Tri, sélection, conservation

les choix du patrimoine

Serge Bouffange

L’École du patrimoine organisait à Paris, du 23 au 25 juin 1999, une importante table ronde rassemblant près de 300 personnes, intitulée « Tri, sélection, conservation : les choix du patrimoine ». Dans ce titre resserré, se trouve contenue toute la problématique abordée, à savoir l’articulation des trois étapes de la gestion d’un patrimoine (collecte des éléments destinés à le constituer, éventuel tri complémentaire ultérieur, conservation elle-même), mais aussi la détermination des critères à appliquer à chacune de ces étapes, enfin, l’identité des acteurs qui les définissent et les mettent en oeuvre. L’intérêt majeur de ces journées réside dans leur conception transversale, puisqu’étaient associées à la réflexion les spécialités cousines que sont les musées, les archives, l’archéologie, l’inventaire, les monuments historiques, l’art contemporain, l’audiovisuel, les bibliothèques.

Après Jean-Philippe Lecat, conseiller d’État et ancien ministre, qui posa d’emblée le principe de sélection comme nécessaire, Pierre Nora proposa une mise en perspective historique de la conservation. Puis Christian Pattyn, inspecteur général des affaires culturelles, présenta le cadre juridique dans lequel s’exercent sélection et conservation. Il rappela les textes s’appliquant, notamment ceux relevant du droit communautaire; il en précisa les limites juridiques (celle de la domanialité publique, qui ne concerne que les seules personnes publiques ; celle de l’absence du concept de conservation dans les textes), et pratiques (telles que la mauvaise tenue des inventaires ou la répugnance de certains fonctionnaires à coopérer dans la lutte contre les trafics illicites). Cette introduction fut complétée par une interrogation lyrique de Jean-Didier Urbain, sociologue, sur le sens de « la fièvre conservatrice » qui saisit la société : avec l’expansion en tous sens de la notion de patrimoine et des « pratiques conservatoires », que veut désormais dire conserver ?

Les archives

Les archives ouvrirent la série des approches sectorielles. À juste titre d’ailleurs puisque, dans l’univers patrimonial, cette spécialité est assurément celle qui a le plus approfondi, en théorie et surtout en pratique, la question de l’équilibre à atteindre entre conservation et élimination, en développant des méthodes et des outils de sélection objectifs . Tout en insistant sur l’ancienneté de la tâche de sélection et en soulignant la place centrale que cette « nécessité absolue » occupe dans le métier d’archiviste, trois intervenants français donnèrent des éclairages distincts et gradués : Line Skorka, directeur des archives départementales de la Moselle, évoqua l’adaptation aux situations locales qui doit être faite des multiples circulaires de tri prises par la Direction des archives de France; Christine Pétillat, responsable du Centre des archives contemporaines de Fontainebleau, retraça l’évolution de la politique et de la pratique de sélection des archives dans les ministères, laquelle repose aujourd’hui sur une participation large des producteurs mêmes à la définition fine de ce qui, parmi les traces de leur activité, doit être conservé et de ce qui peut être éliminé; enfin, Rosine Cleyet-Michaud, chef du service technique de la Direction des archives de France, se livra à un exercice de réflexion, interrogeant d’une part sur la place à réserver respectivement au producteur, à l’archiviste et à l’utilisateur dans le processus d’évaluation des documents et de détermination de leur sort, d’autre part sur la pertinence des critères d’évaluation et de sélection, enfin, sur l’évolution à prévoir des processus actuels au regard de la transformation des administrations et de la « prolifération des archives informatiques ».

En faisant part de l’expérience italienne, Isabella Massabo-Ricci, des archives de l’État à Turin, permit à l’assistance de prendre conscience des différences de perception quant au rôle réservé à l’archiviste, d’un pays à l’autre : tantôt « sélectionneur », en sa qualité de professionnel de l’archivistique ou comme historien, tantôt exécuteur des choix du producteur. Alain Desrosières, statisticien, conclut heureusement cette première journée en rappelant les modèles conceptuels et politiques qui ont sous-tendu, depuis le XIXe siècle, les opérations de sélection et d’échantillonnage.

L'archéologie

La deuxième journée constituait, pour le bibliothécaire, une sortie en terre bien moins connue, loin du patrimoine écrit. Pour cette raison, les enseignements à tirer furent nombreux. La matinée fut consacrée à l’archéologie, discipline dans laquelle la sélection s’impose pour deux raisons : le mobilier archéologique mis au jour est très varié, de plus en plus abondant et souvent encombrant ; il nécessite le recours à des techniques de conservation matérielle qui ne peuvent être appliquées à toutes les pièces. Ainsi que le résumait Michel Colardelle, « ne pas choisir revient à laisser pourrir et donc à ne pas conserver ». Le meilleur critère envisagé est la capacité de l’objet à signifier, que ce soit dans le contexte de la fouille ou à court ou long terme, le tri lors de la recherche étant assuré par l’archéologue lui-même.

Anne Le Bot-Helly, du service régional de l’archéologie de Rhône-Alpes, exposa la pratique d’élimination raisonnée qu’elle mène depuis une quinzaine d’années et qu’elle tente de soustraire à une approche trop personnelle et changeante ; elle insista sur le mythe que représente la recherche d’exhaustivité. Elle énonça les trois éléments qui lui paraissent à même d’assurer une sélection positive : la recherche de l’équilibre entre objet et texte, la publication des résultats des fouilles (seulement 10 % ont été publiés ces dix dernières années), enfin la réévaluation régulière des critères.

Le patrimoine bâti

Au travers de trois approches, deux concernant les monuments historiques (au niveau national et en Franche-Comté), la troisième portant sur l’Inventaire général, furent ensuite abordées les questions posées par le patrimoine bâti. L’Inventaire général, qui s’attache particulièrement à la représentativité des édifices (entre 5 et 10 % des bâtiments d’une aire donnée) n’ayant pas vocation à être protégés au titre de monuments historiques, comme l’administration en charge des monuments historiques, sont confrontés à l’élargissement de la notion de patrimoine bâti : le nombre des monuments historiques protégés est passé de 1 000 à 40000 édifices depuis la première liste de 1840. Pour les seuls monuments historiques, des critères quantitatifs (500 protections annuelles, en fonction des priorités du ministère) et des appréciations qualitatives coexistent ; ces dernières sont celles entre lesquelles il est le plus difficile de maintenir un équilibre : coexistent en effet l’intérêt du public (de l’intérêt national à l’intérêt local ou communautaire), l’intérêt pour l’histoire, la valeur artistique, enfin des critères politiques ou d’opportunité.

Suivit une présentation, par André Charbonneau, de la pratique de la notation en vigueur au sein de Parcs Canada, l’organisme fédéral chargé du développement d’un réseau de lieux historiques au Canada. Les notions de critères et d’évaluation sont centrales : la valeur de témoignage, l’intérêt du public, la compréhension du passé que permet l’édifice, le respect de ce passé, l’intégrité du bâtiment sont les principaux éléments pris en compte et régulièrement réévalués.

En art contemporain, les questions soulevées par la sélection en vue d’une élimination ne se posent pas, alors même que celles liées à la sélection initiale sont quotidiennes. Et il fut souligné que les réponses apportées relèvent avant tout de la collection et donc de l’orientation locale, s’appuyant sur les projets artistiques, triennaux, des directeurs des fonds régionaux d’art contemporain (FRAC), ainsi que sur les avis des comités d’achat et des conseils d’administration de ces FRAC. Cette perception du travail rejoignait celle exposée le matin par Jean Guibal, responsable du Musée dauphinois, pour qui la collecte se fait en fonction d’un projet culturel, essentiellement d’une exposition : c’est alors la diffusion qui conduit la politique de conservation.

Les bibliothèques

Après deux journées d’exploration d’autres filières de la conservation, le bibliothécaire retrouvait le vendredi sa pratique quotidienne, avec une matinée essentiellement consacrée aux bibliothèques.

Jacques Deville ouvrit les travaux en présentant la politique d’enrichissement des fonds du patrimoine des bibliothèques. Il rappela que ces fonds, importants mais mal catalogués, le plus souvent d’intérêt local, sont enrichis depuis une quinzaine d’années, grâce à un triple dispositif scientifique (repérage des collections), juridique (lois relatives aux dations, au droit de préemption, aux restrictions imposées en matière d’exportation) et financier (subventions croisées de l’État, des régions et des communes, fonds régionaux d’acquisition des bibliothèques). Il releva la pertinence de ce cadre pour les acquisitions rétrospectives, autant que sa fragilité pour la mise en cohérence des acquisitions de documents récents, « susceptibles de constituer ce qu’il conviendrait de définir comme le patrimoine de demain : bibliophilie contemporaine, cartes postales, photographies, revues locales ». Parmi les pistes suggérées par Jacques Deville pour remédier à cette fragilité figure le renforcement des pôles d’excellence des établissements. Précisément, l’intervention conjointe des directeurs des trois bibliothèques municipales à vocation régionale (BMVR) de Champagne-Ardenne (Reims, Troyes, Châlons), donna un aperçu vivant des potentialités de cette solution : la « politique régionale concertée de la conservation du patrimoine écrit » conçue dans cette région riche en BMVR porte sur le partage des missions d’intérêt régional dans le domaine de la conservation, de l’enrichissement, du signalement et de la circulation du patrimoine écrit entre BMVR, ainsi qu’avec les autres bibliothèques de la région. Les outils permettant la mise en oeuvre de ces sains préceptes sont formés par une base bibliographique régionale, à venir, et par des projets de conservation thématique portant sur des fonds spécialisés (tels les fonds Rimbaud et poésie à Charleville, les affiches et les arts graphiques à Chaumont).

Entre l’administration centrale et les établissements en région, la Bibliothèque nationale de France (BnF) joue un rôle irremplaçable ; le réseau des pôles associés et le dispositif du dépôt légal sont ses deux principaux modes d’intervention en la matière. Georges Perrin exposa la théorie et la pratique des pôles associés, de leur origine en 1994 à nos jours ; il rappela que les séances d’évaluation annuelles menées avec les 77 établissements formant les 36 pôles actuels permettent de « parfaire le dessin de la carte documentaire française ». Deux traits d’évolution sont à relever : l’essor des pôles « label » (sans attribution de crédits), ainsi que la part croissante prise par la numérisation dans les projets récents (telles les publications de sociétés savantes des XVIIIe et XIXe siècles en cours en Aquitaine et en Lorraine, associant bibliothèques et services d’archives).

Le dépôt légal

La table ronde consacrée au dépôt légal, fut animée par Jérôme Belmon, un des artisans, depuis 1993, de sa réforme; y participaient Marcelle Beaudiquez, Isabelle Boudet, responsable du service du dépôt légal, Laure Beaumont-Maillet, de la BnF, Dominique Arot, du Conseil supérieur des bibliothèques. On retiendra principalement ici les deux idées plus spécifiquement relatives à la sélection appliquée à ce dépôt obligatoire et théoriquement exhaustif ; d’une part, l’hypothèse, envisagée par le service du dépôt légal, d’un échantillonnage, pour certains types de documents jugés encombrants, de trois des quatre exemplaires du dépôt éditeur des imprimés, une fois assurée la conservation absolue de l’un d’eux; d’autre part, et ce fut un point développé par Dominique Arot, la nécessaire définition d’une politique de sélection raisonnée et de conservation partagée, utilisant comme base le dépôt légal (dépôt éditeur au plan national et, en région, dépôt imprimeur).

Claudine Lieber, inspecteur général des bibliothèques, approfondit cette idée de sélection raisonnée en soulignant les contraintes parfois contradictoires qui pèsent sur les bibliothèques, gardiennes de mémoire dans des bâtiments toujours insuffisants pour faire face à l’accroissement de la production imprimée. Au travers de ces différentes interventions fut ainsi amplement développée la thématique de la conservation, mais beaucoup moins celle de la sélection et des moyens de l’opérer sereinement, ce qui est assurément regrettable. En ce sens, une ouverture du débat aux bibliothèques universitaires, par exemple, aurait pu apporter un éclairage différent.

Ajoutons que Bruno Delmas compléta le panorama du dépôt légal en exposant la politique suivie par l’Institut national de l’audiovisuel, lequel, comme le Centre national du cinéma que Marc Nicolas avait présenté la veille, se trouve confronté à une difficulté supplémentaire : celle du transfert des documents sur support pérenne.

En début d’après-midi, le champ de la réflexion fut ouvert à d’autres domaines encore : la patrimoine naturel et la conservation des espèces, leur représentation dans un musée d’histoire naturelle, l’anthropologie, les restes humains.

Vint le temps des synthèses et conclusions. Les rapporteurs de chacune des demi-journées reformulèrent les questions centrales posées, dont découlent critères et pratiques : à qui incombe la responsabilité d’éliminer et plus encore celle de décider d’éliminer ? Quelle est la finalité de l’élimination ? Quel patrimoine souhaite-t-on constituer ? Pour qui ?

Une table ronde dans la table ronde permit, sous la conduite experte de Jean Lebrun, de France Culture, de confronter les prises de positions plus tranchées d’intervenants censés incarner chacun un des pans de la société concernés : Jean-Michel Leniaud, la société civile (sic), François Lépine, préfet, l’administration, Jacques Le Goff, les chercheurs, Jean-Paul Oddos, les experts. Y fut, entre autres, avancée l’idée fort discutable que c’est le politique qui, en dernier ressort, décide de l’élimination, sur la base des propositions de l’expert.

À Patrice Béghain, ancien directeur régional des affaires culturelles de Rhône-Alpes, revint la conclusion générale : il mit en avant la nécessité d’assurer un équilibre, dans la conservation, entre intégrisme et opportunisme. Les experts jouent le rôle central et à ce titre doivent, de par leur formation, disposer de la plus grande légitimité. Toute démarche de conservation doit devenir explicite et transparente, et faire partager la compétence de l’expert. Les administrations centrales se doivent de théoriser et expliciter les choix raisonnés faits au niveau local.

En somme, trois journées intenses, parfois trop, mais qui ont eu le mérite insigne d’aborder frontalement, dans leur globalité et pour la première fois, des questions que les professionnels ont parfois tendance à traiter subrepticement, alors même qu’elles fondent leur activité quotidienne. La publication des actes de ces journées, attendue avec impatience, fournira à chacun une base précieuse pour une réflexion qui ne fait que s’amorcer.