Historia del libro español

par Laurence Tarin

Hipólito Escolar Sobrino

Madrid : Gredos, 1998. - 421p. ; 25 cm. ISBN 84-249-1897-5

Hipólito Escolar Sobrino, ancien directeur de la Bibliothèque nationale de Madrid, est connu en Espagne pour ses travaux sur le livre (Historia universal del libro, Historia ilustrada del libro español), mais aussi sur les bibliothèques (Historia de las bibliotecas).

Un souci d'exhaustivité

L'intérêt de cette Historia del libro español – qui reprend manifestement un certain nombre d'informations et de questions déjà évoquées dans les ouvrages précédents – réside dans le soin que l'auteur a mis à aborder son sujet sous tous les angles possibles. Il y relate en effet aussi bien l'histoire de l'imprimerie et de l'édition que celle de la lecture. On y trouve donc de nombreuses informations sur le développement de la culture espagnole au cours des siècles, sur ce qui était publié et comment cela l'était, mais aussi sur ce qui était lu en Espagne de l'antiquité préromaine à nos jours. Ce souci d'exhaustivité induit cependant une faiblesse, notre curiosité étant parfois insatisfaite sur certains thèmes traités avec plus ou moins de précision et de rigueur selon les époques. On pense plus particulièrement au problème de la censure sous l'Inquisition et pendant la dictature franquiste – un peu rapidement évacué – et à l'analyse des pratiques de lecture qui demeure superficielle. Il faut cependant reconnaître qu'il semblait difficile que l'œuvre d'une seule personne sur un sujet aussi vaste puisse être complète dans tous les domaines.

Le plan choisi par Hipólito Escolar Sobrino est très simple, et suit l'ordre chronologique. Ce dernier favorise une démarche descriptive au détriment de l'analyse et génère parfois quelques répétitions, mais on saura gré à l'auteur d'avoir adopté un parti pris didactique (cf. la bibliographie et l'index) et, plus particulièrement, d'indiquer au début de chaque chapitre le contexte historique général. Ce choix est bien entendu précieux pour un lecteur étranger qui ne connaît pas toujours parfaitement l'histoire de l'Espagne.

Une histoire politique

Après ce rappel historique, un état de la culture et de l'éducation est dressé pour chaque période. D'intéressantes remarques sont faites sur les échanges culturels entre les communautés musulmanes et chrétiennes (la présence musulmane en Espagne a duré huit siècles – du VIIIe au XVe siècle) et sur la richesse des cultures minoritaires « mozarabes » (chrétiens en milieu musulman) et « moriscas » (musulmans en milieu chrétien). L'importance d'événements tels que la création d'universités indépendantes des autorités religieuses est également soulignée. Plus proche de nous, le traumatisme que la perte de Cuba, dernière colonie espagnole à obtenir son indépendance, engendra dans la société espagnole à la fin du XIXe siècle est aussi largement évoqué : il entraîna en effet un important renouveau culturel.

Les relations entre le pouvoir politique et le développement du livre et de la lecture sont elles aussi étudiées – l'analyse étant plus ou moins complète selon les périodes considérées. On apprend ainsi le rôle crucial joué par les confiscations des biens – et donc des bibliothèques – des opposants aux différents régimes : ces saisies ont enrichi les bibliothèques créées par les différents gouvernements. Il s'agit bien sûr de la Bibliothèque du monastère de l'Escorial (créée par Philippe II au XVIe siècle) et de la Bibliothèque royale (1711) qui deviendra nationale plus tard, mais il s'agit aussi des bibliothèques universitaires qui se sont partagé les livres possédés par les jésuites expulsés au XVIIIe siècle, et des bibliothèques publiques des provinces qui ont bénéficié des saisies des biens des monastères au XIXe siècle.

L'activité des imprimeurs a aussi été fortement influencée par la volonté des dirigeants politiques. À ce propos, Hipólito Escolar Sobrino détaille entre autres l'action de Philippe II au siècle d'or. Lorsque le royaume d'Espagne s'étendait jusqu'aux Flandres, ce roi confia à un imprimeur d'Anvers, Christophe Plantin, le privilège d'éditer une nouvelle version d'ouvrages liturgiques, et il octroya aux moines de l'Escorial le monopole de la diffusion de ces livres. Cette décision représentait un avantage économique non négligeable pour les bénéficiaires, elle pèsera d'ailleurs fortement sur l'imprimerie espagnole jusqu'à ce que les Bourbons succèdent aux Habsbourg et que les imprimeurs obtiennent à la faveur du changement de dynastie la levée de cet accord.

Plus récemment, sont analysés l'effort de la seconde république (1931) en faveur de la lecture et l'utilisation du livre comme instrument de propagande pendant la guerre civile aussi bien par les Républicains que par les partisans de Franco. Enfin, Hipólito Escolar Sobrino note que la création – permise par la constitution de 1978 – de Communautés autonomes 1 ayant le pouvoir de légiférer dans le secteur culturel a modifié le paysage de la lecture en Espagne.

Édition

Après avoir expliqué l'environnement politique et culturel du livre, l'auteur décrit de façon précise des ouvrages représentatifs de chaque époque. En ce qui concerne les plus anciens, il nous renseigne sur le type de reliure et d'enluminure, cite les illustrateurs et va même parfois jusqu'à signaler le nombre de pages. Son ouvrage ne s'apparente cependant en aucun cas à un catalogue, même s'il est évident qu'il en a consulté un grand nombre.

Pour les exemplaires les plus intéressants, il mentionne aussi les différents propriétaires des ouvrages, les bibliothèques par lesquelles ils ont transité et les lieux où ils sont conservés aujourd'hui. Les hispanistes ne seront d'ailleurs pas étonnés d'apprendre que non seulement la Bibliothèque nationale de Madrid et la Bibliothèque de l'Escorial, mais aussi la Biblioteca colombina – créée par le fils de Christophe Colomb – à Séville et les bibliothèques des grandes universités, telles que celles de Salamanque et de l'Universidad Complutense de Madrid, possèdent des fonds anciens d'une grande richesse.

Hipólito Escolar Sobrino indique également les conditions dans lesquelles les ouvrages étaient produits. On peut ainsi savoir comment, avant l'apparition de l'imprimerie, ils étaient copiés et apprendre que l'écriture arabe permettait une copie beaucoup plus rapide que celle des moines, ce qui a favorisé une diffusion plus importante du livre en territoire musulman. Il est fait mention par ailleurs de curiosités telles que le livre « aljemiado » écrit en langue castillane 2 avec des caractères arabes. Plus tard, l'histoire des maisons d'édition et des familles qui les possédaient est présentée avec force détails. On peut constater que l'édition espagnole a été influencée par les Flandres et l'Italie au XVIe siècle, puis par la France au XVIIIe siècle.

Hipólito Escolar Sobrino n'oublie bien entendu pas de souligner l'explosion de l'édition espagnole au XXe siècle. La production est en effet passée de 1 300 titres en 1900 à 50 000 (pour 200 millions d'exemplaires) de nos jours. Son importance est très certainement liée à l'existence d'un grand nombre d'hispanophones hors d'Europe, et d'ailleurs, les interactions entre l'Espagne et l'Amérique latine sont souvent évoquées par l'auteur. L'existence de maisons d'édition travaillant sur les deux continents est mentionnée et il est fait état du choix de nombreux écrivains latino-américains du XXe siècle en faveur d'éditeurs espagnols pour la publication de leurs œuvres.

On note aussi que l'édition espagnole n'a pas échappé aux phénomènes de concentration connus dans les autres pays européens. Parmi les grands groupes, Planeta (qui possède en particulier Destino, Ariel, Seix Barral et Espasa Calpe), Prisa et Anaya peuvent être cités. À propos de la diffusion des livres, on regrettera que la question de la librairie contemporaine ne soit pratiquement pas traitée. Il faut dire qu'elle est très peu dynamique en Espagne.

Lectures

En ce qui concerne la lecture, Hipólito Escolar Sobrino indique les courants littéraires et philosophiques qui ont successivement dominé et attire notre attention sur les auteurs qui ont marqué leur époque. Il explique qu'il a pu exister des décalages entre essor littéraire et production éditoriale – la créativité du siècle d'or par exemple ne coïncide pas avec une édition florissante –, et s'efforce de préciser pour chaque période le taux d'alphabétisation et le niveau culturel de la population qui ont beaucoup varié en Espagne non seulement dans le temps, mais aussi en fonction des régions considérées. L'Espagne musulmane était en particulier beaucoup plus éclairée que l'Espagne des royaumes chrétiens.

L'auteur tente également de recenser les types d'ouvrages lus. Les livres religieux et les classiques latins ont longtemps dominé comme dans le reste de l'Europe. Plus caractéristique de l'Espagne est le goût des lecteurs du XVIe siècle pour les romans picaresques. Il s’intéresse aussi à la diffusion de la presse et explique le développement significatif de la lecture pendant la seconde république et la guerre civile par un besoin important d'information de la population.

D'autre part, comme on l'a vu, les bibliothèques sont largement évoquées. L'histoire des plus prestigieuses d'entre elles (bibliothèques royales, de monastères et de cathédrales, et bibliothèques universitaires) est retracée, mais une place est faite aussi à la lecture publique, avec l'évocation de la création des premières bibliothèques populaires au XIXe siècle, puis celle des bibliothèques municipales (1932) et des centres de coordination 3 (juste après la guerre civile). Il est même fait allusion au plan pour la lecture de María Moliner, particulièrement innovant pour l'époque, dans les années 30, mais jamais appliqué en raison de la guerre civile.

Avant de conclure, précisons également que l'on trouvera dans cet ouvrage des portraits de personnalités ayant marqué le monde du livre comme celui du marquis de Santillana, bibliophile du XIIIe siècle, d'Antonio Sancha, libraire et imprimeur du XVIIIe siècle, de Manuel Rivadeneyra, éditeur du XIXe siècle ou de Marcelino Menendez Pelayo, célèbre directeur de la Bibliothèque nationale au début du XXe siècle.

Un ouvrage dense donc, qui apporte de très nombreuses informations, de niveau certes inégal, et qui constitue une somme stimulante pour la curiosité du lecteur français tant l'histoire du livre espagnol, de par ses liens avec les cultures musulmane et latino-américaine, est singulière.

  1. (retour)↑  Le système espagnol est à mi-chemin entre l'Etat fédéral allemand et le régionalisme italien.
  2. (retour)↑  La langue officielle aujourd'hui en Espagne est le castillan, elle coexiste avec d'autres langues dans les trois communautés autonomes bilingues : la Catalogne, la Galice et l'Euzkadi (Pays basque).
  3. (retour)↑  Les centres de coordination, qui pourraient être comparés à des bibliothèques départementales de prêt sans bibliobus, ont été crées au niveau de la province, découpage administratif similaire à nos départements, mais avec un pouvoir politique bien moindre. Certains interviennent aussi au niveau régional.