Les révolutions médiologiques dans l'Histoire

Pour une approche comparative

Régis Debray

Les révolutions médiologiques au cours de l'histoire (écriture, typographie, numérique) suscitent des espoirs et des peurs qui ne sont pas sans analogie. On a tenté ici d'esquisser la logique à l'œuvre dans ces mutations successives ainsi que dans les utopies sociales auxquelles elles ont donné lieu. L'actualité informatique s'éclaire à la longue durée ; et celle-ci suggère de modérer les expectatives autant que les effrois.

Media revolutions in the course of history (writing, typography, digital) arouse hopes and fears that are not without analogy. Here we have tried to sketch out the logic at work in these successive developments and thus in the social utopias which they have given rise to. The computerized present has been clear for a long time; and this suggests that any state of uncertainty should be moderated as much as dreaded.

Die mediologischen Revolutionen im Laufe der Geschichte (Schriftlichkeit, Buchdruck, Informatik) erwecken Hoffnungen und Ängste, die sich nicht unähnlich sind. An dieser Stelle haben wir versucht die logischen Zusammenhänge dieser aufeinanderfolgenden Umbrüche und der daraus entstandenen sozialen Utopien zu skizzieren. Das elektronishce Zeitgeschehen wird sich auf lange Sicht hin erhellen, es empfiehlt sich sowohl die Erwartungen als auch die Befürchtungen zu zügeln.

Las revoluciones mediológicas a lo largo de la historia (escritura, tipografía, numérica) suscitan esperanzas y temores que no dejan de tener analogías. Se ha tratado aquí de esbozar la lógica que actúa en estas mutaciones sucesivas así como en las utopías sociales a las que han dado lugar. La actualidad informática se esclarece a la larga ; y esta sugiere moderar las expectativas tanto como los pavores.

Le seul intitulé de cet article autorise des soupçons très légitimes. « Pour une approche comparative… » 1 : Un historien minutieux se méfie du comparatisme, prétexte à de hâtives analogies et à maintes pensées de survol.

« Dans l'histoire… ». : un sociologue exigeant, de son côté, se méfiera de l'historicisme, prétexte à d’oiseuses anecdotes. Par chance, ou malchance je ne sais, je ne suis ni historien ni sociologue. Je ne suis que philosophe; encore pire, me direz-vous. Le spécialiste des généralités se plaît à tirer des lois générales de situations singulières – opération qui se nomme « philosophie de l'histoire ». Cependant, tout philosophe que je sois par formation, je m'abstiendrai de trop délirer et me limiterai au point de vue médiologue, qui réconcilie l'étude des objets et celle des comportements, en articulant dispositions symboliques et dispositifs matériels. Cette méthode d'analyse se propose de mettre au jour, pour aller vite, l'inconscient technique des mutations culturelles. Une charnière aussi décisive que l'imprimerie, entre l'ordre des machines et l'ordre du sens, peut s'aborder tantôt par le mécanique tantôt par le moral. Tantôt par l'aspect économico-technique, le versant production, tantôt par l'aspect socioculturel, le versant réception. L'idéal reste, bien sûr, d'embrasser l'envers et l'endroit, sans dissocier le matériel de l'imprimerie de ce qu'on pourrait appeler son spirituel.

« Révolution » ? Ce mot convenu dramatise à l'excès. Sans aller jusqu'à dire « revolution as usual » (Brian Winston), le passage d'une médiasphère à une autre, chacun le sait, n'est pas un « ceci tuera cela » (la photo n'a pas tué la peinture, ni l'automobile, la bicyclette). C'est une transition de phase ; frottement, plus que basculement; compromis, plus que rupture. Les habitudes collectives, avec leur force d'inertie, incubent dans la longue durée. Les historiens du livre – je pense ici à Henri-Jean Martin et à Roger Chartier – nous ont concrètement montré comment le nouveau se moule dans l'ancien, et qu'il ne suffit pas d'une technique pour faire une culture (le contre-exemple chinois le prouve assez).

« Médiologique » ? Le mot désigne ce qui touche au « médium » – soit aux dispositifs véhiculaires de l'univers symbolique. Une « révolution médiologique » marque l'apparition dans l'histoire des sociétés d'un vecteur de transmission jusqu'alors inconnu – l'écriture, l'imprimerie, l'électronique, le digital. Étant bien entendu que l'innovation dépend à chaque fois d'une large coalition de facteurs tant sociaux que techniques (le caractère mobile avait besoin du papier, de l'encre grasse, d'une métallurgie, de centres universitaires, etc.).

Externaliser

Ces évidences une fois rappelées, venons-en à notre propos : que peut-il y avoir de commun entre le passage du manuscrit à l'imprimé, ensuite du plomb à la lumière (photocomposition), et enfin du photon au bit (numérique) ?

André Leroi-Gourhan a montré dans L'homme et la matière que les objets et systèmes techniques évoluent en fonction de tendances objectives, dont la première est l'extériorisation croissante. Le vivant humain, depuis un million d'années, extériorise ses facultés une à une, ce qui lui permet de les décupler (il y a plus de mémoire dans une bibliothèque que dans un cerveau). Chaque prothèse s'extrait de la précédente pour un nouveau cran dans le processus d'extension-projection (les technophobes disent : d'aliénation). L'écriture « externalise » la parole (la matérialise et la visualise), comme l'imprimé externalise l'écriture, le journal le livre, l'écran le journal, etc.

Externaliser, c'est à la fois expulser et réincorporer autrement 2. L'évolution anatomique de l'homme une fois arrêtée, l'évolution des moyens techniques prend le relais dans le processus toujours en cours de l'hominisation, et l'engendrement de nos garde- mémoire successifs, du volumen au cédérom, suit la même pente : intégration progressive des fonctions, plus grande économie de moyens, dématérialisation, etc.

Ainsi nos facultés organiques nous ont-elles quittés une à une pour se déposer dans des artefacts : à présent, le celluloïd voit, la bande magnétique parle, la puce calcule, le clavier dessine et fantasme. Pour nous, à notre place. L'extériorisation des facultés humaines dans des chaînes opératoires spécialisées représente un gain de temps et de puissance pour l'organisme collectif mais, et c'est la contrepartie, une certaine déperdition d'autonomie pour les individus. De moins en moins de fournisseurs dans l'industrie culturelle peuvent distribuer à des multitudes de plus en plus grandes leur ration d'émotion et d'image. Hollywood rêve pour nous tous (inutile d'imaginer). La télé apporte le forum à domicile (plus besoin de sortir, ni de militer). Les encyclopédies mémorisent à notre place (ne nous fatiguons pas à apprendre). Nos marges d'interprétation risquent de se réduire; les joies de la réception compensant celles de l'initiative. Mais cette passivité accrue est tempérée par l'implication toujours plus active de notre champ perceptif. Nous oublions d'autant mieux que l'évasion est téléguidée, qu'elle est sensoriellement participative.

Victoire du petit sur le grand

Ce n'est pas tomber dans le « déterminisme technologique », que de relever ces « trends » (car des lois de développement interne de l'objet technique ne se déduit pas que le développement social soit déterminé par la technique).Parmi les tendances lourdes de l'évolution de nos appareils, où la recherche d'efficacité maximale découle paradoxalement de la loi du moindre effort (le meilleur ressort du progrès technique), il en est une sur laquelle j'aimerais attirer votre attention : l'inexorable victoire du petit sur le grand. Vous m'excuserez ici de citer, c'est un rituel inévitable, un passage du trop décrié Ceci tuera cela. « Hélas ! Hélas ! Les petites choses viennent à bout des grandes ; une dent triomphe d'une masse. Le rat du Nil tue le crocodile, l'espadon tue la baleine, le livre tuera l'édifice ».La preuve que ce n'était pas un poncif, c'est qu'il a fallu encore un siècle pour résumer sur ce point Victor Hugo et inventer le célèbre less is more. Le curieux, au demeurant, est qu'on doive la formule à un architecte : Mies Van der Rohe, reprenant, je crois Adolf Loos.

Les pouvoirs multiplicateurs de l'imprimerie n'ont pas moins d'effets sur le dynamisme d'une civilisation que ses pouvoirs préservateurs. Or, tout se passe comme si, pour amplifier, il fallait réduire. La clé du plus est dans le moins. Tout le progrès humain consiste peut-être à abréger : on paye d'abord en bétail (pecus), puis en pièces, en billets, en chèques, enfin en écriture (pécuniaire). On remplace du lourd indivis par du maniable divisible. Du volumineux par du compact. De l'immobile par du portable. Passage de l'in-quarto relié à chaîne et ferrures, à l'in-octavo (Renaissance), puis à l'in-douze, puis au livre de poche (avant microfilm et vidéodisque). Passage, dans l'écriture, de la capitale à la minuscule, de l'onciale (précarolingienne) à la caroline, puis à l'humanistique, modèle des premiers caractères d'imprimerie. Passage encore du gros tube cathodique à l'écran plat ultraléger de demain, comme avant, du poste à galène encombrant au minuscule transistor. Pour indexer une masse documentaire, il faut inventer un procédé de miniaturisation, la fiche, par exemple. Il faudrait, un jour, dresser panégyrique de la bricole comme ressort de modernisation.

Des machines à fragmenter

Au-delà des questions de format et de taille, regardons les procédés. Alphabet, imprimerie et numérique ont en commun d'être des machines à fragmenter, à décomposer du continu et à discrétiser des flux.

Ne revenons pas sur l'écriture alphabétique, segmentation arbitraire de la chaîne parlée, qui s'éloigne beaucoup plus de la parole vivante que l'idéogramme ou le pictogramme – qui miment la chose même, ou son idée. L'écriture ne décalque pas la parole ; elle l'analyse, donc la brise et la transcode. Et c'est à l'écart entre le phénomène et sa symbolisation que tient la fécondité. À son tour, le caractère mobile en métal supprime les ligatures réapparues dans l'écriture gothique et poursuit le travail de division graphique. La typographie sépare. Le texte de l'image d'abord (que la xylographie chinoise permettait de traiter en même temps); comme elle sépare ensuite les ouvriers qui dessinent les caractères de ceux qui les assemblent pour les imprimer (que la manuscriture fusionnait). Le diable est par étymologie celui qui sépare (dia-ballein), et le symbole, ce qui réunit les choses et les gens (sym-ballein). Mais pour progresser dans le symbolique, il faut avancer dans le diacritique (ou diabolique). Plus drastique l'analyse, plus aisée la synthèse.

Que fait à son tour le numérique ? Il discrétise – image et texte – en points ou pixels. Produisant du simple à partir de l'embrouillé, il poursuit sous la même devise, ad augusta per angusta. Il y a trois mille ans, l'alphabet phénicien substituait à la gamme chaude et continue des timbres, au fondu de la voix humaine une vingtaine de modules stables. L'ordinateur aussi, si l'on ose dire, remplace l'infinie variété des langages par une suite de zéro et de un ; et l'atomisation par codage rend possible ensuite l'automatisation du traitement. Notre fameux « virtuel », qui est moins une révolution qu'un complément d'information, prolonge en somme un mouvement d'abstraction des choses inauguré par les premiers graffitis des grottes ornées.

Tout finit ainsi par se grammatiser : l'audible, puis le visible. Le langage, puis l'image. Et cette grammaire se place en signe commun de Babel. Pensons tout ce que la microchirurgie, rendue possible par la décomposition numérique, apporte aux arts visuels. La cassette-vidéo était déjà beaucoup plus qu'un multiplicateur de diffusion, un véritable analyseur de la création. Comme l'observait très finement Dominique Païni dans les Cahiers du cinéma, elle a ouvert au cinéma – et à la cinéphilie – un nouvel âge, en ce qu'elle permet non seulement de répéter à volonté mais de comparer (et tout Godard vient de là). Redisons-le après cent autres : penser, en philosophie, comme sentir, en art, c'est comparer. La révolution numérique sera peut-être au cinéma argentique ce que la photo fut à la peinture, et l'analyse d'imprimerie au continu médiéval : un moyen de privatisation d'un bien public et rare (plus besoin de voir ou de lire en groupe, d'aller au cinéma ou à l'église), ainsi qu'un moyen de maîtrise (on peut revenir en arrière d'un sens jusqu'alors imposé par son défilement et s'arrêter où on veut).

La différence avec le livre est que je n'ai pas besoin de prothèse – et donc d'argent – pour m'arrêter sur une phrase ou une page imprimée, alors que j'ai besoin d'un magnétoscope pour l'arrêt sur image, et d'un ordinateur pour lire mon cédérom. La délégation de la lecture à une machine fait une différence sérieuse, qui décale dangereusement le symbolique vers l'économique, et nos capacités de mémoire vers le pouvoir d'achat. Reste que l'intrusion de l'esprit critique dans les arts plastiques a fait un pas en avant considérable avec l'analyseur photographique, comme elle le fait à présent pour le cinéma avec l'analyseur vidéo, et comme elle l'avait fait dans les textes sacrés, au XVIe siècle, avec cet autre opérateur de fragmentation et comparaison que fut la presse à bras.

La morale de cette fable pourrait s'énoncer ainsi : il faut tourner le dos au réel pour mieux le retrouver. Le réalisme court après la réalité, mais c'est l'artificialisme qui l'attrape. La carte ne décalque pas le territoire : c'est bien pourquoi elle lui est supérieure (d'un point de vue informatif). Le cartographe synthétise un paysage à partir de cartons analytiques et d'un jeu de variables, donnant ainsi au territoire une visibilité critique que le photographe serait bien en peine de nous fournir.

Les redites de l’innovation

On peut ainsi reconstituer une logique interne de l'innovation, en amont, du côté des appareillages. Ne pourrait-on maintenant en trouver une autre dans le rapport subjectif que nous entretenons avec ces bouleversements successifs ? « La logique, disait Lewis Carroll, c'est ce qui dit ce qui s'ensuit de quoi ». Si on se détourne du quoi pour observer nos réactions au quoi, on voit se profiler ce qu'on pourrait appeler les lieux communs de l'originalité, ou les redites de l'innovation. On pourrait presque dénombrer un ensemble d'« effets », au sens « automatisme », où un psychanalyste des sociétés décèlerait peut-être autant de « compulsions de répétition » transversales aux différents âges de découvertes.

L’effet découverte

Le premier effet d'une révolution médiologique n'est-il pas de remettre en perspective les précédentes, en nous dévoilant comme singulier et non naturel ce qui jusqu'alors relevait de l'évidence ? Appelons cela l'effet découverte, dévoilement rétrospectif qui se traduit d'abord par un sentiment de nostalgie pour un paradis perdu, pour des paysages en voie de disparition. Preuve que l'affect n'est pas brouillé avec la connaissance. De cette anxiété émue devant la perte, naît le souci écologique, face aux catastrophes ou dégradations du milieu naturel, autant que le souci médiologique, devant les glissements de terrain culturel.

Dans l'histoire des médias, et c'est le seul point qu'elle a de commun avec l'histoire des sciences, c'est le présent qui illumine le passé. Platon, dans Phèdre, découvre les traits caractéristiques de l'oralité (la mnémosphère) à partir d'une catastrophe, l'écriture, invention alors toute récente, aussi violente et violeuse pour un homme de l'oralité qu'a pu l'être l'audiovisuel pour un homme de l'imprimé. Nous, nous nous retournons vers la graphosphère, qui est l'âge de l'imprimé classique, comme vers une contrée un peu fabuleuse, dont les contours nous semblent d'autant plus attachants ou singuliers qu'ils s'enfoncent sous la ligne d'horizon, au fur et à mesure que nous saisit la vidéosphère. Toujours, l'anatomie de l'homme explique celle du singe.. C'est ce que Bergson appelait « le mouvement récursif du vrai ».

L’effet diligence

L'effet diligence (l'expression est de Jacques Perriault et figure en bonne place dans notre abécédaire médiologique) est déjà assez bien repéré. C'est le retard mis par une forme nouvelle à se dégager des empreintes de l'ancienne qu'elle supplante. Le livre imprimé a mis au moins un siècle à s'émanciper des formes du manuscrit. Les premiers wagons de chemin de fer étaient des diligences posées sur des rails ; les premières photos, des tableaux académiques – nus et paysages. Les premiers plateaux de télévision étaient des studios de radio avec un accessoire en plus, la caméra. Et Lectures pour tous des excellents Dumayet et Desgraupes, la première émission littéraire du petit écran, avait tous les traits d'une causerie radiophonique prolongée. De même la page-écran de nos ordinateurs imite-t-elle la page imprimée. Ces effets d'empreinte ont été maintes fois relevés.

L’effet délire

Moins exploré me paraît l'effet délire. Il y a, à cet égard, une évidente résonance entre les fabuleuses espérances placées dans l'imprimerie par le siècle des Lumières et les utopies auxquelles le Web donne lieu aujourd'hui. Carla Hesse a évoqué ce point dans The future of the book(l'excellent recueil édité par Geoffrey Nunberg, où Patrick Bazin développe l'idée de métalecture).

Pour Condorcet, l'invention de l'imprimerie inaugure la « huitième époque » de l'Humanité; elle écartera à coup sûr le fanatisme, parce qu'elle porte dans ses flancs l'individu raisonnable et transparent (tout en périmant au passage, comme archaïque, la notion de propriété intellectuelle, au bénéfice d'une libre appropriation de textes autogérés et indéfiniment modifiables, circulant sans contrainte de pays en pays). De ce fait, la République, récompense politique offerte aux bons élèves de Gutenberg, ne pourrait manquer de s'étendre à l'ensemble de la planète, portée par l'élan irrésistible de l'imprimé, qui désenchaînera naturellement les consciences. La France exportera dictionnaires, livres et feuilles partout en Europe et « l'imprimé forcera toutes les portes par lesquelles la vérité cherche à s'introduire ». Condorcet appelait « Atlantide » ce nouveau continent à venir constitué d'hommes typographiques se consacrant à l'espace public via la délibération imprimée.

Écoutez aujourd'hui l'idéologue moderniste dans le vent – ou même le vice-président américain Al Gore – et vous verrez qu'on n'en attend pas moins de « l'homme numérique », voire « symbiotique ». La réticulation informatique de la planète pulvérisant barrières linguistiques et autres archaïsmes, les autoroutes de l'information apporteront demain la démocratie dans les plus obscurs recoins d'une planète câblée. Jacques Attali, dans le dernier INA-magazine : « Internet, c'est exactement comme un nouveau continent. L'on va pouvoir y créer, y produire, y communiquer, y échanger, y travailler et s'y distraire, mais autrement. Cela peut transformer profondément l'économie et bien d'autres choses. On pourrait comparer ce phénomène à la découverte de l'Amérique qui a non seulement transformé l'Amérique, mais aussi l'Europe ». Et son interlocutrice d'enchaîner : « Internet est beaucoup plus qu'un téléphone ou une télévision, c'est un nouvel espace d'expression humaine, international, décentralisé, hétérogène et épris de liberté. Internet est un outil privilégié d'échanges entre les peuples. Toute forme d'expression, majoritaire ou minoritaire, peut – à peu de frais – avoir un auditoire mondial. C'est donc indéniablement un progrès de la démocratie, complétant dans le modèle occidental la démocratie représentative, qui semble s'essouffler ».

Les optimistes de la « techno-démocratie », deux siècles après ceux de la « typo-république », ont des expressions souvent plus emphatiques. J'ai choisi au hasard. Les futuristes high-tech de tous les pays se ressemblent en ceci qu'ils tournent le dos au futur avec une remarquable constance, due au fait, me semble-t-il, qu'ils ignorent l'étymologie du mot « archaïsme », qui ne désigne pas seulement ce qui commence mais ce qui commande (arché). Et cette commande- là ne s'atténue nullement au fil du temps, il semble même qu'elle se renforce (la post-modernité sera archaïque ou ne sera pas). Les nouvelles technologies recyclent en langue MIT ou ENA le mythe du Grand Soir 3. Essayons de comprendre les récurrents ressorts du délire qui transforme un expert en prophète.

D'abord, n'oublions jamais que les manipulateurs d'information sont enclins à survaloriser les technologies de l'information. C'est là un « idiotisme de métier », naturel chez tous ceux dont le métier est d'abstraire, symboliser et sermonner. Les cordonniers tendent à penser que la chaussure est ce qui fait marcher les hommes; les juristes que le Droit est l'alpha et l'oméga du développement social ; et les savants que l'espace du savoir commande à tous les autres. Ils tiennent donc que les révolutions cognitives sont à même de réorganiser de fond en comble les configurations du pouvoir, du territoire, de la psyché, du vivre-ensemble, en annulant les mécanismes collectifs propres à l'immémorial exercice de l'autorité (clôture, hiérarchie, opacité, etc.). Nous avons tous connu de ces dialogues de sourds entre pionniers du savoir et praticiens du pouvoir.

« L'homme commence par les pieds » disait André Leroi-Gourhan, observant les voies étranges de l'hominisation. Les « grosses têtes » font fort peu attention à leurs pieds, hélas. Je veux dire par là qu'historiens et philosophes s'intéressent fort peu aux révolutions du transport. « L'immédiateté communicationnelle » du cyberspace nous fascine, au point qu'on en oublie les remaniements analogues de l'espace physique. La roue, qui fait pendant à l'écriture, comme la caravelle à la presse à bras, ou encore le chemin de fer, qui fut l'alter ego du télégraphe, comme l'automobile, de la radio, ou le lanceur spatial, du bouquet numérique, n'ont pas droit aux mêmes honneurs doctrinaires, bien que chacun de ces engins ait modifié notre représentation du monde et notre pratique de l'espace (le bouleversement 1900-2000 vaut bien, à cet égard, le 1450-1550). Les moyens de locomotion – et l'histoire des transports – sont les mal-aimés de l'Université. Sans doute ne présentent- ils pas, pour les hommes de mots, les mêmes bénéfices narcissiques et promotionnels que les moyens de communication, dont ils sont en fait inséparables. Les intellectuels sont plus directement concernés par les nouvelles technologies du faire-croire – puisque l'action de l'homme sur l'homme, via le projet d'influence, est leur pain quotidien –, tout en snobant les Arts et Métiers, où l'action de l'homme sur les choses passe au premier plan. La médiologie essaie de recoller les morceaux, les deux moitiés du programme, le temps et l'espace, en raccordant autant que faire se peut transmission et transport. Ce n'est pas si facile, au regard des habitudes prises dans la corporation intellectuelle, que Paul Valéry appelait assez drôlement « la classe délirante ».

La superstition de l'objet-fétiche en prothèse du Salut réveille ainsi, de loin en loin, l'espérance religieuse (ce qui ne dort jamais que d'un oeil). Le millénarisme et son envers, le catastrophisme apocalyptique, soit la même chose remise du bien au mal, procèdent d'une pensée trop pressée. Ce sont deux signes d'une même impatience. Les prévisionnistes de la « Troisième vague » tendent à « immédiatiser » les médiations dont a besoin le nouvel appareillage pour produire ses effets. On fétichise d'emblée un procédé matériel en lui incorporant de façon magique les conditions de fonctionnement qui lui sont extérieures, mais dont il dépend lui-même pour produire ses effets propres. L'appareil comme tel est inerte ; et son usage effectif, assez rarement à la hauteur du potentiel. Ce n'est pas parce qu'il y a des livres qu'il y a des lecteurs ; ce n'est pas parce qu'il y a des bibliothèques qu'il y a des chercheurs. Ce n'est pas parce qu'un texte numérisé peut être instantanément diffusé dans le monde entier via Internet que le monde entier – népalais, bantou, et chinois compris – va se mettre à allumer son écran pour lire Shakespeare en anglais. Comme l'imprimerie, l'informatique suppose en amont une économie, des écoles, des revenus, des loisirs, des intérêts, bref un milieu anthropologique qui n'est pas magiquement induit par l'imprimerie et l'informatique.

L'autre simplification du prophétisme, qui dérive de la première, consiste à assigner des effets univoques et unilatéraux à un système technique monocausal – dont les effets historiques s'avèrent, à chaque fois, plus que multiformes, contradictoires et paradoxaux. L'imprimerie a consolidé les divisions linguistiques et nationales et instauré une République universelle des lettres et du savoir. Elle aura été l'outil du sectarisme et de la tolérance. La télé-informatique égalise l'accès au savoir et accroît les inégalités de savoir. Elle contourne les censures institutionnelles et avive par contrecoup les réflexes de clôture sectaire. Chaque saut technologique refait la langue d'Esope.

L’effet jogging

L'effet jogging vient très régulièrement tempérer l'illusion de nouveauté absolue et sans retour. Entendons par cette expression l'effet rétrograde du progrès matériel, ou encore la revalorisation de l'ancien par chaque seuil d'innovation (le culte contemporain du patrimoine est une expression bénéfique et bénigne de l'effet jogging, qui trouve une application moins sympathique dans les résurgences fondamentalistes et nationalistes).

Quand on sait qu'à chaque « bond en avant » dans l'outillage, correspond un bond en arrière dans les mentalités, on prend du recul par rapport aux annonces d'Apocalypse comme aux promesses du Paradis. Peut-être y a-t-il une sagesse des cultures comme il y a une sagesse des corps. Chaque cataclysme technologique déclenchant pour ainsi dire un rééquilibrage biologique des processus. La compensation par recul s'observe dans les formes matérielles de l'écrit. Retour saugrenu du volumen via le rouleau de fax. Retrouvailles, via notre couper- coller, avec le bout à bout des pots-pourris médiévaux, qui juxtaposaient sans crier gare les auteurs et les sources. Vogue renouvelée de la calligraphie, manuscriture esthétisée, et remise à l'honneur du choix typographique (le caractère comme « signifiant de connotation ») par l'informatisation et la PAO. Essor de la génétique textuelle, avec la mise au jour des brouillons, ratures, papiers, paperoles et autres traces manuelles. Remise à l'honneur de la culture épistolaire familiale, du journal intime, des pratiques de l'écriture domestique, celles qu'on dit plus fortement investies par les femmes (« le moi des demoiselles »).

Ne peut-on voir là comme une revanche des usages sur les techniques ? La télématique a incité quelques chercheurs de pointe – je pense en particulier à Pierre Levy – à concevoir une « idéographie dynamique » susceptible de cartographier immédiatement les phénomènes, en court-circuitant les rationalisations réductrices du langage linéaire.

Ces nouvelles inscriptions en évoquent étrangement de très anciennes, comme si le post-logique revenait côtoyer le pré-logique. Comme si le lent passage du mythogramme au pictogramme, puis à l'idéogramme, puis au caractère d'alphabet se refaisait, à grande vitesse, en sens inverse. Le phénomène est d'ailleurs général : retour aux valeurs de l'oralité, celles dont un Condorcet pensait que l'imprimerie ferait définitivement litière ; retour du son à des valeurs rythmiques plus que mélodiques; au battement pulsionnel du rock, aux envoûtements primaires du corps.

Les hypertextes de notre nouvelle « écologie cognitive » interfèrent l'écrit, l'image et le son. Ce qu'on peut voir dès maintenant de la façon dont s'ordonne, se désordonne plutôt, la matière imprimée témoigne de ce retour d'un dispositif linéaire, chevillant l'expression graphique à l'énoncé phonétique, vers une organisation rayonnante de la pensée, polysémique et pré-alphabétique. Nouvelle preuve, s'il en est besoin, que les procédés matériels de symbolisation ne sont pas de simples traductions d'un sens autonome et pré-établi, mais de véritables modélisations de la pensée. Ce que maquettent nos microprocesseurs ressemble d'assez près au pictogramme aztèque, voire aux gravures rupestres du paléolithique : des assemblages de figures groupées d'où émane, libre des vieilles chaînes graphiques, un halo de sens diffus.

Le livre, lieu de mémoire

Et le livre dans ces métamorphoses – notre cher et bon vieux codex… ? Demandons-nous d'abord si l'expression toute faite de moyen de communication lui convient vraiment. Si par ce dernier mot on entend un échange d'informations entre vivants, co-présents l'un à l'autre, ne peut-on soutenir que tout l'intérêt du livre est de fausser compagnie à la communication et au temps réel ?

Voyons-y plutôt un moyen de transmission, entendant par là la faculté donnée à une information de traverser le temps – ce qui est beaucoup plus difficile que de traverser l'espace, et plus rare. Jusqu'au magnétophone, et sans vouloir blesser les sténographes d'assemblée et nos anciennes sténodactylos, la parole s'effaçait avec le parleur. Le récit en civilisation orale disparaît avec le récitant, ou ne survit que dans le souvenir de l'auditoire; l'aïeul pourra certes faire part de ce qu'il a entendu à son petit-fils, mais les bibliothèques vivantes sont mille fois plus périssables et aléatoires, on le sait bien, que les bibliothèques de papyrus, de parchemin ou de papier. Un livre est somme toute plus fiable qu'un auteur. Le papier acide est peut-être venu altérer la donne, mais enfin, en principe, codex, rouleau ou manuscrit peuvent dormir mille ans dans un coin, préservés des mésaventures de la reprise orale, et le lecteur qui ressuscite d'un coup dans son acte de lecture un poème de Villon retrouvera intact son rythme et son phrasé, tels qu'en eux-mêmes, six cents ans plus tôt. Comme si le temps n'avait pas passé. Tout décontextualisé que soit alors son poème, le lecteur – surtout s'il lit dans sa langue maternelle – sera instantanément présent à la voix du poète disparu.

La culture est dans le différé, non dans le simultané. La réduire à une somme de performances live ou on line serait la condamner à l'évanescence. « Le culte des grands morts » – qui n'est pas la plus mauvaise traduction du mot culture – suppose la possibilité de converser avec les muets. D'être en simultané avec les disparus. C'est là un art qui suppose que soient conservés leurs faits, dits et écrits. Depuis 100000 ans que le sapiens a appris à faire du bruit avec sa bouche, il y a eu, à toute époque, des actes de communication. Il est beaucoup d'époques en revanche qui ne nous ont rien transmis – sinon par quelques monuments funéraires en dur, messages définitivement muets, dépourvus que nous sommes de tout code de lecture (mégalithes, menhirs ou cairns). Fort peu d'humains transmettent, tous communiquent – sauf anomalie physique. Les hannetons et les éléphants aussi échangent maints signaux à travers l'espace. Ce qu'ils ne savent pas faire, c'est matérialiser l'information et lui faire traverser les saisons et les intempéries.

Radio, téléphone et télévision – et cela, même si nous avons appris à détacher l'énoncé de l'énonciation audiovisuelle, grâce à la bande magnétique et maintenant au digital – ont pour raison d'être de diffuser des immatériaux, flux linéaires, chaînes de son ou d'images – sans épaisseur ni stabilité. On peut maintenant les mettre en boîte, les déposer à l'Institut national de l’audiovisuel, créer des archives grâce au dépôt légal de l'éphémère – mais comme tels, ces mass media n'ont pas vocation à mettre du temps en suspens. Ça coule, ça ne reste pas. Ça fait de la vie, pas de la survie. La première caractéristique du livre en revanche est d'être un solide dans l'espace. Un parallélépipède. De la pensée faite volume et matière, stable, stockable, visitable à tout moment. Les monuments se distinguent des bâtiments par ceci qu'ils n'ont pas d'intérieur. On ne peut pas y habiter. Le livre est un lieu de mémoire singulier. C'est le seul monument à l'intérieur duquel le séjour est recommandé.

C'est donc en devenant « chose écrite » et bien tangible qu'une mise en ordre symbolique du monde peut échapper à l'entropie des générations dans les sociétés d'oralité pure. La chose écrite fait sa propre archive, dès l'émission, à la source. L'imprimerie, elle, fait le duplicata en même temps que l'original, lisible par une infinité de n'importe qui, absents ou pas encore nés. Elle me livre à la fois une expérience (de vie ou de pensée) et sa mémoire, la trace et son archive, le vif et son fossile.

Du texte entre deux illustrations

C'est un fait incontestable que, dans l'océan textuel, le livre a perdu son hégémonie scripturale, un peu comme dans nos pratiques commémoratives, le monument de pierre a perdu son hégémonie mémorielle. L'écrit s'est pour ainsi dire échappé du livre, et se trouve de plus en plus à l'aise en dehors de sa boîte (en quoi nos ricorsi à la Vico ne ressemblent pas au cercle du retour éternel : on repasse peut-être par les mêmes plans, mais pas dans le même état).

Méfions-nous, à cet égard, des obnubilations statistiques et des données chiffrées. Ce n'est pas parce qu'il y a accroissement de la matière imprimée, et en particulier de la consommation de papier (ce qui avait aussi échappé aux prophètes de la bureautique qui annonçaient pour 1970 la société « zéro-papier ») ; ce n'est pas parce que l'ordinateur diffuse en priorité des signes alphabétiques et non des images (comme se plaît à le répéter Umberto Eco), et qu'on n'a jamais vu tant de graffitis sur nos murs, que l'écrit garde ses valeurs de référence. De même n'est-ce pas parce que le dépôt légal a triplé en 40 ans (45 000 titres annuels en France) que le livre a gardé sa centralité symbolique. Et même si l'histoire du livre, comme le dit Pierre Nora, est celle de ses crises, la réduction patente du lectorat comme des durées de vie en librairie ne dessinent pas une crise de plus.

Déjà, les soins intensifs dont notre société entoure la précieuse relique, ses protections et ses promotions (le Centre national du livre, la Direction du livre et de la lecture, « la rage de lire », les animations et journées, etc.) ont de quoi inquiéter. On ne met pas un être en bonne santé sous respiration artificielle. Quand un objet usuel devient une cause à défendre – on peut légitimement craindre pour sa vie quotidienne. Il est de fait que le livre n'est plus physiquement indispensable à la lecture, qui s'accroche de façon croissante à d'autres supports – revues, magazines, journaux, écrans. L'écrit, par définition, est un sens inachevé, suspendu à un acte d'interprétation, un effort, un exercice personnel – autre chose qu'un simple acte de réception ou de consommation. Or l'alliance du design et du marketing, ou l'écrit en mode image, peuvent substituer à « la vieille inféodation phonétique de la main » dans et par l'écriture, une franche inféodation du typographique au visuel, bien au-delà de la BD. En clair, hier, on illustrait un texte; aujourd'hui, on met du texte entre deux illustrations. Voilà qui nous habitue à une lecture de prélèvement ou de ciblage. La médiathèque accueille une quête de documentation, plus que de captation ou de savoir. On picore plus qu'on ne dévore. On prélève sur, plus qu'on ne rentre dans. Une page-écran n'incite pas au par cœur mais au butinage. La croissante insignifiance – ou la très supportable légèreté de l'écrit – renvoie sans doute à l'allégement des supports – contrepartie de plus grandes facilités d'accès (y compris avec le reprint ou le livre digital à la demande).

La médiologie s'évertue à reconduire le médium vers le milieu. Elle suggère en l'occurrence à passer du livre comme entité isolée à l'écosystème culturel qui lui donne sens et vie. Le livre, Victor Hugo l'avait bien vu, est une architecture où l'espace compte autant que la lettre; c'était même, à l'époque des in-quarto monumentaux, un temple-miniature (avec ses colonnes, son frontispice, etc.). Le livre est un lieu-refuge, certes, mais qui a besoin d'institutions- refuges. C'est un abri qui en suppose de plus grands que lui, et qui supporte mal la solitude. Le texte, métaphore textile, dépérit sans trame qui le tisse et retisse. Le déclin des trames religieuses a contribué, qu'on le veuille ou non, à la désacralisation du livre, le profane suivant de près le sacré. Et la religion laïque des livres prolongeait en quelque manière les religions du Livre en déclin.

Quant au « parc protégé » que constituait l'enceinte scolaire, ce n'est pas être chagrin que d'observer ses dégradations accélérées, et même, à vrai dire, organisées d'en haut. Chacun le sait : celui qui ne contracte pas l'habitude de lire dans son enfance n'y viendra plus à l'âge adulte. Or, le devoir de lecture, soudé à l'éthique républicaine, fait à l'école peau de chagrin. Il s'est rétréci au fil du temps, en changeant d'objet. L'école laïque républicaine avait prorogé le statut religieux du livre comme dépositaire de Révélation, et à ce titre intrinsèquement bon. « Pour nous, disait Jules Ferry en 1883, le livre quel qu'il soit, c'est l'instrument fondamental et irrésistible de l'affranchissement de l'intelligence ». Les textes des grands auteurs sont lus à paroles d'Évangile. « Il faut lire » : impératif catégorique de toute formation morale. Le ciment culturel est devenu autre. Il faut suivre l'actualité ? En zappant, si besoin est. L'actualité a fait irruption dans les classes, avec la presse, intronisée depuis la Réforme Haby (1976) comme source de culture plénière et même recommandée (le journal était jadis interdit dans la classe laïque). Après les classiques donc, les infos (lecture extensive, cursive, façon cueillette). Ce sujet mériterait un séminaire à lui tout seul.

La gestion de l’oubli

N'est pas non plus indifférente l'évolution de la bibliothèque vers le « centre documentaire » – par un souci de démocratisation au reste fort légitime. D'où un changement de portage quant aux supports de l'écrit – pour ne rien dire des diapositives, vidéocassettes, films et vidéodisques. C'est peut-être pourquoi (effet jogging !) la bibliothèque reste, ou plutôt devient toujours plus, un lieu stratégique où la mémoire morte de l'imprimé revient chaque jour à la vie grâce à la communauté des liseurs. Grandes ou petites, nos « bibals » sont, pour l'athée ou l'agnostique en particulier, les derniers endroits où la culture de stock tient tête à la culture du flux ; où le flot continu de l'information ne dicte pas sa loi au savoir et au plaisir. De même que le livre est le dernier lieu « où les mots demeurent en repos », la bibliothèque est l'endroit rare où l'éphémère peut à présent se confronter à la durée. Ce lieu de mémoire par excellence – et ceci explique cela – a de surcroît le privilège, qui est l'obligation du conservateur, de pouvoir gérer l'oubli. C'est même le devoir du bibliothécaire de trier incessamment et consciemment entre ce qui mérite de passer et ce qui mérite de rester, puisque tout ne peut être conservé ni mis à disposition. Conserver, c'est toujours peu ou prou évacuer. Cette diététique-là, cette médecine, cette sagesse vont devenir de plus en plus précieuses dans nos sociétés d'information engorgées par l'éphémère qu'elles produisent à chaque seconde. Car, comme le dit Gérald Grunberg dans le dernier Cahier de médiologie, « la gestion de l'oubli, c'est précisément ce qui manque sur les autoroutes de l'information où tous les chemins mènent indifféremment à Rome ou à Disneyland. Trop de renvois ne renvoient plus à rien…». Pour le dire autrement, la navigation sur Internet recèle autant de capacités d'information que de désorientation.

Le livre, certes, s'est désacralisé en se dématérialisant. Tombé de son piédestal, noyé, comme dit Patrick Bazin, dans l'omnitextualité, il doit se trouver une autre place dans un autre espace-temps. Sans doute apparaîtra-t-il demain doté d'une autre fonction inconnue (et à trop s'enfermer dans la nostalgie, nous resterions aveugles à ses prochaines métamorphoses…).

Tout semble indiquer que le livre devient force d'appoint, sinon un produit dérivé, parmi d'autres, de l'audiovisuel. Déconfiture ou reconfiguration ? Recalage ? Laissons au mot son double sens. Le pire ennemi du livre est la vitesse, l'accélération des choses. Mais c'est peut-être aussi son allié secret, car la fuite de tout accroît le besoin de points fixes. Et de lenteur. Une topologie devenue folle, un monde excessivement infini appelle des lieux de clôture et de finitude, qui sont des livres à l'ancienne. Comme la délocalisation du savoir suscite, voire exacerbe un besoin de référents stables : « les bibals ». Un espace privé de centre, un temps privé de fin, un océan de signes sans rivage, tel le cyberspace ne paraît pas viable, à long terme. Je me demande en somme si le plus sûr allié du livre imprimé, et de la lecture ligne à ligne, où un sens se forme et progresse entre un début et une fin, n'est pas finalement l'instinct de conservation, plus justement appelé élan vital.

  1. (retour)↑  Ce texte a été prononcé par Régis Debray lors du colloque « Les trois révolutions de l’imprimerie », organisé par l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques et la bibliothèque municipale de Lyon sous l’égide du Haut conseil culturel franco-allemand, à Lyon en novembre 1998.
  2. (retour)↑  Externaliser n'est pas copier. La roue ne ressemble pas à une jambe (elle n'a pas de contrepartie dans la nature), pas plus que le couteau ne prolonge un outil naturel, préexistant dans le monde animal.
  3. (retour)↑  Lire de François-Bernard Huyghe : Les experts ou l'art de se tromper, de Jules Verne à Bill Gates, Paris, Plon, 1996.