Et pourtant ils lisent...
Christine Detrez
Marie Cartier
Christian Baudelot
Les trois auteurs de cet ouvrage livrent là le compte rendu d’une enquête de grande ampleur. C’est en effet un échantillon de 1 200 élèves qu’ils ont interrogés sur leurs pratiques de lecture et leurs compétences scolaires 1. L’enquête, qui commence quatre ans après leur entrée en sixième et les suit pendant quatre ans, soit, en gros, de 14 à 17 ans, leur permet donc d’analyser les effets de périodes charnières, telles que la fin des années de collège, l’orientation vers des cursus professionnels ou, au contraire, l’entrée au lycée, etc.
La lecture et le niveau
Prenant une nouvelle fois à contre-pied le discours alarmiste sur la baisse de la lecture, les auteurs n’en soulignent pas moins, à la suite de plusieurs autres recherches, les profondes mutations de la place de la lecture dans l’univers des jeunes.
S’appuyant aussi sur les tests et évaluations faits par le ministère de l’Éducation nationale, les auteurs rappellent que le pourcentage d’élèves considérés comme ayant des problèmes graves en lecture se situe en sixième à 15 %. Quatre ans plus tard, « une proportion non négligeable des adolescents interrogés déclare qu’il leur arrive, quand ils lisent, de suivre la ligne avec le doigt (18 %), de lire tout haut (37 %), ou de relire plusieurs fois la même phrase (55 %) ». Ils soulignent aussi, comme l’avait fait François de Singly 2, l’écart parfois important qu’il peut y avoir entre réussite scolaire et lecture : « On peut lire et ne pas réussir. On peut réussir et ne pas lire ».
La lecture de livres occupe, estiment les auteurs, « une place modeste parmi les loisirs des adolescents ». De plus, le pourcentage de ceux qui déclarent lire peu et pas du tout s’élève au fil des ans, et ce, quelle que soit l’origine sociale des élèves. Ce pourcentage de faibles lecteurs s’accroît au lycée, alors que les impératifs liés à la réussite scolaire devraient conduire au contraire à un renforcement des pratiques de lecture.
Au collège et au lycée
Dans le palmarès des jeunes, cohabitent les auteurs classiques, des auteurs de récits d’aventure ou sentimentaux, des auteurs « classicisés » par le collège et des auteurs à succès, au premier rang desquels Stephen King. Mais ces goûts uniformes cachent en fait de profondes différences. Selon l’origine sociale des élèves, leur réussite scolaire ou leur sexe, les goûts sont généralement différents. Mais collégiens comme lycéens adoptent le plus souvent « une pratique sans croyance », qui les conduit à lire les ouvrages prescrits par leurs enseignants parce qu’il le faut bien.
Pourtant, le rapport à la lecture au collège et au lycée n’est pas toujours le même et l’un des grands intérêts de cette enquête est de préciser et nuancer l’analyse des comportements face à la lecture des collégiens et lycéens.
Les collégiens pratiquent la « lecture ordinaire ». Ils ne valorisent pas spécialement le livre, comparable et traité de la même manière qu’un autre support culturel. Ils pratiquent une lecture d’identification, participent à l’histoire et vivent avec ses héros. Ils lisent dans un but pratique : s’occuper, se divertir, apprendre quelque chose : « Ils lisent d’abord et avant tout pour eux ». L’enseignement au collège encourage ce mode de lecture ordinaire, en espérant faire progresser les élèves vers une lecture savante. Ce n’est pas l’origine sociale, ni même la réussite scolaire qui expliquent les différences de pratiques de lecture, mais le sexe. Les filles, au collège, lisent davantage que les garçons. Les unes et les autres ne lisent pas la même chose.
L’empreinte de l’institution scolaire sur les auteurs lus est croissante au lycée, qui apparaît évidemment comme un moment de fracture. Au lycée, « le répertoire d’auteurs et de titres se modifie, le mode de lecture imposé change de nature, la pression scolaire s’accroît […], les intérêts des lecteurs évoluent ». Le nombre d’auteurs cités et lus est moins élevé qu’au collège : il se concentre sur un nombre plus restreint d’auteurs, notamment au début du lycée, pour se rouvrir davantage en terminale. Mais, soulignent les auteurs de l’enquête, les lycéens vont « de Mahmoody à Mahmoody en passant par Bovary ». La lecture des « grands auteurs » est évidemment plus forte dans les filières généralistes, mais elle se réduit aussi dans ces dernières, après l’épreuve du bac de français. En terminale, les lycéens retournent à leurs amours, à Betty Mahmoody (célébrissime auteur de Jamais sans ma fille), après un petit tour passage obligé par Flaubert…
Des clivages apparaissent avec l’âge : certains des jeunes de 17 ans sont nettement réfractaires à la lecture, d’autres font preuve de « bonne volonté culturelle » en s’efforçant de lire les auteurs recommandés par leurs enseignants et d’adopter le mode de lecture adéquat, qui passe par « une appropriation personnelle de la lecture scolaire » et qui « instaure une continuité entre lecture pour le plaisir et lecture pour l’école ». Ce qui conduit ces jeunes, non pas à rejeter leurs lectures ordinaires, mais à redéfinir leur place. Les effets de la scolarité sur la lecture sont donc variables et diversifiés.
Et pourtant ils lisent, titrent et concluent les auteurs, qui, tout en confirmant la baisse de la lecture chez les jeunes, s’efforcent de dresser un tableau tout en nuances d’une pratique qui n’est définitivement plus normée par le modèle humaniste, esthète et cultivé.