Le patrimoine
culture et lien social
Patrice Béghain
Cela fait maintenant bien plus d'une décennie que les bibliothécaires parlent, eux aussi, de patrimoine pour désigner une partie de leur champ d'activité professionnelle 1. Cette revendication terminologique relativement nouvelle continue d'être accueillie avec prudence ou scepticisme par les « vétérans » de la notion qui, estimant qu'elle s'applique avant tout aux édifices et aux objets d'art, ne verront dans l'affirmation d'un secteur patrimonial des bibliothèques qu'une des multiples illustrations d'un éclatement lexical plus ou moins heureux : puisque les arts culinaires et le paysage des campagnes relèvent aujourd'hui également du patrimoine, pourquoi pas aussi ces objets supports de l'écriture et de la création que sont les livres et tous les documents écrits, iconographiques, audiovisuels ou sonores que l'on trouve dans les bibliothèques et les services d'archives ?
De la part de Patrice Béghain, il n'y a pas à craindre cette condescendance ; ancien directeur régional des affaires culturelles, il fut le président du groupe de travail sur les bibliothèques municipales classées, dont il a présenté les conclusions en 1989 2. C'est une première raison pour que, parmi les nombreux ouvrages consacrés à la politique du patrimoine, les bibliothécaires accordent une attention particulière à ce livre bref, riche d'informations historiques et ouvert à tous les secteurs de la vie culturelle. Une seconde réside dans le choix de la démarche qui le sous-tend : alerter du fait que, comme le montre en France l'histoire des deux derniers siècles, le patrimoine, quel qu'il soit, peut aussi bien réunir les éléments du corps social que les diviser. Les bibliothécaires y trouveront la confirmation de l'idée que leur responsabilité sociale ne se limite pas au domaine de la lecture publique, mais doit également trouver à s'employer dans celui du patrimoine écrit.
De l'abbé Grégoire aux patrimoines de mémoire
Pour Patrice Béghain, la notion moderne du patrimoine, fille du Directoire, est parvenue de nos jours à un stade à la fois remarquablement consensuel et assez problématique, voire politiquement préoccupant. Les deux premiers chapitres de son livre sont consacrés à l'histoire de la lente émergence, à partir de la Révolution française, d'un consensus autour du patrimoine et à celle de l'élargissement progressif de la définition de ce terme. Si les monuments historiques sont au centre de ce passionnant survol qui conduit de l'abbé Grégoire à nos années 80, on y trouvera, outre d'intéressants renvois à Hugo, Proust et Barrès, une mise en perspective de deux institutions sœurs et parfois rivales : le musée et la bibliothèque.
Restaurer le lien au patrimoine
L'auteur pose ensuite la question de la fonction économique du patrimoine, particulièrement dans le cas de son exploitation pour développer ou diversifier le tourisme. On est là sur une frontière fragile : d'un côté, l'ambition légitime d'assigner à la politique patrimoniale une fonction éducative ; de l'autre, les risques du dévoiement mercantile et de la création soit d'une sous-culture fondée sur les produits dérivés, soit d'une politique patrimoniale peu démocratique recourant systématiquement aux produits – les bibliothécaires, pour ce qui les concerne, ne seront-ils pas tentés d'ajouter : aux documents ? – de substitution. Intitulé « Le simulacre et le réel », le chapitre quatre est tout entier consacré à cette dernière question du rapport direct des publics à l'œuvre originale. À l'heure où fleurissent les projets de numérisation des documents et de création de produits électroniques pour la valorisation des fonds, plus d'un bibliothécaire ou d'un archiviste pourrait être intéressé par l'approche différenciée que propose Patrice Béghain des innovations d'une part du théoricien, d'autre part du ministre Malraux dans le domaine des œuvres et des objets d'art ; sa mise en parallèle du Musée imaginaire et de l'Inventaire général des richesses historiques de la France concerne assez directement les responsables d'institutions documentaires.
De la même façon, point n'est besoin d'être spécialiste de sociologie urbaine ou conservateur des monuments historiques pour pouvoir faire son miel de la réflexion qu'il poursuit, dans le chapitre cinq, sur l'évolution de la ville et celle des liens qui unissent un monument tant à un territoire qu'à des pratiques collectives. Nous touchons là à une idée fondamentale dans son raisonnement : le « lien social » qu'il s'agit de restaurer ou de développer est celui qui peut exister entre un objet patrimonial et les diverses communautés qui sont en situation de le pratiquer ; il ne s'agit que secondairement, et comme par ricochet, du « lien social » des discours politiques contemporains, c'est-à-dire de celui qu'il est évidemment capital de rétablir, in fine, entre les hommes eux-mêmes. Si le lien social au patrimoine revêt une si grande importance, c'est qu'il est porteur d'une relation au passé, à la mémoire qui, elle, contribue directement à la cohésion sociale.
Le patrimoine comme pensée de la mémoire
D'où le très grand intérêt du chapitre six (« L'identité, entre convergence et différence »), où nous sommes invités à nous interroger sur le rapport que les communautés, qu'elles soient nationales, régionales ou d'une autre nature, entretiennent avec leurs patrimoines et les fondements de leurs identités ; ou plutôt avec ce qu'on leur propose de considérer comme tels, depuis le XIXe siècle jusqu'aux plus récentes campagnes électorales. Prenant acte du retour du local, mais dénonçant également les déformations qui émaillent les discours identitaires, Patrice Béghain montre que, redevenu l'objet d'affrontements idéologiques de grande portée, le patrimoine peut aussi être « un instrument fort de reconstruction d'une identité et d'un imaginaire communs ».
Le livre s'achève sur un chapitre sept intitulé « Mémoire, pouvoir et patrimoine » où sont ramassées des questions essentielles relatives à la fonction sociale, politique mais aussi psychologique ou, si l'on veut, psychosociale du patrimoine. Toutes vont dans le sens d'une meilleure prise en compte de la relation au patrimoine dans l'effort pour construire une cité démocratique. Écouter cette incitation ne sera pas toujours aisé : comment, parmi bien d'autres problèmes, favoriser l'appropriation collective la plus large d'un patrimoine qui est si souvent celui des vainqueurs et des seigneurs ? Il importe, de toute façon, que cette relation se fonde elle-même sur un rapport au passé qu'il s'agira de débarrasser, autant que faire se peut, des illusions et des falsifications afin que la pratique des divers patrimoines alimente l'aptitude à coexister dans le respect de la diversité des cultures ; car, pour l'auteur, « la plus haute vertu du patrimoine n'est pas de nous rappeler notre différence ou notre condition mortelle, mais de nous inscrire dans un territoire et un temps qui sont pour tous, ceux d'hier et ceux d'aujourd'hui ». On notera qu'à ses yeux, cela passe par une réforme de la politique patrimoniale de l'État, le ministère de la Culture et celui de l'Éducation nationale étant appelés à un sérieux aggiornamento dans ce domaine.
Voici donc un opuscule particulièrement dense et stimulant dont les bibliothécaires et les archivistes feraient bien de s'emparer. Ils n'y trouveront pas une véritable mise en situation du patrimoine écrit, graphique ou sonore dans le vaste champ du patrimoine global ; mais, venus des secteurs culturels voisins, des éclairages de la plus grande utilité pour leur réflexion et leur action quotidiennes. À commencer par cette définition, que certains pourront juger provocante, ou irritante dans son apparente simplicité : « Le patrimoine est ce qu'il est possible et nécessaire de conserver présent de l'histoire pour vivre le présent et construire l'avenir ».