Les bibliothèques universitaires à la croisée des chemins
Entretien avec Jean-Philippe Lachenaud
Auteur d'un rapport au Sénat sur la situation des bibliothèques universitaires, Jean-Philippe Lachenaud souligne une amélioration très nette de la situation française quelques années après le constat alarmant du rapport Miquel. Dans le contexte d'une autonomisation croissante des universités, qu'il juge normale, il attire cependant l'attention notamment sur les risques d'un développement inégal selon les endroits ou sur les impératifs de formation professionnelle des personnels. Plaidant pour que les bibliothèques virtuelles ne fassent pas oublier l'importance de locaux accueillants et de collections matérielles abondantes, pour les chercheurs comme pour les étudiants, il souhaite que les efforts financiers et organisationnels soient poursuivis de façon volontariste.
Author of a Senate report on the situation of university libraries, Jean-Philippe Lachenaud notes a very clear improvement in the French situation some years after the alarming findings of the Miquel report. In the context of the growing autonomy of universities, which he judges normal, he nevertheless draws attention to the risks of unequal development according to location or to the demands of professional training for personnel. Pleading that virtual libraries do not result in overlooking the importance of welcoming locations and abundant material collections, for researchers as well as students, he would like the financial and organizational efforts to be pursued in a voluntary fashion.
Jean-Philippe Lachenaud, Autor eines für den Senat verfassten Gutachtens über die Lage der Universitätsblibliotheken stellt, einige Jahre nach dem alarmierenden Gutachten Miquel, eine sehr deutliche Verbesserung der französischen Situation fest. Im Kontext zunehmender, als nunmehr für selbstverständlich eingeschätzte Eigenständigkeit der Universitären, lenkt er jedoch die Aufmerksamkeit auf die Risiken einer ungleichen Entwicklung, je nach Standort oder geforderter fachlicher Ausbildung des Personals. Die Existenz virtueller Bibliotheken darf nicht über die Notwendigkeit einladender Räumlichkeiten und gut bestückter Bestände hinwegtäuschen, dies gilt sowohl für die Studenten als auch für die Forscher. So plädiert der Autor für die gezielte Weiterführung finanzieller und organisatorischer Bemühungen
Monsieur Lachenaud, sénateur du Val-d'Oise, a effectué, à la demande du Sénat, une mission sur la situation des bibliothèques universitaires et a rendu son rapport en octobre 1998 sous le titre « Les bibliothèques universitaires : le temps des mutations ».
Bulletin des bibliothèques de France 1– Votre rapport sur les bibliothèques universitaires, présenté au Sénat le 12 octobre 1998, s'intitule « Le temps des mutations ». Un précédent rapport, écrit dans un autre contexte par André Miquel en 1989, aurait pu afficher « Le retard français » 2. Vous signalez abondamment qu'une bonne part de ce retard a été rattrapée. Pensez-vous que les mutations en cours peuvent créer de nouveaux retards ?
Jean-Philippe Lachenaud – Notre enquête a montré combien des efforts avaient été réalisés à la suite du rapport Miquel, tant en investissements qu'en recrutements, en formation et en introduction des nouvelles technologies. Néanmoins certains points demeurent non résolus à l'heure actuelle, et si les bibliothèques universitaires sont entrées dans le temps des mutations, elles restent encore à la croisée des chemins. Trois interrogations demeurent, que j'ai eu l'occasion de récapituler devant le Conseil supérieur des bibliothèques.
Tout d'abord la place de la politique documentaire comme élément essentiel de l'action éducative : l'intégration de la bibliothèque dans la politique pédagogique ne me paraît pas entrée dans les pratiques. Ensuite, une incertitude demeure quant au niveau financier du plan U3M (Université du troisième millénaire) et quant à la poursuite de l'effort en matière de personnels.
Incontestablement, les moyens en locaux comme en documents et en personnels ne sont pas au niveau par rapport aux besoins constatés, et ceci est particulièrement crucial pour l'Ile-de-France. Pour les personnels des bibliothèques, il faudrait poursuivre l'effort au moins pendant cinq ans, ce qui n'est pas démesuré dans le contexte des personnels de l'Éducation nationale. Enfin, je note une maîtrise insuffisante des risques occasionnés par les nouvelles technologies et des potentialités qu'elles offrent. Des projets comme ceux du Système universitaire de documentation ne doivent pas devenir irréalistes, ni prendre le pas sur ce réel que sont les hommes et les femmes, et les documents.
BBF – Au cours de votre mission, vous avez visité plusieurs bibliothèques et rencontré de nombreux interlocuteurs. D'après vous, y a-t-il vis-à-vis des bibliothèques universitaires des attentes distinctes de la part des utilisateurs – étudiants et enseignants-chercheurs –, de la part des universités, de la part des services de l'État ? Comment ces différents acteurs ont-ils réagi aux conclusions de votre rapport ?
J.-P. L. – Sur la question des attentes et des besoins, j'attire votre attention sur le fait que notre rapport n'est pas un travail scientifique d'évaluation. Je vous livrerai simplement mes impressions. Tous les partenaires s'accordent à placer les étudiants au cœur des préoccupations prioritaires, et il est certain que les questions relatives aux horaires d'ouverture – qui s'étendent –, à l'accès direct aux collections – qui se généralise –, à la disponibilité des ouvrages – rendue complexe par la nécessité de manuels en plusieurs exemplaires pour le premier cycle –, sont essentielles.
Or, beaucoup d'étudiants n'utilisent pas la bibliothèque. Les raisons en sont multiples : absence de places, service mal adapté, mais aussi mode de vie et pratiques. Les enseignants-chercheurs que nous avons rencontrés ont souvent, quant à eux, un regard très critique sur les bibliothèques universitaires. Ils considèrent, par comparaison avec l'Allemagne ou les États-Unis par exemple, qu'il y a un retard très important dans la disponibilité d'une documentation scientifique actuelle et de haut niveau, et notamment de la documentation électronique. Très soucieux d'un service d'assistance documentaire personnalisée, ils tendent à défendre des services spécialisés dans leurs disciplines. De leur côté, les présidents d'université font preuve d'une volonté réelle d'intégrer les services communs de documentation (SCD) dans les universités, de globaliser les moyens documentaires et les moyens en personnel. Toutefois, j'ai eu le sentiment très net que cette volonté s'inscrit dans une réalisation à moyens budgétaires constants pour ces SCD. Les services de l'État, enfin, nous ont beaucoup assistés dans notre mission, et j'ai été très impressionné par la qualité et la compétence de l'équipe qui gère les dossiers des bibliothèques universitaires.
Quant aux suites de ce rapport, je regrette de ne guère avoir eu d'échos du ministère chargé de l'enseignement supérieur. Mais nous examinerons soigneusement au Sénat les engagements budgétaires dans le projet de loi de finances pour l'an 2000.
BBF – Vous insistez sur une double exigence vis-à-vis des bibliothèques universitaires : qu'elles soient des bibliothèques réelles et non seulement virtuelles ou électroniques, qu'elles se développent à la fois comme bibliothèques étudiantes et bibliothèques de recherche. Cette double exigence a-t-elle selon vous des conséquences sur l'organisation physique des bibliothèques, entre bibliothèques centrales et bibliothèques de proximité par exemple, ou dans leur aménagement intérieur et leur équipement ?
J.-P. L. – Le travail accompli par la Sous-direction des bibliothèques en matière d'aménagements des locaux de bibliothèques est remarquable, comme en témoigne une brochure réalisée par ses services 3. Mais aujourd'hui ce travail doit être repris et révisé dans deux directions. D'une part, la coexistence des livres et des nouvelles technologies conduit à prévoir de nouveaux types de programmation et un réaménagement intérieur des bibliothèques universitaires. D'autre part, et c'est très important, il convient de combiner des espaces de proximité avec un service central chargé d'un rôle moteur pour une politique documentaire commune. Ces espaces permettent de travailler, mais aussi de se rencontrer, de parler ensemble, de partager les ressources. Mais il serait nuisible de vouloir singulariser les services destinés aux 1er et 2e cycles, même si certaines BU nouvelles de province sont des bibliothèques de 1er et 2e cycles du fait de la pauvreté de leurs fonds. Un tel isolement conduirait à couper les étudiants du cadre de la recherche : dès le premier cycle, il est nécessaire de s'exercer à la méthodologie, à la recherche documentaire ; sans cela, il y a risque d'appauvrissement de l'enseignement. J'ai connu cette différence entre la faculté de droit, où l'étudiant était livré à lui-même, et Sciences Po, où il bénéficiait d'un encadrement méthodologique.
BBF – La couverture documentaire des bibliothèques universitaires se heurte à l'inflation des coûts de la documentation comme des masses de cette dernière. Pensez-vous que les réseaux que vous appelez de vos vœux puissent se constituer ? Faut-il envisager un rôle spécifique de l'État ?
J.-P. L. – Dans ce domaine, je prône une « concertation déconcentrée ». Cette concertation devrait s'exercer au niveau local (comme c'est le cas à Cergy-Pontoise entre la BU et les bibliothèques municipales et intercommunales, ou comme le projet en existe à Lyon entre différentes universités), voire régional, en vue de disposer de budgets plus importants et de mieux les utiliser. Mais nous connaissons un retard considérable dans le domaine de ces consortiums. L'État doit accompagner cette concertation et la faciliter, peut-être à travers les contrats, sans doute à travers la formation – qui devrait demeurer centralisée –, et également par l'analyse des aspects juridiques, fiscaux et financiers. En tout état de cause, les budgets d'acquisition sont aujourd'hui trop faibles.
BBF – Dans un domaine proche, vous préconisez l'adoption pondérée des mesures de M. Borzeix concernant le droit de prêt 4. Y a-t-il selon vous d'autres mesures, fiscales ou réglementaires qui pourraient concerner la documentation universitaire ? Ces différents points pourraient-ils également concerner les bibliothèques municipales ou départementales ?
J.-P. L. – Les propositions du rapport Borzeix signalent le souci des éditeurs de voir adopter le principe d'un paiement pour les prêts. Je pense qu'il s'agit plus d'une reconnaissance d'un principe que d'un espoir de ressources élevées. Nous avons estimé que ce principe devrait être accepté, mais que le montant réclamé par usager était trop élevé. Il faudrait partir de plus bas, et 5 F seraient un montant acceptable au moins pour un début. Ce droit minime pourrait être financé par une augmentation des droits de bibliothèque, si cela peut être négocié avec les syndicats. Cette situation particulière des bibliothèques universitaires ne saurait être comparée à celle des bibliothèques municipales.
Quant à étendre la question aux droits de licence des documents électroniques, cela me paraît difficile, voire impossible. En effet, nous sommes là dans un marché international régi par la liberté tarifaire : l'État peut contribuer à des négociations, dans le cadre des contrats passés par les bibliothèques, mais ne peut exercer une action uniforme dans ce domaine.
BBF – Les textes statutaires organisant les services communs de documentation vous paraissent conve- nables en l'état pour aborder les mutations à venir. Toutefois, vous signalez des exceptions quant à certains établissements interuniversitaires comme la Bibliothèque Sainte-Geneviève, dont le statut ne vous paraît guère judicieux. Quelles sont les pistes, et comment ces établissements peuvent-ils s'articuler avec les services de documentation des universités, voire, pour la région parisienne, avec les offres complémentaires de la Bibliothèque nationale de France ou de la Bibliothèque publique d'information par exemple ?
J.-P. L. – Sur la question des textes statutaires, je veux rappeler la phrase de Michel Crozier : « La société ne se change pas par décret ». J'ai remarqué que nos interlocuteurs ne remettaient pas en cause ces textes, et je crois que les mutations nécessaires peuvent être réalisées dans ces cadres statutaires. Toutefois, en ce qui concerne la Bibliothèque Sainte-Geneviève, j'ai constaté la gestion difficile d'une trop grande pression des étudiants alliée à une tradition patrimoniale. Devant cette pluralité d'objectifs contradictoires, la tentation existe d'accroître la capacité de la bibliothèque, mais se pose aussi la question du rôle de Sainte-Geneviève parmi les établissements parisiens, et l'on pense à la BnF et à la BPI, qui sont d'autres bibliothèques universitaires de fait. Dans ce paysage, le statut de Sainte- Geneviève est posé. Faut-il en faire un établissement public spécifique ? La municipaliser ? Je penche pour la première solution, qui donnerait à cette bibliothèque une vocation plus généraliste. Cette question ne peut être déconnectée du remodelage du paysage parisien des BU, qu'il faut envisager sur 10 à 15 ans, en prêtant une attention particulière aux opérations qui devraient être programmées à Tolbiac.
BBF – Les textes prévoient une intégration forte de la bibliothèque universitaire dans l'université, et vous préconisez à terme l'abandon du fléchage par l'État des crédits documentaires qu'il octroie. Selon vous, dans quelles conditions cet abandon est-il envisageable ? Et plus généralement quelles orientations vous paraissent souhaitables pour améliorer l'intégration des bibliothèques dans les universités ? À quels niveaux privilégiés l'État doit-il intervenir (financements, outils collectifs, contractualisation…) ?
J.-P. L. – Tout d'abord l'hypothèse d'un abandon à terme du fléchage des crédits documentaires de l'État est le reflet des opinions de nos interlocuteurs. Cet abandon est cohérent avec une certaine philosophie de l'action de l'État face à des collectivités décentralisées, et conduit à une globalisation des budgets (même si l'État est habile à dicter ses objectifs à travers des contrats, des évaluations, etc.). Il faudra bien franchir le pas, et reconnaître les responsabilités des conseils d'universités. Dans quel délai ? Le temps que les bibliothèques universitaires s'affirment davantage dans les universités, que le plan U3M et la contractualisation à venir assurent une mise à niveau des locaux, des personnels, de l'ouverture aux étudiants, des nouvelles technologies. Cinq à sept ans me paraissent un délai raisonnable. Cela suppose que les présidents d'université fassent pression pour globaliser les ressources documentaires : beaucoup de ressources propres alimentent la documentation des petites unités (laboratoires, etc.). La conscience de ces nécessités me paraît forte aujourd'hui, même si parfois on peut craindre que la liberté offerte n'entraîne des inégalités.
Parallèlement, pour faciliter le bon exercice des décisions, et éviter les trop grandes distorsions, il convient que l'administration centrale dispose d'outils de mesure des coûts, de suivi des disciplines, etc., et en publie les résultats. Dans ce cadre, l'Inspection générale des bibliothèques est nécessaire, comme une fonction moderne d'évaluation pédagogique, scientifique, gestionnaire, comme un service qui peut intervenir en cas de crise. Cette fonction n'est pas contradictoire avec la déconcentration et la décentralisation.
BBF – Vous avez également analysé la nature et les fonctions des personnels. Distinguez-vous des compétences en émergence, des mutations dans ces métiers variés ? À votre avis, connaît-on les mêmes évolutions dans les métiers territoriaux des bibliothèques ? Comment l'État et les universités doivent-ils s'adapter à ces besoins locaux, en termes de moyens humains, de gestion du personnel, de formations ?
J.-P. L. – Le niveau de recrutement et de formation des personnels est très élevé, même au niveau des magasiniers, parmi lesquels les diplômés ne sont pas rares. J'ai senti les professionnels très convaincus par les nouvelles technologies, et leur implication dans ce domaine m'a impressionné. Je pense toutefois qu'outre des qualités d'ingénieurs et de gestionnaires, les professionnels des bibliothèques doivent conserver des compétences spécialisées sur les contenus, quelques passions scientifiques. Les évolutions et constats me paraissent les mêmes pour les métiers territoriaux, mais les bibliothécaires universitaires ont peut-être évolué plus vite sous la pression de leur public, qui est plus exigeant que celui d'une bibliothèque municipale.
Le rôle de l'État ? Sur le plan de la formation, je crois que cette dernière doit demeurer sous sa maîtrise : les moyens de l'École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (ENSSIB) me paraissent un peu insuffisants, et il faut organiser soigneusement la formation continue. Quant à la gestion des personnels, je souhaite par conviction politique une gestion décentralisée, mais sa généralisation risque de supprimer toute mobilité. En conservant un statut national aux personnels, on pourrait imaginer que les conservateurs soient gérés au niveau national, les autres agents gérés non au niveau des universités mais à un échelon intermédiaire, sur des modèles proches de ceux utilisés par les agents territoriaux. Il me semble qu'on obtiendrait une plus grande efficacité, ainsi qu'une meilleure réponse aux besoins de formation des personnels.
Enfin, je suis tout à fait favorable à l'emploi de jeunes, de moniteurs, pour qui ces contrats peuvent représenter par exemple un complément de bourse ; j'ai d'ailleurs rencontré beaucoup d'avis favorables en ce sens.
BBF – L'importance de la population étudiante touche de près les collectivités locales. Selon vous, comment pourraient s'articuler les services des bibliothèques municipales (BM) et des bibliothèques universitaires (BU) auprès de cette population ?
J.-P. L. – Déjà, dans le suivi des questions de personnel, je souhaite une plus grande mobilité entre bibliothèques publiques et bibliothèques universitaires. Plus généralement, je suis pour des accords entre BU et BM, pourvu que ces accords s'appuient sur une reconnaissance réciproque des vocations spécifiques de chaque établissement. Toutes deux doivent se mettre au service des usagers, et leurs accords proposer des offres supplémentaires et complémentaires (en termes d'horaires, de documentation, etc.). Cette condition est un objectif poursuivi par les élus locaux, et influe sur leur soutien aux BU. Si elle est remplie, les élus sont prêts à aider la BU en même temps qu'ils financent leur BM, comme c'est le cas par exemple à Montpellier ou à Cergy-Pontoise.
BBF – En conclusion, pourriez-vous résumer pour les lecteurs du Bulletin des bibliothèques de France les quelques points qui vous ont le plus surpris au cours de votre mission.
J.-P. L. – Commençons par les bonnes surprises. Tout d'abord, j'ai eu de très bonnes surprises architecturales, qu'il s'agisse de bâtiments neufs – en Seine-Saint-Denis – ou de réutilisation des bâtiments anciens – à Lyon III par exemple. J'ai aussi été impressionné, comme je l'ai déjà souligné, par la qualité d'adaptation des personnels aux nouvelles technologies de l'information. En revanche, j'ai été choqué par le retard en moyens de certains secteurs géographiques, et par une réelle inégalité des situations : celle de Toulouse-Le Mirail me paraît par exemple dramatique.