Vues sur la ville
la Cité à travers le patrimoine écrit
Sarah Toulouse
Depuis trois ans, le colloque organisé par la FFCB (Fédération française de coopération entre bibliothèques) et l'ARALD (Agence Rhône-Alpes pour le livre et la documentation) pour clôre le Mois du patrimoine écrit a quitté Roanne. Après Lyon et Chambéry, Grenoble l'a accueilli les 21 et 22 octobre derniers, pour évoquer cette fois la Cité à travers le patrimoine écrit. Les interventions et les débats de ces deux jours, très riches comme toujours, ont été suivis par quelque 130 participants (dont une trentaine seulement ne venaient ni de la région Rhône-Alpes, ni de Paris, ce qui est un peu regrettable pour cette manifestation nationale).
Par le caractère immuable des pierres qui la composent et le perpétuel changement qu'elle subit pourtant, la ville fascine les écrivains, qui la décrivent ou s'en inspirent, les architectes qui la rêvent et la construisent, les bibliothécaires et les archivistes qui tentent d'en garder les traces, d'en constituer la mémoire, enfin et surtout, ses propres habitants, qui la vivent au quotidien, la parcourent, s'y attachent.
Dans sa conférence inaugurale, François Loyer, directeur de recherche au CNRS, s'est interrogé sur la définition même de la ville. On peut la voir comme l'agglomération des êtres, de leurs activités, de leurs individualités, comme un lieu de rencontres, d'échanges, de conflits, de circulations. Mais il faut aussi rappeler la matérialité de la ville, et la voir comme l'emboîtage de tous les territoires, individuels et collectifs. Dans sa forme, la ville transpose les partages d'autorité, et en garde la marque pour des siècles : elle se fige, mais au cours du temps, les usages des bâtiments évoluent et s'adaptent aux exigences, aux besoins sans cesse changeants. Le patrimoine écrit et graphique raconte, représente, interprète la ville. Chacun à sa manière – le roman, le guide touristique, le document d'archives, la presse, la gravure, la photographie – lui donne un sens.
Villes et architecture
Après l'évocation du Grenoble de Stendhal à travers Lucien Leuwen et Les Mémoires d'Henri Brulard, par Rémi Baudoui, chef de la recherche architecturale et urbaine à la Direction de l'architecture et du patrimoine, la première partie du colloque s'est intéressée à l'architecture des villes, tant réelle qu'imaginaire.
Hélène Dessales, de la Bibliothèque d'art et d'archéologie, a présenté une série de récits de voyages à Pompéi effectués entre 1815 et 1835, dont les nombreuses illustrations sont aujourd'hui des sources archéologiques à part entière : de nombreuses fresques dessinées à l'époque par les voyageurs dans leurs carnets ont disparu depuis.
Jean Boutier, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (Marseille), a évoqué ses travaux de carto-bibliographie de Paris : il a recensé pour l'époque moderne environ 350 plans et vues différents dans un millier d'éditions. Il constate ainsi la transformation progressive de la représentation de la ville en général : la première approche correspond plus à une description qu'à un inventaire et s'attache à la ville dans sa totalité en montrant la forma urbis ; peu à peu à partir de la fin du XVIIe siècle se met en place un « Nouveau régime » cartographique, avec l'apparition des quadrillages, des mesures précises, des inventaires exhaustifs des rues, etc. Désormais les plans se multiplient : la mouvance de la ville rend leur actualisation nécessaire. Ils se diversifient également, pour mieux répondre aux nouvelles fonctions qu'on leur assigne : ils deviennent instruments de gestion de l'existant (zones à risques, divisions administratives), mais aussi outils de conception des transformations futures.
Dominique Jacobi, de la bibliothèque municipale de Marseille, a évoqué l'histoire de cette ville entre 1860 et 1914 à travers les collections du musée des Photographies documentaires de Provence, qui a réuni, entre 1905 et 1914, des reportages photographiques réalisés sur les grands chantiers de démolition et de construction, ou à l'occasion d'événements divers tels que les expositions industrielles ou les visites officielles.
Patrice Marcilloux, directeur des Archives du Pas-de-Calais, a ensuite rappelé le triste sort de la ville d'Arras au cours de la première guerre mondiale. Il a brillamment démontré comment la destruction a été exaltée et a engendré toutes sortes de documents écrits et graphiques qui mettent en exergue les ruines, sans cependant oublier la comparaison, le classement qui n'a pas manqué d'être fait avec les autres villes patrimoniales détruites par les Allemands.
Cités imaginaires et utopiques
Les cités imaginaires et utopiques ont fait l'objet de deux communications. Dominique Rouillard, chargée de cours à l'École d'architecture de Paris, a décrit un courant architectural des années 60 tourné résolument vers l'utopie, qui a développé des projets de méga-structures très complexes, avec une volonté de maîtrise totale du territoire qui devait permettre de retrouver la communauté urbaine jugée perdue. Les magnifiques dessins laissés par ces architectes sont cependant les seules traces de leur utopie, car l'une des originalités de ce mouvement était la volonté de « non-construire ». Jean-Luc Arnaud, chargé de recherche au CNRS, a quant à lui abordé le problème des sources et des interprétations de la représentation des villes de l'Orient dans les éditions successives des voyages de Jean-Baptiste Tavernier, parues entre 1676 et 1830.
La vie dans la cité
La deuxième partie du colloque s'est intéressée à la vie dans la cité. Régis Bertrand, professeur d'histoire moderne à l'université de Provence, a brossé avec beaucoup d'humour le portrait des monographies urbaines (et de leurs monographes…), dont les enjeux sont souvent assez éloignés de la réalisation d'une simple histoire ou description de la ville. La monographie urbaine naît de la tension entre l'originalité proclamée du lieu et la volonté d'intégration à un état, qui entraîne à l'inverse une banalisation. Elle traduit une aspiration à faire de la ville une communauté, grâce à une mémoire collective, et permet en quelque sorte de maîtriser un espace sans cesse changeant. Elle est enfin un enjeu de pouvoir, puisqu'il s'agit de donner une certaine image de la ville. De ce fait, elle se garde bien en général de situer, de comparer, de relativiser dans l'espace et dans le temps.
Yvette Weber, de la bibliothèque municipale de Lyon, a évoqué la richesse des traces écrites et graphiques qu'a pu laisser le mouvement du mutualisme né dans le milieu des canuts lyonnais entre 1828 et 1834. Jean-Marc Vidal, conservateur, et Thierry Maillot, bibliothécaire, ont montré le rôle de « passeur de mémoire » joué par la bibliothèque municipale de Grenoble dans la réalisation d'une exposition, puis d'un livre autour de la cité-jardin Paul Mistral, construite en 1925 et détruite en 1966. Le rôle des Archives municipales d'une ville récente de l'agglomération grenobloise, Échirolles, a été présenté par Lise Lengaigne, archiviste municipale.
Paris, la ville par excellence, est revenue à l'honneur dans l'intervention de Roger-Henri Guerrand, professeur émérite à l'École d'architecture de Paris-Belleville. Avec fougue et panache, il a déploré la rareté, la dispersion et la difficulté d'accès aux sources de l'histoire de ces lieux de la vie quotidienne que sont les toilettes publiques et les cabinets privés. Il a plus généralement rappelé que la saleté et l'insalubrité de Paris pendant des siècles n'ont laissé que peu de traces écrites : soit on ne s'en préoccupait pas, soit on ne voulait pas parler de ces choses contraires aux bonnes mœurs.
Jean-Yves de Lépinay, directeur du Forum des images, nous a présenté cette association connue jusque-là sous le nom de Vidéothèque de Paris, évoquant son travail de sélection parmi toutes les images animées que l'on crée sur ou dans Paris. Leur collection s'étend à tous les genres, permettant ainsi de confronter les images entre elles. Les apports des techniques numériques sont fondamentaux dans le domaine de l'image et vont déplacer dans les années à venir les frontières de perception entre texte et image : désormais, il va devenir possible de feuilleter un film comme on feuillette un livre, de lui composer tables et index. Il s'agit peut-être de la naissance d'une « culture écrite de l'image ».
Parcourir les villes
La dernière partie du colloque s'est attachée à parcourir les villes. Gilles Chabaud, maître de conférences à l'université du Limousin, a évoqué la naissance et l'évolution des guides touristiques, à partir de l'exemple de Paris. Catherine Bertho-Lavenir, professeur d'histoire contemporaine à l'université de Clermont-Ferrand, a montré l'importance du Touring-Club tout au long du siècle dans le regard qu'ont porté ses adhérents sur les villes, créant en images et parfois dans la réalité la « France rêvée du touriste urbain », intervenant effectivement pour conformer la ville à leurs vues, à leurs attentes.
Bernard Huchet, de la Bibliothèque publique d'information, a présenté pour finir le programme des promenades littéraires organisées régulièrement dans Paris depuis 1994, qui proposent un parcours littéraire et imaginaire dans l’œuvre d'un auteur et dans sa vision de la ville, tout en faisant découvrir le Paris d'aujourd'hui avec tout ce que peut apporter chaque visiteur.
Dans sa synthèse, Dominique Arot a montré comment cette ville toujours en mouvement, en bouleversement, trouve peut-être son ancrage dans les institutions patrimoniales comme les bibliothèques, « trésors vivants pour expliquer ce qui a été et imaginer ce qui sera ». Mais pour bien jouer ce rôle, elles doivent progresser dans le traitement des fonds iconographiques, qui prennent de plus en plus d'importance : la formation des professionnels de l'écrit doit absolument intégrer la dimension de l'image. Il ressort également de ce colloque que la mémoire de la ville devrait être un des axes privilégiés de la conservation par la numérisation.
Le colloque du Mois du patrimoine écrit aura une fois de plus montré la richesse des fonds des bibliothèques, des archives, des musées, et la diversité des recherches qui y sont menées. La confrontation de ce monde avec celui de l'architecture aura apporté à chacun une autre vision, une autre représentation, un autre récit de la ville.