Vers une nouvelle érudition
Numérisation et recherche en histoire du livre
Dominique Arot
Les 6 et 7 décembre derniers, dans le cadre des entretiens Jacques Cartier qui, chaque année, font se confronter dans divers domaines expériences françaises (et plus précisément lyonnaises) et québécoises, l'École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques, contribuait à l'organisation d'un colloque hébergé dans ses locaux. Par leur thème, ces journées formaient une sorte de prolongement aux rencontres récemment organisées par Les Nouvelles du livre ancien 1.
Jacques Dalarun, tout en présentant les activités de l'Institut de recherche et d'histoire des textes (IRHT), exprimait ses réserves sur le concept de « nouvelle érudition » qui lui rappelait fâcheusement « la nouvelle cuisine » et les « nouveaux philosophes ». Il avouait sa préférence pour un titre tel que « les nouvelles technologies au service de l'érudition critique ». Dans le domaine qui est celui de son Institut, tous les moyens – y compris les plus actuels – doivent être mobilisés, tant le manuscrit demeure encore aujourd'hui une terre presque inconnue. Il soulignait que toutes les recherches ne sont pas possibles avec le seul microfilm ou le document numérisé. La consultation des originaux, par exemple pour les études codicologiques, demeure indispensable. Il concluait en faisant part de son inquiétude sur les déficits de la formation française (il n'existe que trois chaires de paléographie médiévale).
Marc Smith, enseignant à l'École nationale des chartes, allait dans le même sens en mettant l'accent sur la faiblesse des enseignements de disciplines auxiliaires de l'histoire au sein de l'université française. Il lui semblait donc utile de présenter un grand nombre de programmes d'enseignement recourant aux techniques les plus récentes, qu'il s'agisse de dictionnaires d'abréviations, d'enseignement de la paléographie assisté par ordinateur, de sites de papyrologie, d'instruments autorisant la comparaison des lettres ou permettant de détecter un changement de main à l'intérieur d'un manuscrit. La base Ménestrel, sur le site de l'IRHT 2, s'efforce de regrouper ces informations et de dresser l'inventaire des liens utiles aux médiévistes.
Recherche et nouvelles ressources de la technologie
Ce même rapport entre recherche et nouvelles ressources de la technologie (technique photographique et numérisation) était exploré par Rolf Dessauer, Daniel W. Mosser, Ernest Sullivan et Len Hatfield à propos de l'étude des filigranes. Plus spectaculaire encore fut la présentation de Daniele Broia, de la Société Fotoscientifica, à Parme, qui démontra comment la numérisation d'un manuscrit palimpseste permet, à partir de la coloration des différentes écritures, de mettre en évidence trois niveaux d'écriture et d'en faciliter le déchiffrage. Autre avantage de la numérisation : la possibilité de travailler facilement sur des documents de très grande taille ou, à l'inverse, d'explorer d'infimes détails.
Pour demeurer dans le registre du spectaculaire, voire du pittoresque, Odile Blanc présentait, sous le beau titre « L'étoffe numérique », la banque d'images du musée des Tissus à Lyon. Et si l'on s'éloignait un instant de l'écrit, qu'il s'agisse de manuscrits ou de livres, on demeurait proche des préoccupations des bibliothèques : traitement d'objets singuliers et hétérogènes, constitution de thésaurus et, une fois encore, problèmes de propriété intellectuelle et artistique.
L'intervention plus technique de Guylaine Beaudry, de l'université de Montréal, a, par sa précision et ses vertus pédagogiques, constitué le pivot de ces deux journées. Elle insistait opportunément sur les distinctions à établir dans tout programme de numérisation entre formats de production, de conservation/archivage et de diffusion, et proposait des schémas très clairs de circuits de traitement des documents. Tout aussi précieuse était la grille d'analyse et d'évaluation présentée, articulée autour des critères suivants : accessibilité à l'avenir et pérennité ; répartition géographique et travail en réseau ; accès à l'image (valeur iconographique et historique) ; accès au texte (recherche en plein texte, intégration d'outils) ; valeur ajoutée ; diffusion (avec des logiciels connus du grand public).
Guylaine Beaudry a conclu en évoquant les relations entre les bibliothèques et la recherche et mis en lumière le caractère pluridisciplinaire des divers projets cités en exemple et les compétences variées à mobiliser : chercheurs spécialistes de la discipline, bibliothécaires, informaticiens, graphistes.
En présentant le projet européen BAMBI mené entre 1995 et 1997 dans le souci de garantir un meilleur accès aux manuscrits via leur numérisation, Andrea Bozzi en tirait des leçons voisines de celles des intervenants précédents, la qualité d'un tel programme se mesurant en termes de préservation, d'accessibilité, de lisibilité, d'intégration d'instruments de recherche, de partage rendu possible des annotations et des variantes.
Paolo d'Iorio, de l'Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM), explorait, à propos de son projet « HyperNietzsche » consacré à la numérisation des manuscrits de Nietzsche, les ressources offertes par ce biais aux chercheurs. Il mettait ainsi l'accent sur la notion de contextualisation. Autour d'un manuscrit de Nietzsche doit s'organiser un réseau de références (essais consacrés à une oeuvre, forum entre chercheurs, outils permettant d'exploiter le matériau donné à voir). Un extrait de la partition de Carmen de Bizet annoté par le philosophe offre en contrepoint la séquence filmée et l'extrait musical correspondants. Reste que le caractère séduisant d'une telle approche ne doit pas éluder les questions juridiques qu'elle pose inévitablement.
Histoire du livre imprimé
Plusieurs projets présentés s'attachaient plus particulièrement à l'histoire du livre imprimé. Ainsi, Silvio Corsini, de la bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, et Daniel Droixhe, de l'université de Liège, centraient leurs deux communications sur la numérisation du matériel typographique dans une double perspective d'histoire de l'imprimerie et, plus prosaïquement, d'aide au catalogage des ouvrages, spécialement dans le cas des éditions clandestines et des contrefaçons. Passe-Partout, banque internationale d'ornements d'imprimerie, exploite les ressources de la numérisation des marques d'imprimeurs et de leur formalisation par empreinte mathématique, permettant la comparaison d'un élément décoratif donné avec les marques déjà répertoriées 3.
Il était conforme au principe de ces rencontres que projets lyonnais et québécois se confrontent. Pierre Guinard, de la bibliothèque municipale de Lyon, à partir du programme de numérisation des enluminures des manuscrits médiévaux, montrait bien l'intérêt de dévoiler le patrimoine en direction d'un large public, en imaginant, à partir de la base constituée, des présentations thématiques (les images de la Nativité en décembre, par exemple).
Au Québec
Si l'enthousiasme de Lise Bissonnette, présidente de la Grande bibliothèque du Québec, était communicatif, quelques-unes des pistes évoquées à propos de ce grand projet (la recherche de nouveaux publics, par exemple, le discours sur le virtuel) n'étaient pas sans évoquer des souvenirs mitigés chez les auditeurs français… Gilles Gallichan, de la bibliothèque de l'Assemblée nationale du Québec, insistait sur l'enjeu constitué par la numérisation des débats parlementaires et leur reconstitution pour l'institution collective québécoise la plus chargée d'histoire.
C'est d'histoire et de mémoire collective que traitait également Suzanne Ledoux en détaillant les programmes de numérisation de la Bibliothèque nationale du Québec 4. Elle s'attardait opportunément sur la description des ressources numérisées en indiquant que 12 000 notices sur les 500 000 du catalogue de la bibliothèque renvoyaient vers un document numérisé (à partir du champ 856 du format MARC, pour les spécialistes).
L'intérêt de ces deux journées, au-delà de la présentation souvent passionnée et passionnante de projets et d'expériences d'une grande richesse, aura été de susciter une réflexion en profondeur sur quelques questions soulevées par la plupart des intervenants : comment travailler sur un document alors qu'on n'a aucune idée de la présentation concrète de l'original ? Comment « rendre justice au livre » (l'expression est de Richard Bouché et Ada Corongi) à travers le substitut à sa présence matérielle qu'est le catalogue ? Comment échapper à la dictature de l'image, selon le vœu de Jacques Dalarun ?