Le gouvernement de la culture
Maryvonne de Saint-Pulgent
Surgi de l'ombre portée de la prose fumarolienne, cet ouvrage doit être lu honnêtement et ne doit pas être surinterprété : il mérite mieux que l'amalgame avec, par exemple, La Comédie de la culture, de Michel Schneider 1. Pour deux raisons, au moins : d'une part, il traite de la politique culturelle de l'État, de ses moyens et de ses résultats, non de son bien-fondé, considéré comme acquis (« la culture, devoir d'État »); d'autre part, il s'appuie sur une information sérieuse, chiffrée, et non sur une expérience malheureuse.
Pourtant, Maryvonne de Saint-Pulgent, directeur du Patrimoine au ministère de la Culture de 1993 à 1997, a connu elle aussi la disgrâce politique. Mais son essai ne saurait se résumer à un exercice de déploration ou à un travail de deuil… Au demeurant, le propos n'est pas uniment sérieux, mais s'accommode d'une plume alerte et ironique.
Faiblesses d'un ministère
Vu de l'intérieur, le ministère de la Culture est ici décrit à la fois comme une administration et comme une volonté politique. Il a les défauts d'une administration : querelles de territoire, difficultés à promouvoir le mérite, gestion peu prospective, inflation des textes et des procédures… L'histoire et la logique administratives expliquent (sans les justifier) certaines de ces faiblesses. L'auteur met, en particulier, l'accent sur la juxtaposition, au sein du ministère, de deux ensembles étrangers l'un à l'autre : d'une part, « les vieilles administrations patrimoniales, archives, musées, patrimoine et bibliothèques », sachant administrer, crédibles, mais, dit-elle, anachroniques et rigides; d'autre part, « une collection hétéroclite de bureaux et d'organismes », passionnés pour l'art et la création, mais sous-administrée et sujette « aux pressions politiques et clientélistes ». Ce curieux attelage doit inciter à nuancer les attaques dont le ministère est l'objet : il y a, dit même l'auteur, « deux ministères différents ».
Comme instrument politique, le ministère n'esquive pas non plus les reproches. L'auteur montre ainsi les effets pervers des subventions qui provoquent « l'inflation culturelle » indépendamment de « tout service rendu au public » et, a fortiori, de tout succès public : le taux de remplissage des salles parisiennes, en 1997, n'était en moyenne que de 60 % pour la musique classique et de 30 % pour le théâtre. « L'innovation, même hasardeuse, est nécessaire à l'art et il est bon que le financement public y soit propice. Mais il n'est pas bon qu'elle échappe totalement à la sanction du public grâce à un système où celui-ci est seulement un moyen d'améliorer l'acoustique de la salle, selon l'inoubliable mot de Schönberg ». Dans ce même registre, les grands travaux suscitent quelques pages facilement ironiques sur le thème « le Grand est beau », Grande Arche de la Défense, Grande Halle de la Villette, Grande Galerie du Museum et, bien entendu, Très Grande Bibliothèque (donc, très belle). Le « goût de la bâtisse » est politique, car il cumule l'événement (l'inauguration) et la marque sur l'avenir. Inversement, dit l'auteur, « le patrimoine n'a que des défauts » (lenteur du temps, horreur du changement, créateurs défunts), c'est pourquoi les ministres ne l'aiment pas.
Échecs d'une politique
Les résultats de la politique ministérielle sont décrits d'une plume sévère. J'évoquerai deux exemples : la démocratisation culturelle et la régulation des marchés.
L'analyse des enquêtes sur les pratiques culturelles des Français amène l'auteur à conclure non seulement à l'échec de la politique de démocratisation culturelle mais même à la nécessité d'y renoncer. Critiquant (toujours allégrement) le relativisme culturel, les « vertus morales de l'art » (propres à combattre l'incivisme et la fracture sociale) et « l'idéologie rousseauiste » de la culture, l'auteur appelle peu clairement à un humble recentrage sur une mystérieuse « instruction publique ». En effet, dit-elle, les efforts de partage des pratiques cultivées sont battus en brèche par la consommation culturelle (sur écran) et les seuls succès de la politique culturelle sont « involontaires » (en ce qu'elle atteint « des objectifs qu'elle ne se fixe pas ») : le « triomphe du patrimoine » et l'augmentation des pratiques amateurs. La politique d'offre d'équipements et de services a montré ses limites. Elle doit laisser la place, propose-t-elle, à une politique de soutien à la demande par le biais, notamment, de « chèques-culture » – mais l'on sait que les obstacles à la fréquentation sont socioculturels plutôt qu'économiques.
Pour la régulation publique des marchés culturels (livre, cinéma, télévision, radio…), elle souligne la confrontation entre deux logiques : une logique économique (favorable à la dérégulation) et une logique culturelle (affamée de quotas, d'encadrement juridique et de redistribution grâce à des taxes parafiscales). La première penche vers la concentration, la deuxième cherche à défendre la diversité. Mais après cette analyse équilibrée, l'auteur ne défend guère que la logique économique. Elle critique le soutien aux « micro-opérateurs » (qui ayant moins de frais ont, dit-elle, moins besoin d'être aidés), prône la privatisation des chaînes publiques de télévision (sauf une) et conclut à l'échec de la loi Lang sur le livre. Il faut développer le mécénat privé, les « petits porteurs » de projet, et défiscaliser la culture en généralisant le modèle des SOFICA (sociétés d'investissement dans le cinéma).
Ainsi, on le voit, si le diagnostic est souvent juste, les solutions évoquées dans cet ouvrage versent dans le libéralisme le plus plat et négligent la spécificité de l'offre et de la demande en matière culturelle. Après « le Grand est beau », voici « le Privé est beau ». Derrière l'ironie, l'auteur manque quelquefois de sérieux…