Le livre numérique
Courant 1998, le gouvernement français a adopté un plan d'actions visant à intégrer la France dans la « société de l'information ». Le livre, objet de divertissement ou outil de diffusion du savoir, n'échappe pas à l'emprise des nouvelles technologies de l'information et de la communication, que ce soit au niveau de la création, de l'édition, de la commercialisation, de la préservation, ou de la lecture elle-même. La ministre de la Culture, Catherine Trautmann, a donné mandat au président du directoire des éditions Bayard, Alain Cordier, de constituer une Commission et « d'identifier les effets du développement d'Internet et de la numérisation sur la politique du livre et de la lecture ».
Cette commission est composée de neuf membres, dont un directeur de bibliothèque – Patrick Bazin, de la bibliothèque municipale de Lyon –, et de cinq rapporteurs. Entre octobre 1998 et mai 1999, elle aura procédé à l'audition de vingt-huit acteurs concernés par le livre électronique ou déjà actifs dans ce secteur : sociétés d'auteurs, représentants des éditeurs, libraires, universitaires, juristes et bibliothécaires 1.
Dès les premières pages, la Commission expose clairement le paradigme technologique, dont le réseau Internet omniprésent occupe une place centrale. Pour les substituts électroniques du livre, la pérennité des moyens de stockage est un défi essentiel à relever dans ce contexte. En revanche, le rapport reconnaît le travail essentiel de l'éditeur dans la production du livre, que ce dernier soit matériel ou numérique : filtrer, contrôler, assurer une certaine qualité et une homogénéité aux textes sont autant de tâches intellectuelles qui restent nécessaires. Ces arguments sont solidement structurés et ne peuvent faire que l'unanimité. La Commission aborde également le phénomène de l'auto-édition, qui permet à de nouveaux auteurs de s'exprimer librement sur le Web, ainsi que celui de la micro-édition, qui autorise des éditions traditionnelles à faible tirage grâce à ces techniques nouvelles.
Rémunérer la création
La nécessité de rémunérer la création dans l'univers du numérique est une des idées fortes du rapport. L'accès aux informations sur Internet donne l'illusion de la gratuité. Mais le travail éditorial – parfois confondu avec la facturation du fournisseur d'accès! – doit être rétribué à sa juste valeur. Plusieurs modes de facturation sont examinés : abonnement, paiement à la consultation ou par déchargement, financement indirect par des annonces publicitaires. Le changement de technologie rend nécessaire la révision de notions liées au livre matériel comme le prix unique, le droit de copie (copyright) ou encore le taux de TVA réduit. La Commission recommande « d'introduire dans l'univers du numérique des capacités de contrôle de la reproduction d'un texte », ce qui conduit à l'établissement de mécanismes régulateurs du type juridique.
Le rapport examine ensuite toute la chaîne de distribution du livre dans la perspective d'Internet, à commencer par la vente d'exemplaires physiques de livres au moyen du commerce électronique (phénomène amazon.com). Il constate que le prix unique du livre – dans le but de maintenir un réseau dense de librairies traditionnelles, dont la qualité et la valeur ajoutée sont indéniables – ne s'applique plus à des librairies virtuelles opérant depuis l'étranger.
Le rôle des bibliothèques n'est évidemment pas oublié. La Bibliothèque du Congrès est un des sites les plus visités au monde. Les documents électroniques de substitution apportent beaucoup d'avantages aux bibliothèques traditionnelles, pour autant que les critères de numérisation soient préalablement définis. Les bibliothèques doivent devenir des points d'accès aux collections numérisées et, dans ce sens, « il convient de maintenir vivant le réseau des bibliothèques de petites villes et des bibliobus ».
L'univers des documents électroniques n'ira pas sans modifier profondément les modes de pensée et d'écriture, assure la Commission. L'instabilité des documents numériques sur Internet induit « un univers de fluidité permanente » qui nécessitera non seulement le recyclage des métiers du livre, mais aussi celui de lecteur!
Des réflexions de nature éthique
Le rapport proprement dit se termine par des réflexions de nature éthique. De façon paradoxale, l'univers numérique présente une grande liberté pour diffuser et obtenir des informations, mais également des outils sans précédents « de contrôle des comportements et d'intrusion dans la vie privée ». Il s'agira de réguler étroitement les canaux de diffusion contre ces dérives. Il faudra aussi veiller à ce qu'une nouvelle discrimination sociale selon les possibilités d'accès à ces techniques ne se forme pas. À ces conditions seulement elles seront un réel facteur de progrès.
Complété par les points de vue des personnes auditionnées, ce document dresse un état complet de l'avenir proche du livre numérique. Partant des problèmes que vont rencontrer tôt ou tard les éditeurs, les libraires, ou les bibliothèques, cet ouvrage offre un fil conducteur à ceux qui veulent élaborer des stratégies de migration vers le livre électronique grand public.
On peut cependant regretter que cette Commission n'ait pas abordé la diffusion des informations électroniques de type scientifique. Elle suit en effet une économie bien différente : les auteurs sont rémunérés d'une autre façon – en considération et prestige plus qu'en espèces d'ailleurs. Or le savoir numérique francophone mérite aussi une protection et une promotion efficaces. Le rapport ignore les mouvements qui se sont produits dans certains domaines des sciences exactes, comme la physique ou la médecine, où les connaissances sont diffusées largement et rapidement sans contrôle ni vérification préalables par les pairs, et sans passer par l'intermédiaire des éditeurs. Mais ce sera peut-être la tâche d'une autre commission que de se pencher sur ces enjeux tout aussi cruciaux…