Les usages sociaux d'une instance de contrôle
Les comités d'inspection et d'achat des bibliothèques municipales
Mariangela Roselli
Véronique Verdier
Les comités d'inspection et d'achat de livres ont été institués en 1839 comme organes chargés de contrôler les collections des bibliothèques municipales. L'étude menée ici porte sur la période qui va de 1885 à 1945 et tente de répondre à deux types d'interrogation : les conséquences de l'institutionnalisation d'une instance de contrôle extérieure à la bibliothèque proprement dite ; la création par l'État de cette instance qui peut être considérée comme une intervention du pouvoir central dans le fonctionnement des institutions locales.
The committees for inspection and book purchasing were instituted in 1839 as organs charged with the control of the collections of municipal libraries. The study carried out here examines the period from 1885 to 1945 and attempts to respond to two types of question: the consequences of institutionalization of an external inspection authority for the library; the creation, by the State, of this authority which can be considered an intervention by central government in the function of local institutions.
Die Inspektions- und Erwerbungskomitees wurden 1839 mit dem Auftrag ins Leben gerufen, die Bestände der Stadtbibliotheken zu kontrollieren. Die hier geführte Studie untersucht den Zeitraum von 1885 bis 1945 und will zwei Fragen beantworten: die Konsequenzen der Einrichtung einer externen Kontrollinstanz, die mit der Bibliothek im eigentlichen Sinne nichts zu tun hat, die Gründung dieser Instanz durch den Staat, was gleichbedeutend ist mit einem zentralstaatlichen Eingriff in die Angelegenheit lokaler Institutionen.
Los comités de inspección y de compra de libros fueron instituidos en 1839 como órganos encargados de controlar las colecciones de las bibliotecas municipales. El estudio llevado a cabo aquí se refiere al periodo que va de 1885 a 1945 y trata de responder a dos tipos de interrogaciones : las consecuencias de la institucionalización de una instancia de control exterior a la biblioteca propiamente dicha ; la creación por parte del Estado de esta instancia que puede ser considerada como una intervención del poder central en el funcionamiento de las instituciones locales.
Les comités d'inspection et d'achat de livres sont institués en 1839 comme organes chargés de contrôler les collections des bibliothèques municipales. Ainsi instituée par circulaire ministérielle, cette instance s'inscrit immédiatement – de par sa nature et sa fonction – à la frontière entre l'espace réservé qu'est la bibliothèque municipale et la sphère politique qui gouverne les choses publiques dans la cité.
L'inscription problématique du comité d'inspection vient de ce que, étant institué par le pouvoir central comme un organe de contrôle, il incarne une forme tout à fait particulière de la fonction administrative telle qu'elle se déploie au niveau territorial ou, plus exactement, dans la localité.
La constitution des collections des bibliothèques municipales et la maîtrise de cette constitution telle qu'elle est incarnée par les comités d'inspection et d'achat de livres représentent un enjeu stratégique. L'acquisition des livres dans la bibliothèque municipale ne relève pas d'un acte uniquement technique, même lorsque la bibliothèque est un lieu réservé aux lettrés et aux classes intellectuelles 1 : les compétences spécifiques des responsables des collections sont complétées par le savoir des spécialistes sollicités pour donner un avis sur les ouvrages à acquérir. Dans la bibliothèque municipale, l'acquisition et l'entretien des collections revêtent une importance plus grande encore à cause de la place particulière qu'occupe la bibliothèque dans la cité, espace public ouvert à la connaissance et, en tant que tel, objet d'enjeux idéologiques et politiques.
L'étude des comités d'inspection que nous avons menée porte sur la période 1885-1945 et tente de répondre à deux types de questions 2. D'une part, nous nous interrogeons sur les conséquences de l'institutionnalisation d'une instance de contrôle extérieure à la bibliothèque proprement dite. Il s'agit ici de savoir de quelle manière on parvient à légitimer l'ingérence de la sphère politique dans un territoire réservé aux lettrés et aux spécialistes des livres. D'autre part, la création par l'État de cette instance peut être considérée comme une intervention du pouvoir central dans le fonctionnement des institutions locales. Les comités d'inspection s'inscrivent, en effet, dans un ensemble de mesures institutionnelles qui, tout au long du XIXe siècle, ont été mises en place afin de constituer un dispositif de contrôle des politiques culturelles locales 3.La question ici est de savoir comment ce mode particulier d'intervention politique a été intégré, comment il s'est adapté au maillage institutionnel local.
L'étude des comités ne peut pas faire abstraction des modalités d'inscription de leur action dans la sphère locale. C'est la raison pour laquelle l'enquête a fait une large part à la localité. Cette perspective a permis de saisir le comité d'inspection, aussi appelé selon les lieux et les moments « comité de surveillance », comme un prisme au travers duquel il est possible d'observer les logiques des acteurs inscrites dans le contexte de détermination qu'est le lieu. De ce point de vue, l'étude a mis en évidence des fonctions particulières des comités d'inspection, fonctions qui semblent moins relever d'une instance de contrôle que d'un espace de rencontres et de spécialisations en voie d'institutionnalisation.
Le comité d'inspection a inauguré, dans certains cas, un mode particulier de sociabilité, celle que nous avons appelée sociabilité lettrée, à la charnière entre les milieux intellectuels, les édiles et les personnalités politiques locales. Ce lieu d'échanges, voire de confrontations, est un lieu stratégique dont se servent les bibliothécaires pour rendre visible leur compétence et défendre l'idée d'une spécialisation professionnelle. Ce qui rend intéressant le fonctionnement des comités au niveau local est que cette volonté, d'abord individuelle, puis collective avant de devenir corporative, ne soit pas énoncée sous forme de revendication, le style de discours et d'échanges au sein des comités ne se prêtant pas au conflit et aux tensions. L'enjeu que représente la maîtrise de collections est singulièrement « médié » par les bibliothécaires en tant que groupe social via des stratégies de reconnaissance sociale qui se mettent en place au sein des réunions périodiques des comités d'inspection.
Les acteurs et leurs logiques
La décision d'édicter des normes de contrôle des collections ne s'inscrit pas uniquement dans une tentative de recentrage de la part de l'État sur les documents écrits, notamment les collections et les archives de province. S'il est vrai que les bibliothèques sont placées sous la responsabilité du ministre de l'Instruction publique – par l'ordonnance du 11 octobre 1832 – dans le but d'établir le contrôle de l'État, il est également vrai que le pouvoir central cherche à être présent sur le territoire national de façon moins directe et immédiate. La création et l'importance réitérée accordée tout au long du XIXe siècle aux comités d'inspection et d'achat de livres s'inscrivent précisément dans une logique de médiation institutionnelle entre gouvernants et gouvernés par l'intermédiaire du territoire.
La nouveauté de la politique ministérielle sur les bibliothèques à partir de la seconde moitié du XIXe siècle réside dans la mise en place d'agents territoriaux, les inspecteurs des bibliothèques, qui constituent de véritables relais de la volonté du pouvoir central sur le territoire. Malgré leur caractère d'utilité publique, pendant ces années, les bibliothèques dans la ville sont plus source d'inquiétude que motif de satisfaction. Au niveau ministériel, l'intervention dans le domaine des bibliothèques populaires, d'abord dictée par un souci de surveillance des modalités de diffusion du savoir par la diffusion des livres, est de plus en plus sollicitée par les nombreuses demandes d'autorisation de création de bibliothèques dans les villes et les villages. Ces demandes au ministère doivent être accompagnées du catalogue complet des ouvrages qui constituent le fonds de la bibliothèque dès ses débuts, et d'une demande de concession d'ouvrages supplémentaires, dont les titres doivent être détaillés en annexe. La procédure de contrôle des collections par les instances territoriales représentantes de l'État (les préfets) est déjà bien rodée vers les années 1860, même si des résistances existent au niveau local.
La création des comités d'inspection et d'achat de livres intervient de manière officielle avec la circulaire ministérielle du 22 février 1839 : cette instance est chargée de « déterminer l'emploi des fonds consacrés aux acquisitions, la confection des catalogues, les conditions des échanges proposés ». Le décret du 1er juillet 1897, dans son article 3, complète la première décision ministérielle en stipulant que le comité « exerce son contrôle sur l'état de la bibliothèque, fixe l'emploi des fonds affectés tant à la conservation et à l'entretien des collections qu'aux acquisitions ».
On sait aujourd'hui que, tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle, ces comités rencontrent des difficultés pour s'approprier et stabiliser leur fonction. Deux raisons sont invoquées pour justifier ces hésitations : d'abord, la résistance dont font preuve les responsables des bibliothèques à faire connaître leurs collections à ce qu'ils considèrent comme un pouvoir extérieur, et ensuite, les mutations profondes que vivent les bibliothèques municipales elles-mêmes, tant au niveau des collections qu'au niveau des publics. Entre 1839 et 1885, les mesures ministérielles tentent de recentrer le cadre législatif et procédural régissant la création et le fonctionnement des bibliothèques municipales. Le législateur vise surtout à faciliter les prêts à certaines catégories de lecteurs, et à régulariser les procédures régissant les acquisitions. À cette fin, il renforce le rôle des comités d'inspection et d'achat de livres. En 1874, il est exigé des préfets qu'ils concourent à veiller à la bonne application de la circulaire ministérielle de 1839 dans son intégralité.
Quelques points sont plus particulièrement soulignés : les bibliothèques municipales ayant reçu des livres doivent faire parvenir à Paris des exemplaires de leurs catalogues ; les comités des bibliothèques municipales, sous la présidence des maires, doivent se réunir régulièrement; les collections ne peuvent être aliénées sans l'accord du ministre ; une copie de tous les règlements doit être déposée au ministère.
Les différentes dispositions étatiques se trouvent confortées par une décision du Conseil d'État, qui est amené à statuer sur un litige opposant le maire de Carpentras au ministre de l'Instruction publique. En Le ministre recommande tout particulièrement de choisir les diplômés de l'École des chartes résidant dans le lieu, ainsi que les membres des sociétés savantes ou des académies locales. En 1874, 95 comités sont (re)constitués et fonctionnent régulièrement. Leurs présidents sont sollicités pour rédiger des rapports annuels sur les collections et le fonctionnement des bibliothèques municipales. Les rapports permettent d'obtenir des informations sur les jours d'ouverture, le nombre de lecteurs, le type de livres empruntés et les acquisitions, l'organisation des services proposés.
Ces données sont destinées à fournir des statistiques relativement précises concernant le fonctionnement des bibliothèques municipales. L'objectif de recensement et de comptage s'accompagne de l'intention de contrôler et de surveiller les bibliothèques. Cependant, les directives ministérielles suggèrent un autre usage du contrôle des bibliothèques par les comités : en posant des questions fermées aux présidents et aux membres des comités, en leur proposant des réponses-type, en conseillant des manières de rédiger le rapport sur leur bibliothèque, ce genre de textes a comme résultat de codifier des pratiques jusque-là main-tenues informelles et hétérogènes. Dans cette optique, les questions posées constituent une autre forme de légitimation de l'intervention publique dans un domaine qui n'est pas stabilisé, qui est en voie de délimitation institutionnelle. Des questions comme « Les livres sont-ils tous reportés dans un catalogue ? », « Les dons font-ils l'objet d'un enregistrement détaillé par le bibliothécaire ? », « Les prêts sont-ils personnels ? » comptent moins pour les réponses qu'elles provoquent que par l'impact qu'elles peuvent avoir sur les destinataires et, parmi ceux-ci, les agents de l'État (préfets et inspecteurs) qui, contrairement aux 1873, le maire de cette ville conteste au ministre le droit de désigner les membres du comité d'inspection de la bibliothèque municipale, arguant que cette disposition contrevient à la loi du 18 juillet 1838 sur les fonctions municipales ; ce pouvoir revient de droit, selon lui, au conseil municipal et au maire. Le Conseil d'État tranche en faveur du pouvoir central. L'État accroît sa surveillance à l'égard des bibliothèques municipales en sollicitant à nouveau les préfets dont la fonction, en la matière, se révèle particulièrement stratégique : par des enquêtes successives (1868, 1873, 1885), le ministre demande aux préfets la liste des villes dont le comité fonctionne régulièrement. Dans le cas contraire, le préfet est vivement invité à faire des propositions pour la mise en place d'un comité d'inspection. bibliothécaires, sont formés et recrutés pour traduire les directives centrales.
À travers les débats et les modalités de réception et de traduction des directives relatives aux comités d'inspection, il est possible de lire en filigrane les logiques qui vont structurer durablement le champ de la lecture publique, de ses formes et de ses usages sociaux : d'une part, la logique administrative qui correspond au souci de contrôle par le pouvoir central et ses organes déconcentrés et, d'autre part, la logique territorialisée, inscrite dans des pratiques qui paradoxalement sont incontrôlables lorsqu'elles demeurent informelles et non revendiquées, ou qui échappent volontairement au contrôle central lorsqu'elles se transforment en enjeux. Le bibliothécaire a été pris, tout au long du processus de reconnaissance sociale et professionnelle de ses compétences, dans le jeu complexe de cette double logique, logique de tutelle et logique pragmatique liée à l'expérience et au contact des collections et des lecteurs.
La place du bibliothécaire dans le choix des collections
On sait que la politique de la lecture publique en France est caractérisée par une multiplicité d'acteurs et de niveaux d'intervention, multiplicité qui a joué contre l'universalisation des préceptes d'une lecture pour tous et le principe d'intérêt général 4. Dans la fonction d'inspection et de contrôle qui nous préoccupe ici, les agents de l'État jouent un rôle de surveillance des pratiques institutionnelles qui ne rencontrent jamais les préoccupations du bibliothécaire. Celui-ci a un regard sur les pratiques individuelles des lecteurs et une vision très localisée de la bibliothèque, puisque toute directive, toute décision émanent de la mairie, instance de tutelle rapprochée et parfois très présente sur les lieux. Le maire, président de droit du comité d'inspection, est pensé comme faisant le pont entre les deux univers, l'État et la bibliothèque inscrite dans la réalité de la cité, alors qu'il ne détient aucun pouvoir (ni administratif, ni financier), sauf le pouvoir politique, lié précisément à sa fonction d'élu, un pouvoir auquel le bibliothécaire peut être ou ne pas être sensible.
L'écheveau des fonctions, des pouvoirs et des logiques en cours au sein du comité d'inspection tel qu'il est établi n'est pas aisé à démêler : les relations, les interactions répondent moins à des contraintes de fonction qu'à des logiques informelles de pouvoir, de reconnaissance qui ont à voir avec les individus et pas nécessairement – ou de manière indirecte – avec les postes qu'ils occupent. Les difficultés d'organisation et de fonctionnement ralentissent la mise en place des comités d'inspection. En 1884, la Chambre des députés réduit de façon drastique les sommes allouées aux bibliothèques qui doivent désormais trouver, par elles-mêmes, les moyens notamment de poursuivre les collections de périodiques et de revues.
Contrôle des acquisitions
L'organisation des comités est à nouveau rappelée et remaniée en 1886. Le 28 juin, le ministre de l'époque, René Goblet, rédige une circulaire en la matière. Constatant que les comités persistent à se réunir de façon irrégulière, il souligne l'importance de leur mission qui consiste à s'assurer du bon fonctionnement de la bibliothèque dont ils ont la charge. Des consignes sont à nouveau adressées aux préfets afin d'influencer leur choix en matière de désignation des futurs membres des comités. Les indications fournies par le ministre sont extrêmement explicites. Les compositions des comités auxquels nous nous sommes intéressées correspondent largement aux différentes fonctions – administratives et politiques – indiquées de manière préférentielle par le texte ministériel. La circulaire a deux finalités pour le ministre : elle doit, d'une part, permettre d'assurer la bonne conservation des collections, et d'autre part, – ce qui était plus implicite dans les textes précédents –, elle donne le contrôle des acquisitions au pouvoir central par le biais du comité.
Chargés de la répartition des crédits alloués par les conseils municipaux, les comités, qui veillent à la conservation des collections des bibliothèques, doivent aussi surveiller leurs accroissements et discuter les acquisitions en séance. Le texte du ministre affirme explicitement : « Laisser, en effet, au bibliothécaire ou à l'un des membres du comité le soin exclusif de choisir les livres à acquérir aurait de graves inconvénients, trop faciles à prévoir pour qu'il me semble utile de les énumérer. Si l'on peut admettre que le bibliothécaire, ou tel des membres du comité qui se recommande par une compétence spéciale, dresse une liste de propositions, on ne saurait pousser plus loin leurs droits. Le bibliothécaire, constamment en rapport avec le public, et qui connaît par cela même les goûts des travailleurs sérieux, peut donner d'utiles indications. Il est donc opportun qu'il soit entendu dans la discussion du choix des livres, qu'il y prenne part avec voix consultative ; mais ni lui ni tout autre n'a à décider seul ; et, en aucun cas, je le répète, la liste des livres à acquérir ne doit être dressée sans l'avis du comité ».
Protection des collections
Le texte ministériel rappelle également aux maires les termes de l'ordonnance de 1839 en insistant sur le fait que le comité a pour mission de protéger les collections, de s'assurer que la bibliothèque dont ils sont en charge bénéficie de crédits garantissant son bon fonctionnement, ainsi que des locaux adaptés et une bonne organisation interne. Le comité doit également s'assurer que l'estampillage des livres est correctement réalisé (avec le cachet de la bibliothèque, comme le posent les instructions de 1884), que les manuscrits sont foliotés et conservés dans de bonnes conditions, que les nouvelles acquisitions sont enregistrées, cataloguées et classées et que la bibliothèque est tenue correctement. Les membres des comités doivent également contrôler la bonne tenue des registres de prêts, envisager les vérifications nécessaires et entreprendre l'inventaire du fonds. Il est ensuite souligné que le travail du comité doit être régulier et non épisodique – comme il a pu l'être antérieurement – et surtout qu'il ne doit pas s'interrompre lors de l'arrivée d'un nouveau bibliothécaire. Le fonctionnement de l'instance ne doit pas être lié à la personne ou à la personnalité du bibliothécaire; organe de contrôle extérieur à la bibliothèque, le comité est censé intervenir indépendamment et/ou malgré le bibliothécaire.
Le bibliothécaire n'a aucune place dans une instance de pouvoir de type essentiellement politico-administrative. Ce pouvoir demeure, dans les textes ministériels du XIXe siècle et d'une partie du XXe, de type politique et aucun mélange ni ambivalence n'est admis. Si le comité d'inspection est de fait une instance mixte, s'il fonctionne comme un lieu politique au sens de partage des pouvoirs, cela ne tient qu'aux conditions propres à l'exercice de sa fonction dans l'espace local. Le législateur reste sourd à toute interférence de la part du bibliothécaire et à toute tentative destinée à formaliser des positions de groupe (celles des bibliothécaires, celles des personnalités politiques, celles des autorités administratives).
Rôle stratégique du bibliothécaire
Malgré cette dénégation officielle, il est possible de montrer que le pouvoir central comprend néanmoins le rôle stratégique du bibliothécaire en contact avec les lecteurs. Il ne juge pas toutefois opportun de le laisser sélectionner les livres : le bibliothécaire peut faire une liste des acquisitions proposées, mais c'est le comité en tant qu'instance collégiale qui doit discuter des acquisitions et donner son accord. Dans ce sens, on a pu dire que le bibliothécaire se trouve limité dans une fonction de conseil 5.
L'analyse des situations locales permet d'aller plus loin et de montrer comment la position inconfortable du bibliothécaire a pu parfois être retournée utilement et trouver des espaces de parole et de pouvoir méconnus. Deux éléments confortent l'idée que la fonction de conseil est largement dépassée dans le fonctionnement de certains comités d'inspection : la relation privilégiée (et donc la connaissance irremplaçable) que le bibliothécaire instaure dans le temps avec les lecteurs ; le caractère neutre du bibliothécaire, extérieur aux enjeux politiques qu'il connaît néanmoins parce qu'originaire la plupart du temps – en tout cas pour la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle – lui-même du lieu.
Le rôle que doit jouer la bibliothèque municipale dans le développement d'une société démocratique est ainsi reconnu par le législateur. Le manque de ressources financières empêche néanmoins le nombre de bibliothécaires, mais aussi celui des lecteurs d'augmenter de façon significative jusqu'à la première guerre mondiale, à tel point que l'on a qualifié le début du XXe siècle de « point de crise » pour les bibliothèques. Il est aisé d'en déduire rapidement que le contrôle de la part du pouvoir central est inévitable, ne serait-ce que par la faiblesse de la qualification des bibliothécaires, essentiellement dans les villes moyennes. Face à cette situation, le ministère de l'Instruction publique cherche à inciter les bibliothèques à améliorer les services qu'elles proposent à leurs lecteurs et à accroître le nombre de ces derniers : les heures d'ouverture doivent être plus importantes et des bibliothèques municipales envisagent notamment d'ouvrir en soirée certains jours de la semaine ; la vétusté et/ou la disposition des bâtiments posent également problème. Au total, la situation des bibliothèques municipales à la veille de la première guerre mondiale apparaît similaire à ce qu'elle était avant la guerre de 1870, et peut se résumer en une division en fonction des services proposés au public : d'un côté, se trouvent les services réservés à la minorité cultivée, aux savants et aux universitaires et de l'autre, les 300 bibliothèques municipales de province, puis les bibliothèques scolaires et populaires. Il faut cependant noter que, sur la même période, les bibliothécaires professionnels sont de plus en plus nombreux dans les établissements d'une certaine taille.
Une connaissance technique
À la fin de la guerre, le gouvernement poursuit ses efforts en matière de lecture publique. La loi du 20 juillet 1931 crée trois catégories de bibliothèques : les bibliothèques classées, les bibliothèques « soumises à un contrôle technique régulier et permanent » et les bibliothèques « pouvant être soumises à des inspections prescrites par décision du ministre ». Seuls les directeurs des bibliothèques classées deviennent, dès la promulgation de la loi, des fonctionnaires de l'État. La loi n'instaure toujours pas de subventions d'État aux bibliothèques. Parallèlement, des décisions sont prises dans le domaine de la modernisation des services ; il s'agit également de les étendre aux communes dépourvues d'une bibliothèque publique. Afin de favoriser le développement de la lecture publique – devenu un enjeu politique –, le pouvoir central adopte une vision beaucoup plus ouverte en matière de services rendus par la bibliothèque et ce, tout au long de la période de l'entre-deux-guerres ; le manque de ressources financières et l'instabilité politique chronique compromettent de nombreux projets dans ce domaine. La place reconnue au bibliothécaire dans le choix des collections et le contact avec les lecteurs est de plus en plus explicite et caractérisée en termes techniques.
Après la première guerre mondiale, le législateur met en sourdine le rôle des comités d'inspection, même si dans certaines villes et notamment dans la capitale, le rôle de surveillance et de censure demeure fortement marqué et revendiqué 6, sans revenir pour autant sur les dispositions en vigueur, à savoir les directives de 1897 et de 1912 qui ne seront abrogées qu'en 1961.
À cette date, les comités de surveillance et d'achat des bibliothèques municipales deviennent des comités consultatifs (décret du 1er septembre 1961) sur le modèle de ceux créés en 1946 dans les bibliothèques centrales de prêt. La tendance qui se dessine va dans le sens d'une reconnaissance plus grande de l'aspect technique des décisions concernant le choix des collections au détriment du caractère politique qui a primé pour le comité d'inspection. Au fur et à mesure que la bibliothèque municipale s'ouvre sur la cité et ses habitants – plus ou moins lettrés –, les connaissances qu'il faut mobiliser pour établir la pertinence et l'utilité des collections deviennent très complexes et le choix des collections tend de plus en plus à s'affirmer dans sa technicité croissante. Tandis que le pouvoir politique est ressenti comme une ingérence dans ce domaine et que l'autorité de tutelle reste administrative, la voix du bibliothécaire est progressivement reconnue comme relevant d'une connaissance technique.
De l'apprentissage à la codification des pratiques
La situation de cette instance, émanant d'une décision du pouvoir central, mais fonctionnant sur des réseaux départementaux et locaux, laisse entrevoir, en effet, un positionnement problématique. La composition éminemment politique et administrative de ces comités à la frontière des services municipaux et de l'administration préfectorale doit être prise en compte lorsqu'on s'interroge sur les modalités de fonctionnement et les logiques de décision.
L'absence de pouvoir reconnu au bibliothécaire municipal dans le processus de décision des achats paraît inscrire en négatif une exclusion du professionnel : cette absence traduit sans doute la volonté de diluer dans les actes politiques et les procédures administratives un champ de compétences ressenti – parce que non revendiqué collectivement – comme spécifique par les bibliothécaires eux-mêmes. Elle renseigne en même temps sur la prégnance d'une image profondément politique de l'éducatif et du culturel, prégnance qui seule nous permet de comprendre que l'intervention de personnalités extérieures aux choses du livre s'inscrit dans une conception particulière de l'ordre et du bien public qui est celle propre à l'État républicain.
Afin de comprendre les représentations associées à la lecture publique et à la bibliothèque, il faut saisir les comités d'inspection et d'achat de livres dans leur contexte : c'est, en effet, la réalité politique, administrative et sociale de la cité qui permet d'identifier les pratiques informelles susceptibles de remettre en question le cadre tutélaire dans lequel le législateur a voulu enfermer la bibliothèque et ses responsables.
Situations locales
Selon les situations locales, on voit ces comités prendre des fonctions différentes, jouer des rôles qui vont du contrôle administratif des achats de collections à la prise d'initiative pour entretenir ou amorcer une collection. Selon les endroits et les formes d'entente que trouvent élite politique, élite administrative et élite intellectuelle, les configurations que peuvent prendre ces comités changent du tout au tout. Tolérés et regardés avec soupçons dans certaines grandes villes comme Paris, les comités d'inspection des villes moyennes du Sud-Ouest incarnent beaucoup plus une fonction d'ouverture de la bibliothèque sur l'espace public et une fonction de socialisation autour de la culture lettrée. Dans les six cas de figure étudiés, les élites politiques et administratives locales mobilisent l'instance à des degrés divers, allant jusqu'à l'investir de pouvoirs prescriptifs et proscriptifs forts ou se bornant à la figer dans un rôle procédural de ratification de propositions émanant d'autres groupes. La gamme des possibilités sur lesquelles joue cette institution au niveau local façonne ses frontières au gré de l'intérêt et des intérêts que les membres y associent.
Étudiant la composition des comités d'inspection et d'achat de livres qui fonctionnent à Toulouse, Foix, Rodez, Montauban, Albi, Castres et Tarbes, il a été possible de renseigner les trajectoires socioprofessionnelles et politiques des membres qui ont constitué les comités entre 1885 et 1945, avec un prolongement – là où les documents d'archive l'ont permis – sur la période 1947-1960, période pendant laquelle les comités deviennent d'abord consultatifs, puis disparaissent. Une analyse croisée de ces trajectoires (généalogiques, biographiques et sociales) a permis de faire émerger les configurations locales et stratégiques dans lesquelles sont pris ces comités au cours de ce demi-siècle, ainsi que la nature des logiques qui ont présidé à leurs actes de contrôle, tels qu'ils peuvent se décliner sous différentes formes (décision, prescription, recommandation, proposition).
Après avoir identifié les réseaux d'acteurs au sein de chaque comité, nous avons plus particulièrement étudié les convergences intellectuelles et les interactions en nous appuyant sur les discours et les pratiques propres à l'instance (rapports, comptes rendus des séances mensuelles, comptes rendus d'assemblées extraordinaires, lettres, avis, propositions, recommandations). C'est dans cette configuration particulière, déterminée par le contexte local, par les spécificités politiques et les variables sociales (sexe, âge, formation et milieu d'origine des membres des comités) que nous avons tenté d'expliquer les traductions territoriales d'une politique de contrôle voulue par le pouvoir central.
Parallèlement, nous nous sommes interrogées sur la visibilité publique plus ou moins marquée, sur le caractère politique ou administratif des comités d'inspection. Là aussi, le degré de politisation de l'instance, le degré de publicité et d'ouverture renvoient aux caractéristiques propres aux réseaux impliqués dans la vie politique, sociale et/ou culturelle locale et aux passerelles que l'on établit (ou que l'on n'établit pas), de manière pragmatique et stratégique, entre ces trois champs d'action.
Un mécanisme de médiation
Dans cette optique, il a paru utile d'analyser le comité d'inspection comme un mécanisme de médiation grâce auquel s'installent, plus ou moins durablement, des espaces politisés dans la localité. L'idée qui a guidé cette analyse est que la relation stratégique entre pouvoirs et savoirs au sein de la cité, entre les groupes détenant les moyens et les ressources alimentant l'une et/ou l'autre de ces compétences privilégiées, loin d'être une dimension stable et linéaire, s'inscrit dans une historicité locale forte qui se lit au travers des actes de régulation sociale. Or les politiques de la lecture, en tant que politiques de la culture, constituent des formes particulières d'objectivation de l'ordre politique à travers la mise en place d'institutions et, à leur suite, la médiation de pratiques de contrôle 7.
Parce que la sphère de la culture, et notamment celle de la culture légitime, génère, en même temps qu'elle est générée par l'ordre politique, elle ne peut impunément être revendiquée et monopolisée par des revendications de corps. Les tentatives de maîtrise des contenus culturels – dont les collections de bibliothèques sont un exemple typique – sont à chaque instant contrebalancées par la volonté de contrôle politique qui est censée garantir un rééquilibrage des enjeux et, paradoxalement, une certaine neutralité. L'usage de la culture dans une démocratie a ceci d'intrinsèquement contradictoire, qu'il est universel dans ses ambitions et spécialisé dans ses choix et ses objectifs.
Les fluctuations dont fait preuve l'instance de contrôle que nous avons étudiée en offrent la preuve. Malgré les interventions réitérées du législateur (circulaire ministérielle du 22 février 1839 ; décret du 1er juillet 1897; décret et circulaire du 6 juin 1912, etc.), le rôle des comités d'inspection et d'achat de livres n'est pas défini une fois pour toutes. Il se construit au gré des acteurs qui l'animent et se façonne à partir de leurs représentations de l'accès aux collections, de la lecture et des lecteurs 8. Ainsi, les formes que revêt la maîtrise de la constitution des collections dans les bibliothèques municipales renseignent autant les pratiques par lesquelles se concrétise le pouvoir d'inspection de ces comités que les référentiels qui, de manière plus ou moins formelle, influencent les pratiques et les règles telles que chacun des acteurs impliqués les met en application dans l'espace local. Ce rôle de prescription confié aux comités se déploie dans une dimension spécifiquement locale dans laquelle les acteurs agissent en fonction d'une règle pragmatique de prise en compte des enjeux locaux, qui est au moins aussi importante que la règle normative à laquelle répondent officiellement leurs mandats.
Le découpage institutionnel opéré par l'identification des acteurs considérés comme aptes à choisir les collections de bibliothèque opère à son tour une typification des rôles qui signifie institutionnellement une identité et une compétence de ces acteurs à définir les critères et les paramètres de contrôle sur la constitution des collections dans les bibliothèques municipales. La question qui se pose là est de savoir comment ces changements, lorsqu'ils interviennent, infléchissent l'action d'une instance qui porte en elle l'ambivalence de la mise sous tutelle d'une sphère professionnelle en voie d'autonomisation par rapport à la sphère politique municipale.
Au moins jusqu'en 1932, moment où est créé le Syndicat des bibliothécaires nationaux de province, les bibliothécaires n'ont pas de prise de parole ou de position collectives. Ce n'est que par les pratiques de recrutement, de recommandation, d'éloge ou de blâme (restituées sous forme de lettres publiques ou privées conservées dans les archives) que nous pouvons inférer de sentiments ou formuler des impressions. Certes, la demande portée par le syndicat des bibliothécaires dès ses débuts est la reconnaissance, au niveau national, d'un profil professionnel à part entière. L'exigence d'affranchissement du bibliothécaire vis-à-vis des diverses tutelles indique que sa position n'est pas toujours facile. Pourtant, au vu des modalités de fonctionnement des Comités d'inspection des bibliothèques municipales étudiées, l'exigence d'affranchissement prend du sens si l'on considère les relations hiérarchiques des bibliothécaires des « petites » bibliothèques municipales vis-à-vis des conservateurs et bibliothécaires (chartistes) de la bibliothèque municipale de Toulouse.
L'affranchissement du bibliothécaire est rarement défini par rapport à l'empiétement des politiques ou des administratifs ou des édiles locaux : le réseau local fonctionne de manière consensuelle et participative autour de positions et de savoirs établis, tandis que les relations professionnelles entre bibliothécaires demandent à être réglées parce qu'en pleine transformation.
Les bibliothécaires municipaux
La législation mise en place au XIXe siècle en matière de gestion des bibliothèques municipales a eu pour conséquence de placer le bibliothécaire sous la dépendance totale des municipalités ; d'où une grande disparité des traitements des bibliothécaires municipaux sur l'ensemble du territoire. Cette situation constitue le ferment des revendications des bibliothécaires municipaux après la première guerre mondiale. À ce propos, on peut affirmer que le décret de 1897 représente un tournant en rendant inévitable la constitution d'un groupe homogène de bibliothécaires « classés », dont les revendications vont apparaître d'autant plus légitimes et la situation inadmissible que ces derniers sortent tous de l'École des chartes ou posséderont désormais un diplôme professionnel.
Ainsi, loin d'améliorer la situation des « municipaux », l'État prépare paradoxalement l'activisme professionnel de la première moitié du XXe siècle 9. Malgré la création, en 1906, de l'Association des bibliothécaires français, les bibliothécaires municipaux de province prennent leurs distances par rapport aux bibliothécaires parisiens, s'autonomisent par rapport à l'Association et, pour certains, individualisent leur démarche en activant leurs réseaux personnels.
En 1906, le conservateur de la bibliothèque municipale de Toulouse adresse une lettre au maire de la ville disant la préférence du bibliothécaire pour une tutelle directe de la municipalité. Cette lettre est aussi une prise de distance critique vis-à-vis du préfet, dont il est laissé entendre que les droits que lui reconnaît l'État en matière de surveillance des bibliothèques municipales ne sont justifiés ni par des engagements financiers ni par des raisons techniques. La position du bibliothécaire est favorable à une prise en charge totale de la bibliothèque par l'autorité municipale, qu'il désigne comme « unique autorité de droit ».Dès 1906, à Toulouse, la place de la bibliothèque municipale est à l'intérieur des services municipaux, la fonction de ses agents, à commencer par celle du conservateur, comme étant partie intégrante de l'administration municipale. C'est sans doute la raison pour laquelle les relations entre la mairie de Toulouse et la bibliothèque municipale sont particulièrement riches et dynamiques : le bibliothécaire agit dans un domaine qui lui est réservé par une administration qui reconnaît ne pas avoir les compétences techniques pour décider.
C'est du côté de la municipalité que le bibliothécaire trouve un appui alors même que, officiellement, les bibliothécaires militent pour la « nationalisation » des bibliothèques municipales. La démarche du bibliothécaire de Toulouse est, en la matière, prospective, puisqu'elle anticipe sur la municipalisation de la lecture publique : le pouvoir se situe de plus en plus au niveau des municipalités. En 1920, le bibliothécaire municipal figure en qualité de chef de service au sein de la commune : quel que soit le cas de figure envisagé (grande ville ou ville moyenne), nous avons pu constater que les bibliothécaires municipaux se mobilisent avant même que les luttes pour leur reconnaissance professionnelle n'apparaissent.
L'État modifie d'ailleurs sa pratique en matière de nomination des membres des comités d'inspection, et tout au long des années 1910-1920, accorde plus de place, dans la pratique, aux maires dont le poids devient prépondérant en matière de bibliothèque municipale. Cette position privilégiée du maire est utile au bibliothécaire, bien qu'elle implique une situation de face à face dans laquelle le bibliothécaire est également placé sous la dépendance du premier magistrat de la commune ; en d'autres termes, il devient urgent pour le bibliothécaire de prêter attention à la place que le maire accorde à la bibliothèque municipale et au rôle qu'il s'assigne vis-à-vis de celle-ci.
La bibliothèque dans l'espace public de la cité
Afin de compléter les stratégies professionnelles des bibliothécaires, il semble utile d'insister sur les fonctions que les comités d'inspection remplissent dans la société locale, au-delà de leurs attributions officielles. Pour ce faire, nous avons interrogé les usages sociaux de cette instance, entendant par là les utilisations que les acteurs locaux font de cette institution, compte tenu des habitudes de rencontre et des pratiques d'échange qui sont les leurs.
Le registre de l'analyse des relations n'est plus celui du politique ou de l'institutionnel, mais celui du social qui s'intéresse aux relations entre individus et groupes d'acteurs. Ce type d'analyse met en évidence les manières dont les individus s'adaptent et adaptent des espaces institutionnels à leurs pratiques et à leurs intérêts. Aussi les logiques auxquelles correspondent leurs conduites se comprennent-elles moins en lisant les textes officiels qu'en s'attardant sur les pratiques informelles sur lesquels nous renseignent les échanges épistolaires, les lettres de recommandation, les conseils et suggestions demandés ou reçus. Il s'agit bien d'étudier le tissu relationnel dans lequel s'inscrivent les différents acteurs afin de comprendre les contraintes et les cadres dans lesquels ils évoluent, les projets et les enjeux qui peuvent être associés à leur implication dans les comités d'inspection. Deux logiques distinctes sont apparues comme guidant fortement les comportements des acteurs : une logique de sociabilité qui s'inscrit dans la valorisation du capital lettré de l'élite locale et une logique de rationalisation et d'utilisation du pouvoir institutionnalisé émanant des attributions de surveillance du comité.
Le fait d'éclairer l'existence de réseaux de sociabilité dans la cité permet d'enquêter sur les relations préférentielles qui lient le milieu des bibliothécaires avec les groupes actifs dans l'espace public local. Ces proximités intellectuelles éclairent directement et indirectement les réseaux d'interconnaissance et les systèmes de valeurs dans lesquels sont plongés les bibliothécaires et sont susceptibles d'expliquer à la fois les logiques sous-jacentes, les contraintes et inter-actions. S'interroger sur les modalités de visibilisation des bibliothécaires dans l'espace public local revient à rechercher les formes par lesquelles les agents chargés de la gestion quotidienne des collections se font une place dans la procédure laborieuse et délicate qui va de la proposition à l'amendement en passant par la mise en ordre. On peut aller jusqu'à parler d'une médiation que les bibliothécaires incarneraient de facto dans certaines villes entre sphère politique et élite lettrée, bien que la position du bibliothécaire ne soit pas la même dans une grande ville ou dans une ville moyenne : les conditions d'inter-connaissance, les modalités de reconnaissance sociale répondent nécessairement à des stratégies différenciées.
La composition des comités répond, dans la plupart des cas de figure, aux directives ministérielles. Pour les villes moyennes, nous avons trouvé une forte présence de négociants et d'industriels, présence qui élargit à la fois les groupes intellectuels et les milieux professionnels traditionnels en créant un espace de rencontre inédit. Cette présence mérite une attention particulière, surtout pour les conséquences qu'elle a dans l'évolution des profils sociaux composant l'élite locale et dans les mutations qui interviennent, tout au long du XXe siècle, dans la valorisation sociale du capital culturel.
Les deux dernières décennies du XIXe siècle voient se multiplier les initiatives associatives qui affichent parmi leurs objectifs l'implication de différentes strates sociales de la population. Les milieux de l'industrie et du commerce se trouvent impliqués dans ces initiatives qui jouent l'interface entre des univers traditionnellement cloisonnés, celui des savoirs et celui du travail. Ces entités institutionnelles inaugurent de nouvelles modalités d'investissement de l'espace public autour de causes idéologiques ou de projets concrets proches de la publicité telle que nous la connaissons aujourd'hui. Dans l'invention de ces modalités, les cercles commerçant et industriel, les milieux journalistiques et les groupes lettrés jouent un rôle clé : ils investissent l'espace de la parole publique avec les outils qu'ils possèdent respectivement pour formaliser et valoriser cette parole, en dehors des cadres traditionnels de l'écriture publique.
Traditionnellement animées par des notables locaux, les pratiques et les fonctions d'écriture publique sont également celles qui contribuent à la mise en place d'une sphère d'écriture journalistique. Les lieux, les hommes, les modalités d'écriture reproduisent une configuration des acteurs qui respecte la distribution des tâches et des fonctions dans l'espace communal en vertu de la légitimité ancienne émanant de la maîtrise de l'écrit et de l'usage public des savoirs lettrés. Cette configuration notabilière façonne nécessairement les thèmes et les enjeux de la parole publique et du débat politique tels qu'ils émergent au moment où les lois libérales de 1868-1869 permettent la réapparition d'une vie politique cachée ou inexistante.
Une pratique de rencontre et d’échange
La présence des fonctions commerçante et industrielle, souvent représentée par des agents de la chambre de commerce du lieu n'est pas sans conséquences sur les modes de développement d'une pratique, qui est d'abord une pratique de rencontre et d'échange et très marginalement une pratique de surveillance. D'un point de vue sociologique, la réunion au sein d'une même instance de la fonction consulaire (chambre de commerce) et des fonctions politiques est révélatrice des corps sociaux qui accordent à la lecture des enjeux sociaux et politiques et qui profitent de cette instance pour se mettre en avant. Comme beaucoup de lieux institutionnels et/ou associatifs en province, les comités d'inspection impliquent, en effet, les représentants des corps sociaux les plus divers : les avocats sont nombreux à s'engager, avec les hommes de loi (avocats, notaires) et de science (médecins), les industriels et les commerçants, les fonctionnaires publics et les élus politiques. Pour les uns, l'implication au sein du comité relève d'un choix volontaire; pour les autres, cette implication est un droit ou un devoir. Pour tous cependant, elle constitue un moment social fait de reconnaissance et de valorisation par l'intermédiaire de l'objet de culture légitime qu'est en train de devenir le livre de bibliothèque.
À partir de la fin du XIXe siècle, la création des comités d'inspection et l'intérêt grandissant porté par le pouvoir central au développement des bibliothèques municipales rencontrent les intérêts des personnes – ou groupements de personnes – déjà actifs, sur le plan local, en matière de lecture publique. Bien que l'expression ne puisse pas qualifier réellement le domaine d'intervention de ces acteurs, elle semble bien fonctionner comme catégorie d'action. Les acteurs locaux en présence trouvent par ce biais une légitimité publique ainsi qu'une nouvelle visibilité à l'égard de la hiérarchie administrative. Il faut, dans cette optique, situer le comité dans une sphère mi-privée, mi-publique : leur nouvelle sphère d'intervention est en effet insérée dans des réseaux de sociabilité locale et de politique publique (instances départementales, académiques et ministérielles). De plus, l'institutionnalisation des comités d'inspection près les bibliothèques municipales donne une impulsion certaine au processus de municipalisation qui se fait jour durant cette période : les acteurs de la vie locale acquièrent leur autonomie.
La bibliothèque, lieu de rencontre protégé
Issus d'horizons sociaux souvent différents – surtout dans les villes – (érudits, professionnels de l'écrit, membres du corps enseignant, juristes, négociants, industriels, etc.), les membres des comités se retrouvent, en dehors des séances, dans les espaces de sociabilité locale au plus large et dans l'espace de sociabilité lettrée au plus restreint (universités, sociétés et cercles de lecture, loges franc-maçonnes notamment). Le réseau d'occupation de l'espace public de l'écriture par les notables lettrés peut ainsi recevoir naturellement l'existence d'un comité en charge du contrôle de la bibliothèque municipale. De plus, la ponctualité des rencontres entre les membres des comités – avec, éventuellement, d'autres membres appartenant eux aussi à l'élite intellectuelle – dans un cadre plus ou moins formel permet de conserver prégnante, de maintenir vive, la pertinence de leurs représentations sociales : les acteurs de ces rencontres participent d'une socialisation perpétuelle.
C'est par la conversation que ces individus gardent intacte la mémoire de leurs référentiels, commune en matière de lecture publique, mais peuvent également la perpétuer en la transmettant. Il faut également préciser que les restrictions imposées aux prêts à domicile tout au long de cette période, extrêmement limitatives, font de la bibliothèque municipale un lieu de rencontres protégé et privilégié pour les notables lettrés et les responsables politiques : c'est l'élite locale cultivée qui a accès à ces prêts. À la bibliothèque municipale de Toulouse, tout comme à Foix, Tarbes, Rodez et Castres, les prêts à domicile sont réservés « uniquement pour les membres du Conseil municipal, du Comité de la bibliothèque et de l'enseignement et très exceptionnellement pour quelques personnes connues pour leurs travaux d'érudition et empruntant des ouvrages particulièrement sérieux ».
La création d’un espace politisé
En définitive, les membres des comités d'inspection participent, par leurs différentes activités, à la création d'un espace politisé, au sens où ils institutionnalisent certaines formes de l'action publique par le biais du comité grâce à la légitimité qui est la leur dans l'espace public local. S'il n'y a pas de modifications notables dans la circulation du savoir au niveau communal avec l'avènement de ces comités, il reste que ces derniers représentent un réseau institutionnalisé qui a des avantages certains.
L'exemple du comité d'inspection de la bibliothèque de Toulouse est très éloquent à ce propos. Il est important de constater que, pour l'ensemble des bibliothécaires répertoriés dans notre enquête, l'argumentaire discursif est à mettre en parallèle avec les pratiques : tout en se complaisant à formuler des critiques à l'égard du maillage institutionnel imposé par le haut et dans lequel il se trouverait captif, le bibliothécaire asservit cette contrainte légale, ou tout au moins la rend molle. Dans une lettre de 1906, le bibliothécaire en charge de la bibliothèque municipale de Toulouse s'adresse au maire de la ville et commente les attributions du comité qu'il présente comme une instance quasi autocratique : « Inutile d'insister sur ce point. Le Comité réunit toutes les attributions. Local, aménagement, budget, accroissement, catalogues, règlement, prêt, récolements, mesures de conservation, échanges, reliures, etc., etc., tout est soumis à son contrôle comme si le maire ne devait pas rester le seul maître naturel et officiel d'un établissement entretenu par la ville ».
Le bibliothécaire se présente comme illégitimement dépossédé de ses compétences techniques qui reviennent de droit aux comités : il veut faire reconnaître l'existence d'un territoire de compétences non soumis au regard de personnes incompétentes en la matière. Ensuite, il présente les attributions comme une atteinte aux prérogatives du maire : les membres du comité seraient ses supérieurs hiérarchiques sur le plan local. Enfin, le bibliothécaire ne reconnaît qu'une autorité, celle de la municipalité qui peut dès lors trouver un allié au sein de la bibliothèque municipale. Le bibliothécaire municipal exprime ici de manière explicite sa prédilection pour une autorité de proximité et une politique de contrôle essentiellement locale.
La stratégie du bibliothécaire s'appuie sur les réseaux de sociabilité qui sont à sa disposition et qu'il utilise suivant des préoccupations d'ordre conjoncturel : il peut s'appuyer à la fois sur un réseau tissé par la sociabilité, mais aussi sur celui qu'il a tissé au sein même de l'administration ; ce maillage complexe lui permet d'asservir une instance émanant de la volonté du pouvoir central et de l'assouplir en fonction de l'entente et de la collaboration avec la ville et le maire. Cette stratégie a deux conséquences : d'une part, la sphère de la bibliothèque municipale est reconnue et traitée par la municipalité toulousaine comme une sphère privilégiée et réservée aux professionnels, les décisions techniques l'emportant de loin sur les décisions politiques, et d'autre part, le savoir professionnel s'autonomise vis-à-vis de l'autorité de tutelle de la bibliothèque municipale. Ce faisant le bibliothécaire s'approprie de facto le fonctionnement du comité d'inspection, ce qui lui confère une position de porte-parole à l'égard des autres bibliothécaires municipaux.
Nous savons que le conservateur de la bibliothèque municipale de Toulouse sert de référent aux autres bibliothécaires municipaux dans la confection des catalogues, mais aussi dans les critères qui justifient le choix des collections. La bibliothèque municipale de Toulouse donne l'exemple en même temps qu'elle impose des formes de travail bien précises. Ainsi, lier des relations privilégiées avec le bibliothécaire toulousain, c'est pour les bibliothécaires municipaux environnants approcher la sphère où sont prises les décisions en matière de gestion des bibliothèques municipales. Le conservateur de Toulouse est le médiateur entre les bibliothécaires municipaux et la hiérarchie administrative et il incarne, pour les bibliothécaires des petites villes de province, la porte ouverte sur un réseau élargi, à la fois national et corporatif. L'utilité de ces relations, de type professionnel et amical, est démontrée par le fait que c'est par ce biais que s'établissent les premiers contacts syndicaux : la visibilité publique est la condition nécessaire pour une visibilité professionnelle.
Une instance d’apprentissage politique
L'idée avancée selon laquelle les comités d'inspection incarnent une forme de sociabilité appréciée, consensuelle et privilégiée paraît féconde : dans la mesure où nous pouvons montrer que politiques et édiles en général ne sont pas vus comme des étrangers dans l'espace de la bibliothèque, il est possible de revenir de manière critique sur l'idée de personnalités extérieures et d'empiétement ou de surveillance. À partir du moment où l'institutionnalisation d'une instance locale permet de connaître parfaitement, voire d'orienter et d'influencer, les règles du jeu de l'inspection sur l'achat et la conservation des ouvrages, les enjeux se déplacent. La codification et la « procéduralisation » des séances prennent le pas sur la décision qui est prise ailleurs et autrement. C'est dans la capacité du bibliothécaire de s'appuyer sur l'élite lettrée locale en même temps que sur les possibilités qu'il a de jouer d'un certain prestige, de la crédibilité et d'un appui auprès de sa hiérarchie que réside la fonction des comités d'inspection.
Les pratiques qui ont cours au sein des comités d'inspection relèvent clairement d'enjeux de pouvoir et de relations de domination, et sont donc de l'ordre du politique. Les avantages de ce type d'instance ne sont possibles que par le biais d'un processus de socialisation au sein d'un espace public : en commençant à apprendre dans une instance aussi petite, on commence à apprendre à être un homme public (apprentissage d'une compétence civique, apprentissage de la prise de parole publique). Le comité d'inspection est une instance d'apprentissage politique en ce sens qu'elle permet à des individus dont les logiques sont différentes (administration centrale/pouvoir municipal), voire contradictoires, de se rencontrer. Ces moments d'adaptation mutuelle modulent les langages de chacun en fonction des autres acteurs en présence en obligeant chacun à traduire et à s'adapter.
La négociation par le langage n'est pas un acte gratuit : elle a comme résultat de rapprocher les registres discursifs des uns et des autres et de rendre les pratiques respectives intelligibles. En ce sens, l'adaptation réciproque des groupes en présence au sein de l'instance collégiale qu'est le comité d'inspection intervient dans le processus plus vaste d'apprentissage de l'exercice politique et a donc à voir avec une forme particulière de régulation sociale qu'est la régulation institutionnelle.