Édition, éditeurs (1)
La prestigieuse revue Actes de la recherche en sciences sociales vient de consacrer deux numéros successifs aux éditeurs et à l'édition ; à un premier volet éclectique, publié en mars, un second a fait suite en juin, sur l'édition en Allemagne. C'est la première de ces livraisons qui retiendra ici l'attention, essentiellement en raison de la diversité des approches qu'elle propose et de la qualité des auteurs qu'elle rassemble.
Une révolution conservatrice
Le retentissement qu'a eu ce numéro tient en effet, pour une part importante – et peut-être excessive –, au long article de Pierre Bourdieu qui l'ouvre, sous le titre provocateur « Une révolution conservatrice dans l'édition ». Le propos de Pierre Bourdieu y est de montrer comment la soumission de plus en plus marquée du monde de l'édition aux préoccupations commerciales réduit les possibilités d'invention de l'éditeur et, de ce fait, appauvrit la vie intellectuelle que l'édition soutient traditionnellement ; qu'il s'agit bien là d'une révolution par rapport aux siècles passés, mais d'une révolution « conservatrice », qui a pour effet de rendre moins aisées les réelles novations, tout en facilitant le mimétisme d'anciennes avant-gardes désormais installées ou la prééminence de la littérature anglaise (« c'est-à-dire de la littérature commerciale »), toutes deux synonymes de rentabilité.
La sombre analyse que Pierre Bourdieu fait du monde de l'édition s'appuie sur un impressionnant arsenal sociologique (vocabulaire, graphiques, enquête d'ampleur menée en 1996 auprès d'une soixantaine d'éditeurs), mais difficilement compréhensible et singulièrement rebutant.
L'on se prend à considérer dans un premier temps que rien de ce qui est dit dans l'article n'est totalement neuf : François Rouet, dans Le Livre : mutations d'une industrie culturelle 1 et Jean-Marie Bouvaist, avec Crise et mutations dans l'édition française 2, par exemple, ont, voici plusieurs années déjà, souligné cette évolution, avec, il est vrai, un pessimisme et une position prescriptrice moindres. Mais l'auteur a par anticipation rejeté cette objection – dont on pensera de fait qu'il lui trouvait quelque fondement –, en envisageant que ce qu'il a « établi » puisse « être disqualifié comme (...) trivial », au mieux considéré comme une « déclaration explicite de choses que tout le monde soupçonne et que personne ne sait vraiment ».
Un peu d'histoire
Les huit autres articles de cette livraison, pour avoir été moins médiatisés, n'en sont pas pour autant dépourvus d'intérêt. Jean-Yves Mollier, auteur d'une biographie récente de Louis Hachette 3, apporte le regard de l'historien, rappelant tout d'abord « les mutations de l'espace éditorial français du XVIIIe au XXe siècles », puis proposant une « approche bibliographique sur l'histoire de l'édition, du livre et de la lecture en France aux XIXe et XXe siècles » (actualisation en l'espèce d'un article publié en 1994). De ses deux contributions, l'on retiendra essentiellement une claire synthèse, articulée en trois temps, de l'évolution de la fonction d'édition depuis deux cents ans. Au milieu du XVIIIe siècle et plus encore après le Premier Empire, apparaît un nouveau personnage, central : l'éditeur, maître de l'ensemble de la chaîne du livre. Après 1850, son importance diminue au bénéfice de l'entreprise éditoriale. Jean-Yves Mollier voit la fin de toute improvisation dès cette étape, qui conduit à « tourner résolument le dos au romantisme et à l'idéalisme » et amène, dans les plus grosses maisons, des directeurs littéraires prestigieux à travailler aux côtés de chefs de service compétents, rompus aux techniques commerciales. Hachette est déjà l'archétype de cette organisation.
Cet équilibre entre découvreurs et vendeurs est rompu après guerre par l'ouverture d'un mouvement de concentrations, accentué à compter de 1980 : le rachat d'Hachette par Lagardère, puis en 1988, la constitution du groupe de la Cité, préfigurent l'actuel duopole Hachette-Vivendi et consacrent la primauté des considérations et des acteurs économiques dans la vie de l'édition.
L'édition en Russie
Une des meilleures surprises de cette livraison vient de l'article très substantiel d'Anne-Marie Thiesse et Natalia Chmatko, sur « les nouveaux éditeurs russes ». Le contraste y est saisissant entre le système soviétique, marqué par un monopole étatique posé sur l'ensemble du circuit du livre, et la situation la plus contemporaine, qui laisse l'initiative privée, russe ou étrangère, sans contrepoids. Ce basculement a eu évidemment des effets positifs (la multiplication du nombre d'auteurs publiés, l'apparition ou l'essor de nouveaux domaines éditoriaux, comme le livre religieux ou le roman policier), mais il présente de nombreux aspects négatifs, tels la réduction de l'activité éditoriale et de la diffusion aux seules villes de Moscou et Saint-Pétersbourg, l'enchérissement du prix du livre et la dépendance quasi exclusive du secteur vis-à-vis de ventes immédiates.
En clôture de ce numéro, Anne Simonin et Pascal Fouché font la lumière sur les modalités de la sélection éditoriale et tentent de cerner, en suivant Roland Barthes, les critères de « publiabilité » d'un texte. Ils démontrent que, contrairement à l'image que l'on en a, ce ne sont pas les prestigieux comités de lecture qui trient l'immense majorité des manuscrits envoyés aux éditeurs, mais des sans-grade ou des anonymes, employés des « services des manuscrits », puis lecteurs extérieurs le plus souvent payés à la pige. Les premiers pratiquent une « lecture au tri », éliminant 90 % des milliers de manuscrits qui arrivent par la poste ; les « lecteurs fantômes » extérieurs, auprès de qui sont mis en lecture les 10 % restants, en écarteront environ la moitié ; ce sont ces 5 % de la production littéraire brute qui seront enfin soumis aux comités de lecture : mais seul un manuscrit sur mille cinq cents reçus par voie postale aura une chance d'être retenu par ces derniers, leur choix se portant majoritairement sur les textes d'auteurs connus ou recommandés. L'auteur-type rejeté peut, sur la base des fiches conservées par les éditions du Seuil, être dépeint comme « autodidacte, âgé de quarante ans ou plus au moment de la rédaction de son premier texte, le plus souvent autobiographique ».
Ce numéro des Actes compte également une synthèse d'Anne Cooper-Richet sur la librairie étrangère à Paris au XIXe siècle (Galignani, la librairie allemande, les libraires français défricheurs de marchés étrangers, tels Martin Bossange et Louis-Charles Baudry), un article méthodologique de Paul Dirkx sur la recherche en stratégies éditoriales, enfin une présentation par Gustavo Sorà de la maison d'édition José Olympio, sorte de Gallimard brésilien, au sommet de sa célébrité dans les années 1950. Au final, voilà un bel échantillon des types de recherche engagés aujourd'hui sur le monde de l'édition, échantillon au sein duquel un réel article sur l'économie du livre aurait toutefois eu pleinement sa place.