus seul, il a des co-auteurs. Les oeuvres sont de plus en plus collectives. Cela a fait d’ailleurs la une de l’actualité, on l’a vu il y a peu, avec les problèmes soulevés par la diffusion en ligne d’articles parus dans la presse écrite 1. S’agit-il, dans ce cas, d’une publication différente, comme le soutiennent les journalistes, qui, de ce fait, estiment devoir recevoir une rémunération complémentaire ? Ou est-ce une composante à part entière du journal, au même titre que le support papier, comme l’affirment les éditeurs, qui, en conséquence, se considèrent comme les titulaires du droit d’auteur ? Qui dit oeuvre collective, ne dit pas abandon des droits, juge quant à elle Manuela Dournes, et le mécanisme de transmission des droits doit être respecté.

Quels sont les droits concernés ? Il s’agit des droits de reproduction et des droits de représentation ou de communication au public. En effet, dès lors qu’un acte est susceptible de permettre la communication d’une oeuvre au public, il doit être soumis au droit d’auteur. Un certain nombre d’exceptions viennent cependant tempérer ce droit. Elles concernent les copies sur papier, à la condition que les ayants droit reçoivent une rémunération ; sur support analogique, pour un usage privé et à des fins non commerciales, avec une compensation équitable pour les ayants droit ; sur support numérique, pour usage privé et à des fins non commerciales… Très restrictives en France, ces exceptions soulèvent un nouveau débat du fait de l’environnement numérique. Quant à l’exception concernant les reproductions spécifiques à des fins d’archivage et de conservation, elle intéresse tout particulièrement les bibliothèques. Mais la logique de communication, qui constitue pourtant une des missions des bibliothèques, ne fait pas partie des exceptions.

En conclusion, Manuela Dournes a conseillé de suivre les évolutions technologiques et de rechercher un juste équilibre entre les intérêts et les droits des ayants droit et ceux des utilisateurs – ce qui est si facile à dire l’est, hélas moins, à faire.

Le livre et le numérique

Jean-Manuel Bourgois, des éditions Magnard, a fait part de ses inquiétudes concernant les grandes déchirures qui sont en train de se produire dans le métier de l’édition. Le développement du numérique va changer les métiers des éditeurs et des libraires, continua-t-il, donnant, à l’appui de ses dires, plusieurs exemples d’évolutions déjà constatées. Les périodiques scientifiques électroniques remplacent de plus en plus les éditions sur papier. Les éditions médicales sont elles aussi concernées, du fait de la plus grande facilité apportée par ces nouveaux moyens de diffusion dans le traitement des images. L’Encyclopædia Universalis voit son édition papier disparaître. L’Encyclopædia Britannica offre désormais une consultation gratuite en ligne. La prochaine étape vise les manuels scolaires et universitaires, avec le développement des éditions à la demande. Enfin, dernière constatation, le commerce électronique prend de l’ampleur : Amazon.com représente 3 % du marché du livre aux États-Unis.

Pierre-Yves Gautier, l’un des grands témoins invités, tout au long de la journée, à commenter les propos des intervenants, s’est montré moins alarmiste que Jean-Manuel Bourgois. Pour ce professeur de droit, les métiers vont bien sûr se transformer, mais l’esprit d’abstraction du droit, qui est son atout majeur, devrait pouvoir régler ces situations nouvelles, car « le droit, comme l’histoire, n’est qu’un perpétuel mouvement d’adaptation à l’invention humaine ».

Des réalisations de numérisation en bibliothèques

Les bibliothèques se sont lancées, depuis plusieurs années déjà, dans la numérisation de leurs fonds. Parmi les documents numérisés, les dossiers de presse, réalisés depuis longtemps manuellement, profitent des avantages liés à cette technologie, même si, comme l’a fait remarquer Sylvie Postel-Vinay, de la bibliothèque de la Fondation nationale des sciences politiques, « les dossiers microfilmés forment un tout matériel que l’on ne retrouve que rarement dans les dossiers virtuels ».

La relative confidentialité de la diffusion de cette information, avant que la numérisation ne fasse son apparition, laissait en sommeil les questions juridiques. Or, comme le nota François Reiner 2, directeur de la bibliothèque de la Fondation nationale des sciences politiques, >« ce qui était perçu comme une activité inoffensive du point de vue du droit d’auteur, devient, du fait de la visibilité offerte par les techniques actuelles, une activité à risque ».

Des principes, qui étaient des évidences, il y a quelques années, n’ont plus cours dorénavant, comme : puisque nous payons un abonnement, nous pouvons faire ce que nous voulons de la publication, ou, encore, puisque nous offrons une communication gratuite, nous demandons des tarifs peu élevés. La Bibliothèque publique d’information, qui s’est mise à l’heure de la numérisation avec sa banque d’images et ses dossiers de presse, constitués depuis 1989, est confrontée à ces problèmes. Et, comme l’a constaté Dominique Rouillard, la complexité juridique s’assortit de problèmes financiers.

De nombreuses questions restent encore en suspens : si droits il y a, avec qui les négocier – la multiplicité des ayants droit accentuant cette difficulté ? Comment calculer les droits à payer et comment passer du paiement forfaitaire qu’est l’abonnement à un paiement à l’acte ? Si l’on fait passer les documents sur un autre support, cela suppose-t-il une modification du statut juridique ? La tentation qu’ont les bibliothécaires de donner un accès plus large à des dossiers de presse, dont l’intérêt dépasse souvent largement le public de leur établissement, implique généralement un accroissement des problèmes juridiques.

La fourniture de documents numérisés sur place et à distance

L’exemple de l’Inist (Institut de l’information scientifique et technique), unité de service du CNRS et sorte de centrale documentaire, est particulièrement représentatif de la situation actuelle. Depuis le début de 1991, 1000 périodiques sont numérisés à des fins de stockage, sur disque optique numérique (DON), cédéroms, disques durs. Marc Guichard insiste bien sur l’utilisation de la numérisation pour le stockage et non pour la diffusion électronique. Car, pour ce service de fourniture électronique, l’Inist, comme les autres intermédiaires, n’en est qu’au stade de la discussion avec les éditeurs. Des éditeurs qui, pour l’instant, pratiquent des tarifs prohibitifs, qui freinent les accords concernant la transmission électronique des documents.

C’est pour répondre à des situations financières de plus en plus insurmontables que six universités françaises ont décidé de se regrouper pour négocier des accords avec des éditeurs. Leurs négociations avec Elsevier ont abouti à la création du premier consortium d’universités français, dont les accords furent détaillés par Jean-Philippe Schmitt, du SCD de Strasbourg I – Louis Pasteur 3. Les articles des périodiques ne pouvant être, pour l’instant, légalement envoyés, comme on l’a déjà vu avec l’Inist, que sous forme papier, par courrier ou par fax, pour que le prêt entre bibliothèques puisse bénéficier des avantages de la transmission électronique, de nouvelles négociations devront être engagées avec les éditeurs.

Prudence ou témérité

L’introduction des évolutions technologiques ne s’est faite dans les bibliothèques que progressivement. Les préoccupations des bibliothécaires face à ces nouvelles technologies ont d’abord été liées à la technique et à l’informatique, avant de devenir juridiques. Il s’agissait avant tout de régler les problèmes en les prenant les uns après les autres, suivant l’urgence, et au fur et à mesure de leur apparition.

Devant la nouveauté, la complexité et la diversité de tels problèmes, le non-respect de la loi n’était pas rare, la plupart du temps dû à une méconnaissance du sujet plus qu’à un désir de frauder. Et c’est souvent en toute bonne foi que les bibliothèques et centres de documentation se sont appropriés les nouvelles technologies, sans se soucier des problèmes juridiques inhérents. C’est ce qui s’est passé au centre de documentation de l’Institut français du pétrole, comme l’a raconté, dans un exposé vivant et particulièrement instructif, Évelyne Nocera : depuis l’introduction de connexions à Internet, jusqu’à la réalisation d’un intranet, sur lequel des références bibliographiques, des rapports internes, des communications à des congrès, puis leurs propres publications numérisées ont été diffusés, tout a été fait en toute innocence, dans un sentiment, certes, de fausse honnêteté, mais qui était lié à l’ignorance et à la nouveauté du problème et au désir de faire profiter au maximum leurs chercheurs des dernières avancées technologiques. Et il a semblé quelque peu exagéré de qualifier ces actes, comme l’a fait l’avocat Emmanuel Pierrat, auteur des chroniques juridiques de Livres Hebdo, de « contrefaçon exemplaire ».

Devant le caractère évolutif et accéléré de la question de la numérisation, ce sont souvent des solutions pragmatiques, qui sont appliquées. Certains choisissent la prudence – ce qui allait dans le sens des recommandations des témoins juristes –, et souvent l’inaction devant l’abondance de risques, ce qui peut sembler compréhensible tant les facteurs de confusion sont nombreux. Or, prendre des risques peut être considéré comme une solution face à l’absence de textes auxquels se référer, car c’est parfois en prenant des initiatives et en ne s’enfermant pas dans une application trop stricte du droit, qu’on peut le faire évoluer.

C’est dans ce sens que Jean-Claude Groshens, président du Conseil supérieur des bibliothèques, conclut cette journée, suggérant qu’en matière juridique, « le diable se cache dans les détails », et soulignant qu’il était un droit qu’il était encore plus important de respecter : le droit moral.