L'évaluation des compétences et des personnels
dans les bibliothèques universitaires
Raymond Bérard
La volonté de moderniser le service public et le constat d'archaïsme du système de notation traditionnelle incitent les établissements à s'engager dans une démarche de management dont l'évaluation ne constitue qu'un volet, qui va de pair avec la définition d'un projet, une réflexion sur les métiers et la refonte de l'organigramme. Diabolisée par les uns, outil de management pour les autres, l'évaluation ne trouvera sa place que si elle réussit à faire se rencontrer les acteurs autour de valeurs communes. L'enjeu est de passer d'un mode de gestion basé sur des critères statutaires à une organisation jugée sur ses résultats : la satisfaction des besoins du public.
The will to modernize the public service and the report of archaism in the system of traditional notation has incited establishments to engage in a management process in which evaluation constitues no more than a facet, which goes hand in hand with the definition of a project, a reflection on the professions and the restructuring of the organizational chart. Vilified by some, a management tool for others, evaluation will not find a place unless it succeeds in meeting those involved around some common values. The stake is to pass from a management mode based on statutory criteria to an organization judged on results: the satisfaction of the needs of the public.
Der Wille zur Modernisierung des öffentlichen Dienstes sowie der Archaismus des traditionellen Berwertungssystems veranlassen die Institutionen den Weg des Managements einzuschlagen; die Evaluierung macht hierbei nur einen Bestandteil aus, der einhergeht mit der Definition eines Projekts, einer Überlegung über die Berufe, sowie einer hierarchischen Neugliederung. Von den einen verteufelt, von den anderen als Managementwerkzeug definiert, kann die Evaluierung nur dann erfolgreich eingesetzt werden, wenn es gelingt alle Beteiligten für gemeinsame Werte zu gewinnen. Es geht darum von einer auf statutären Kriterien basierenden Verwaltung zu einer Organisation zu gelangen, die anhand ihrer Ergebnisse beurteilt wird: nämlich die Befriedigung der Leserbedürfnisse.
La voluntad de modernizar el servicio público y la constatación que el sistema de notación tradicional resulta arcaico, incitan a los establecimientos a comprometerse en un enfoque de gestión en el que la evaluación sólo constituye un aspecto, que va a la par con la definición de un proyecto, una reflexión sobre los oficios y la reestructuración del organigrama. Diabolizada por unos, herramienta de gestión para otros, la evaluación sólo encontrará su lugar si logra hacer que se encuentren los actores alrededor de valores comunes. Lo que está en juego es pasar de un modo de gestión basado en criterios estatutarios a una organización juzgada en base a sus resultados : la satisfacción de las necesidades del público.
Si l'évaluation des personnels est une réalité bien établie de la fonction publique territoriale, elle demeure encore peu pratiquée dans la fonction publique d'État et dans les bibliothèques universitaires 1.
Pourquoi évaluer ? La première raison tient au diagnostic de mort clinique du système actuel de notation – avec lequel on ne saurait confondre l'évaluation – que tout le monde, administration comme personnel, s'accorde unanimement à reconnaître dépassé, même si cet exercice continue d'être imposé chaque année aux établissements.
La notation est certes une obligation inscrite dans le statut de la fonction publique, qu'il n'est apparemment pas envisagé de modifier sur ce point, encore que certaines collectivités, dans un souci de cohérence, aient décidé de franchir le pas en la supprimant. Ce caractère d'obligation ne constitue toutefois pas un obstacle à la mise en place en interne d'une procédure plus élaborée, qui, en alimentant la notation traditionnelle, pourrait d'ailleurs lui conférer une nouvelle légitimité.
Les défauts de la notation
Il est inutile d'insister longuement sur l'archaïsme de la notation : c'est sans doute la note chiffrée qui cristallise le plus de critiques ; infantilisante pour le notateur comme pour le noté, elle connaît une inflation qui, en l'absence de barème et de péréquation nationaux, lui ôte toute valeur et toute crédibilité. Comble de l'absurde, certaines administrations dépassent même le plafond de 20 sur 20 pour leurs agents les plus méritants ! Les diverses tentatives de maîtrise de cette inflation se sont avérées infructueuses, les mouvements décrétés de baisse généralisée étant perçus comme une rupture du contrat tacite conclu entre l'administration et les personnels. Quant à l'appréciation littérale, elle se résume à un exercice de décryptage de la langue de bois où le socialement correct interdit le plus souvent de s'écarter d'un éloge plus ou moins appuyé. Et avec seulement trois lignes pour décrire la « manière de servir de l'agent », il est bien difficile d'établir un bilan précis et objectif de l'année.
La notation souffre encore du double handicap d'être établie à un niveau hiérarchique trop élevé – alors qu'elle devrait relever des chefs d'équipes en contact quotidien avec les agents –, et d'être le produit d'une procédure trop statique. L'entretien, quand il existe et ne se réduit pas à la signature par l'agent de sa fiche sur un coin de table, est à sens unique : la notation, déjà rédigée par son supérieur hiérarchique, est le plus souvent soumise sans négociation préalable à l'agent sur lequel elle tombe comme un couperet, lequel n'a d'autre choix que de signer – ou de s'y refuser – pour « attester d'en avoir pris connaissance ». Quant aux désaccords, ils sont renvoyés à l'arbitrage de la commission administrative paritaire nationale, procédure longue, lointaine et déresponsabilisante, en attendant celle des prochaines commissions paritaires d'établissement qui auront au moins le mérite de rapprocher le dialogue du terrain.
Dernière tare du système en vigueur : il exclut tous les personnels non statutaires, contractuels, emplois-jeunes, CES (contrats emploi solidarité), CEC (contrats emploi consolidés), etc., qui, bien qu'ils constituent une proportion significative de l'effectif des bibliothèques universitaires, ne font jamais l'objet d'un bilan professionnel.
L'évaluation, outil de modernisation du management
Mais si l'évaluation est devenue une nécessité, c'est moins en raison de la nécessaire rénovation d'une procédure réglementaire que parce qu'elle constitue un outil indispensable de la modernisation du management d'un établissement et de ses ressources humaines : il s'agit avant tout de redonner du sens au travail. Dans le passé, le travail était défini essentiellement comme une fonction à remplir : on disait de l'agent qu'il occupait un poste. Aujourd'hui, il est défini par les résultats qu'il produit : l'agent poursuit des objectifs. Il s'agit donc d'un véritable changement de culture qui peut bouleverser quelques habitudes. Redonner du sens au travail, c'est promouvoir la participation des agents dans un esprit de qualité et de progrès permanent pour un seul objectif final : l'amélioration du service rendu à l'usager.
L'objectif de l'évaluation est d'accroître la cohérence entre les orientations individuelles et collectives, de permettre une réelle équité dans la prise en compte des situations individuelles et de s'appuyer sur la réalité de l'activité du travail pour favoriser le dialogue au sein de l'établissement. Elle doit permettre :
– de définir des objectifs de travail négociés et des plans d'action ;
– de dresser un bilan formel d'atteinte de ces objectifs et d'engager le dialogue autour des points d'appui ou des difficultés rencontrées ;
– d'élaborer un plan d'action pour l'année suivante.
Plus généralement, la mise en oeuvre d'un tel dispositif vise à favoriser l'échange, à permettre un accord sur les axes de progrès et, à terme, à faciliter l'évolution professionnelle. L'évaluation n'est toutefois qu'un des éléments de la démarche de modernisation et suppose un certain nombre de préalables : la première étape consiste à définir un projet d'établissement, faute de quoi la définition d'objectifs se fera sans cohérence ni mise en perspective. On peut supposer que c'est chose faite depuis la contractualisation entre l'État et l'Université : encore faut-il que le contrat ait défini de véritables axes de développement et ne se réduise pas à un simple catalogue de projets émanant des différentes sections.
Le second préalable est l'élaboration de fiches de postes pour chacun des agents participant à la mission de la bibliothèque, quel que soit son statut (titulaire, contractuel ou personnel à statut précaire). Ces fiches de postes ne suivront pas le cadre statutaire, dont on connaît l'empilement des corps et des grades largement déconnectés de la réalité des missions réelles, mais seront établies par métiers en s'inspirant de la nomenclature des métiers des bibliothèques réalisée en 1995 2. Pour les seuls métiers des bibliothèques (mais on n'omettra pas tous les autres métiers concourant à leur fonctionnement : administratifs, techniciens, relieurs etc.), on peut imaginer six fiches de postes types :
– responsable d'unité documentaire ou de service (correspondant aux corps des conservateurs généraux ou des conservateurs) ;
– adjoint au responsable d'unité documentaire ou chargé de mission transversale ou spécifique (corps des conservateurs) ;
– responsable de petite unité documentaire (antenne universitaire) ou chargé de mission spécifique ou transversale (corps des bibliothécaires) ;
– bibliothécaire chargé de la gestion des collections (acquisitions, catalogage, indexation), de l'accueil du public, de la formation des utilisateurs et des personnels et de la valorisation des collections (corps des bibliothécaires adjoints et des bibliothécaires adjoints spécialisés) ;
– assistant de bibliothèque 3 chargé d'encadrer le personnel de magasinage et de participer aux tâches de magasinage (corps des inspecteurs de magasinage) ;
– assistant de bibliothèque chargé du service public, de l'entretien et du rangement des collections (corps des magasiniers et des magasiniers en chef).
Ces fiches types sont ensuite déclinées en fonction des spécificités des métiers correspondant à chaque poste occupé, le document définitif étant issu d'une négociation entre l'agent et son supérieur hiérarchique.
Cet exercice de définition des fiches de postes est perçu très positivement par les personnels : outre qu'il les aide à se repérer dans l'organisation et à identifier leur contribution, ils le vivent comme une démarche de reconnaissance de leurs tâches et de leurs missions.
Il a toutefois ses détracteurs qui évoquent le risque de voir se figer les tâches, l'agent pouvant se réclamer de son profil pour refuser d'exécuter tout ce qui n'y figure pas explicitement (le cas existe d'électriciens ayant refusé de changer des tubes au néon sous prétexte que leur profil de poste ne mentionnait que le changement des ampoules !). On rétorquera d'une part que c'est là faire injure à l'intelligence, d'autre part – et plus sérieusement – que les missions d'un service évoluant, la fiche de poste (cf encadrés 1 à 4)
doit être révisée à intervalles réguliers. Certains évoquent aussi le risque d'enfermer les agents dans des profils trop spécialisés risquant de faire obstacle à la mobilité. Objection pertinente qui renforce l'exigence de mobilité au sein ou en dehors de l'établissement.
Dernier préalable enfin à l'évaluation : l'existence d'un organigramme déconcentré avec des équipes clairement identifiées, car l'évaluation doit se faire au niveau hiérarchique le plus proche de l'agent, le N+1, au plus près du terrain et des équipes, le seul capable de définir des objectifs concertés et d'en mesurer la réalisation.
Objectifs et mesure de la performance
Le volet le plus important de l'évaluation porte sur les objectifs. Ceux-ci doivent être réalistes, précis, clairs et compris. Ils découlent bien évidemment des objectifs négociés aux niveaux supérieurs et sont accompagnés de la définition des moyens nécessaires et des délais de réalisation. Surtout, ils sont exprimés sous la forme d'un résultat, car un objectif est essentiellement le résultat souhaité d'une activité. Les objectifs peuvent être soit quantitatifs, les plus faciles à définir car de type productif, donc mesurables mais liés au choix de l'instrument de mesure, soit qualitatifs – les plus importants dans une activité de service public comme les bibliothèques – de type comportemental, observables, mais moins facilement mesurables, car reposant en partie sur l'interprétation de l'évaluateur.
Mesurer la performance dans un établissement de service public demeure encore un sujet tabou, car suspect d'introduire une logique taylorienne contradictoire avec la mission des bibliothèques. Il est vrai que les objectifs qualitatifs, les plus nombreux dans notre sphère d'activité, sont difficilement mesurables. Il n'en demeure pas moins vrai que les bibliothèques universitaires n'échappent pas à la logique économique; elles doivent rendre à la collectivité le meilleur service en fonction des moyens que celle-ci lui attribue et ne peuvent ignorer les objectifs quantitatifs : combien de bibliothèques connaissent-elles le délai de mise à disposition des documents entre leur commande et leur mise en rayon ou le coût du catalogage d'un ouvrage ? Indicateurs pourtant indispensables pour piloter un établissement et effectuer des choix stratégiques concernant son organisation.
Contrairement à la notation, l'évaluation n'est pas subie : elle se construit et se négocie à deux, l'évaluateur et l'évalué préparant séparément l'entretien (cf encadré 5)
dont le résultat est le fruit d'un échange au travers d'un dialogue constructif. Cette négociation d'objectifs mesurables permet de recentrer les relations sur les comportements professionnels (ce que fait l'agent) et non sur sa personne (ce qu'il est). Elle s'appuie sur des faits et pas sur des opinions ou des impressions, ce qui est le reproche le plus souvent fait au système de notation, surtout s'il est réalisé à un niveau hiérarchique trop éloigné de l'agent. C'est de ce dialogue contradictoire né de la confrontation entre deux bilans (cf encadré 6 et 7)
que doivent émerger la reconnaissance du travail ainsi que la dynamisation et la motivation collective et individuelle.
Quels outils pour l'évaluation ?
Les outils de l'évaluation sont peu ou prou semblables d'une organisation à l'autre; on évitera toutefois l'écueil trop fréquent consistant à plaquer arbitrairement sur une organisation une grille attrape-tout aux critères trop larges, souvent définis par catégories statutaires (A, B et C) : c'est souvent le cas des grosses collectivités territoriales qui ont le souci d'harmoniser l'évaluation de nombreux agents aux métiers très différents. Mais que recouvrent réellement ces quelques rubriques relevées dans le questionnaire d'une grande ville ? : « Qualité du service rendu », « Respect des règles », « Développement des connaissances ».
Imaginer des rubriques suffisamment larges pour qu'elles s'appliquent à tous les métiers équivaut à les vider de leur sens. Une grille sera d'autant plus pertinente que ses critères auront été définis au plus près du terrain, en fonction des métiers des agents plutôt que de leur statut. On touche là le décalage entre le statut et les compétences, dont il faut gérer la contradiction dans un mode de gestion de moins en moins fondé sur la reproduction de valeurs statutaires.
Les résistances
Si l'évaluation est cet outil bénéfique à la fois au service et à l'agent, d'où vient donc qu'elle se heurte à tant de résistances ? Et que ces résistances se manifestent plus vivement dans les bibliothèques universitaires que dans les bibliothèques publiques ? Les oppositions se cristallisent sur le niveau N+1 avec, d'une part, le risque de voir les responsables de service vivre ce transfert comme une perte de leurs prérogatives, d'autre part la crainte des agents d'être livrés à l'arbitraire de « petits chefs ».
Crainte compréhensible mais qui devrait être dissipée par la possibilité de recours à chaque étape de l'évaluation, et surtout par le fait que celle-ci n'est menée que par des agents (appelés référents ou coordinateurs) reconnus depuis longtemps par leurs pairs comme responsables d'équipe, reconnaissance professionnelle plutôt que statutaire. Ou de la difficulté de sortir de l'implicite…
La revendication d'une évaluation menée par le seul responsable de service après recueil de l'avis des collègues chargés d'encadrement ne serait-elle pas la pire des solutions qui aboutirait à faire assumer l'évaluation par le N+1 sans toutefois que celui-ci puisse la revendiquer, puisque la phase d'échange en serait confiée par procuration au chef de service ? Il est des exemples de dialogue plus directs et transparents.
La formalisation de la démarche d'évaluation suscite autant d'inquiétudes, alors qu'elle garantit pourtant une meilleure équité grâce à des supports d'entretien communs, réalisés en concertation et utilisés par tous les services, et repose sur la définition d'indicateurs mesurables. Mais n'est-ce pas le propre de toute formalisation, même si le système actuel se voit reprocher son absence de critères ? Ces difficultés n'apparaissent guère dans les bibliothèques publiques : sans doute parce que l'évaluation y est toujours imposée par le pouvoir politique alors que l'Université initie rarement une telle réforme. Dans un mode de gestion demeuré centralisé, le poids du Ministère reste prépondérant face à des établissements à l'autonomie toute relative. Ce ministère a d'ailleurs constitué un groupe de réflexion sur l'évaluation des conservateurs qui devrait conférer à la démarche la légitimité qui lui fait défaut quand elle émane du terrain.
Une autre explication de ces difficultés tient sans doute à la forte hiérarchisation des bibliothèques universitaires et à l'organisation en sections qui encourage les fonctionnements pyramidaux.
La gestion de la contradiction entre statut et compétence n'est pas non plus très aisée. Certains personnels – en particulier les jeunes magasiniers souvent surdiplômés – tout en revendiquant des responsabilités dépassant la définition stricte de leur cadre statutaire, peuvent être tentés de remettre en cause le principe de l'évaluation en se retranchant derrière le statut pourtant si décrié.
Une des conditions du succès est de déconnecter l'évaluation de la notation statutaire, même si celle-ci est nourrie par celle-là : l'évaluation demeure un outil de management interne à l'établissement, qui sert à améliorer l'organisation et le service rendu au public. L'utiliser, dans une caricature du secteur privé, comme outil de modulation des primes statutaires aurait un effet contre-productif : d'abord parce que le montant modulable du régime indemnitaire est, à l'exception des conservateurs, insignifiant, et surtout parce que les objectifs du service public s'accommodent mal d'une motivation individuelle créée par des primes de rendement. C'est ce qui fait la noblesse de notre mission où, plus que la récompense, c'est la reconnaissance qui favorise l'estime de soi.
Entre outil diabolisé pour les uns et instrument de management pour les autres, l'évaluation saura-t-elle trouver sa place ? Elle ne se construira qu'autour de valeurs communes partagées par tous dans l'établissement. Ne pouvant se concevoir isolément d'une démarche de management, elle ne constituera pas un outil pour le seul encadrement, mais devra mobiliser tout le personnel. Faute de quoi, elle sera vite dévoyée pour retomber dans les travers de la notation et se réduire à un gadget vide de sens.