Une voix qui manque

écrits en mémoire de Jean Gattégno

par François Dupuigrenet Desroussilles
Textes réunis par Marc-Olivier Baruch. Paris : Fayard, 1999. – 322 p. ; 24 cm. ISBN 2-213-60383-9. 160 F

Cinq ans après la mort de Jean Gattégno, les éditions Fayard publient un volume de mélanges en l’honneur de l’ancien directeur du Livre, rassemblés par Isabelle Jan et Marc-Olivier Baruch. Les éditeurs avertissent d’emblée qu’il ne s’agit pas de mélanges au sens universitaire du terme, mais « d’écrits mélangés pour un homme… multiple », « écrits librement, selon l’inspiration », et que le hasard de cette inspiration a fait qu’il n’y est question ni des bibliothèques, ni de la traduction, ni de l’opéra, ni du bon vin, tous sujets pourtant chers à Jean Gattégno – personnellement je regrette bien sûr qu’Oscar Wilde, qui occupa tant Jean Gattégno à la fin de sa vie, ne soit pas non plus présent. Simplement classées par ordre alphabétique de nom d’auteur, les vingt-sept contributions nous mènent ainsi, en un beau désordre, d’une note de l’ancien directeur du Théâtre et des Spectacles Robert Abichared sur Le Théâtre en changement à une rêverie du libraire Christian Thorel sur le livre et la ville. Leur charme particulier tient au fait qu’elles sont toutes dues à des proches, voire à des intimes, de Jean Gattégno, qui ont d’abord voulu lui offrir des textes qu’il aurait aimé lire, dont ils auraient aimé parler avec lui, en une sorte de conversation posthume que l’on suit toujours avec intérêt, mais aussi, parfois, un sentiment comme d’indiscrétion. Les éditeurs ont complété le volume par une bibliographie et quatre extraits de l’œuvre de Jean Gattégno tirés de L'Univers de Lewis Caroll, de sa traduction de La Fleur foulée aux pieds de Ronald Firbank, et de La Bibliothèque de France à mi-parcours, auquel ils ont eu la bonne idée de joindre un Discours aux bibliothécaires, prononcé au printemps 1989 lors d’une journée d’études organisée par l’Association des anciens élèves de l’École nationale supérieure des bibliothèques sur « Les statuts et les pratiques professionnelles des bibliothécaires en Europe ».

Témoignages

Certains auteurs ont choisi le mode du témoignage, comme l’éditeur Christian Bourgois, qui aurait souhaité que Jean Gattégno fût plus familier de Balzac que de Lewis Carroll, afin d’éviter bien des « illusions perdues ». Bernard Genton, directeur de l’Institut français de Berlin, dépeint L’Homme de Potsdam, l’angliciste qui aimait l’Allemagne et que passionnaient les lendemains de la chute du Mur de Berlin. Marion Julien, ancienne secrétaire générale du Centre national du livre, a composé, entre souvenirs et citations bien choisies, un portrait de Jean Gattégno en rieur lucide, tonitruant et sensible. François Suard, camarade de Jean Gattégno à l’École normale supérieure, rappelle, à propos de son propre travail d’historien de la littérature médiévale, la passion de transmettre qui animait Jean Gattégno, et la haute idée qu’il se faisait du devoir de vulgarisation qui incombe à l’universitaire. Son ancien collègue de l’université de Vincennes, l’helléniste Claude Mossé, évoque, lui, la participation active du militant SGEN Jean Gattégno à l’aventure des premiers « Vincennois », au lendemain de Mai 1968 – on rapprochera ces souvenirs de l’étude trop brève, mais exemplaire, consacrée par Patrick Fridenson aux Engagements des universitaires après 1968 et avant 1981.

A contre-emploi

Comme Diaghilev, Jean Gattégno aimait qu’on l’étonnât. Plusieurs collaborateurs de ce volume n’ont donc pas hésité à écrire à contre-emploi, ou du moins à sortir, pour l’occasion, du champ ordinaire de leur activité. Je pense à la recherche sur les pietà de Louis Bodin, ancien directeur des Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, ou à la façon dont l’historien Christian Delage analyse le Vertigo d’Alfred Hitchcock. Nombre d’auteurs sont même allés jusqu’à prendre, comme par pudeur, le masque ou la posture de la fiction. Marc-Olivier Baruch, administrateur civil et historien, se fait romancier pour peindre un directeur des affaires générales de la préfecture de la Seine, quelques années après la Libération. Patrice Béghain, naguère directeur régional des affaires culturelles, fait parler le devin Tirésias dans une Lettre à Jocaste. Le psychanalyste Michel Dreyfus évoque les lumières laiteuses de New York la nuit, à propos d’une librairie aimée de Spring Street. Michelle Ferradou, libraire, offre un portrait éclaté et poétique de Philippe Forest. Philippe Leduc, président de la société Furtwängler, nous entraîne à Barcelone suivre Une Enquête de Felipe Arquero, tandis que le conservateur de bibliothèque Alain Massuard nous donne en un ostinato halluciné des variations sur Le Corps renversé à partir du récit d’un voyage en Italie du sud. Traducteur émérite, Jean-Pierre Richard compose, lui, une lettre imaginaire à Lewis Carroll rédigée par son frère Edwin, depuis l’île de Tristan da Cunha en 1885.

Le domaine anglais

Avec ce texte, nous entrons déjà dans le « domaine anglais » qu’explorent cinq contributions. Jacques Le Goff ouvre le dossier des Otia imperialia de Gervais de Tilbury, ce clerc anglais de l’entourage de Henri II Plantagenêt qui les composa pour distraire l’empereur Othon IV, le battu de Bouvines. Tout le troisième livre des otia est en effet consacré à un inventaire des merveilles du monde parmi lesquelles Jacques Le Goff a choisi vingt-deux mirabilia britanniques qui lui permettent de dresser une « carte merveilleuse de la Grande-Bretagne » médiévale, matrice lointaine des aventures d’Alice. Les Voyages de celles-ci sont savamment analysés par Patrice Salsa qui voit en Lewis Carroll un précurseur de l’analyse conversationnelle et de la linguistique pragmatique. L’autre grand victorien, Charles Dickens, est présent grâce à Isabelle Jan qui, selon le conseil de Vladimir Nabokov, a joliment choisi de le relire « non pas en critique… mais en camarade, en good fellow ». Michel Ricard met quelque malice à prouver, contre l’opinion première de Jean Gattégno, l’existence d’une « exception irlandaise au cœur du vaste empire des lettres anglo-saxon ». Bel exemple de cette exception, l’Ulysse de James Joyce dont Olivier Corpet rappelle, en quatre pages nerveuses, l’odyssée des Deux mille soixante-quinze grammes que pesait son édition originale imprimée par Darantière en 1922.

Le texte et le livre

Homme du livre, attentif à ses métamorphoses historiques et contemporaines, Jean Gattégno aurait sans doute été passionné, aussi, par les contributions qui, à des titres divers, questionnent le statut du texte et du livre en déconstruisant plusieurs « ordres du discours ». Jean Canavaggio, directeur de la Casa de Velasquez, montre en analysant rapidement Deux historiettes à rire dans l’Espagne du Siècle d’or que le genre de la « bourle » est un phénomène culturel complexe qui met en jeu, notamment, le rapport entre oralité et mise en texte. À partir d’exemples tirés du domaine ibérique également, celui de Borgès et de Cervantès, ainsi que de la « littérature » de l’Antiquité classique – mais il montre ce que cette notion même a évidemment d’anachronique –, Roger Chartier reprend la question par lui si souvent traitée du statut du texte entre monument et événement et réitère ses mises en garde, toujours bienvenues, contre l’« ethnocentrisme de la lecture ». Responsable des éditions Fayard depuis 1980, et ancien président de l’IMEC (Institut Mémoires de l'édition contemporaine), Claude Durand s’essaie à l’histoire pour retracer la saga d’Arthème Fayard, de 1857 à nos jours, avec une fascination particulière pour « Arthème le Grand », second du nom, pionnier de l’édition populaire d’auteurs vivants au début de ce siècle. Avec Écrire la science, la physicienne Michèle Leduc offre, dans une langue élégante et précise, un excellent résumé des questions que pose aujourd’hui la multiplicité des niveaux et des modes d’expression de la pensée scientifique.

Le prix du livre

J’ai retenu pour la fin le texte de Véronique Châtenay-Dolto sur « La Politique européenne et le prix du livre », car il s’agit d’un problème brûlant, dont l’actuelle adjointe du directeur du livre sait éclairer, en quelques pages fortes où se sent la passion, les enjeux politiques et culturels pour la construction d’une Europe vraiment démocratique. On ne peut que partager son souci de voir produire rapidement des instruments d’analyse fiables de la « nouvelle économie du livre » qui se met en place avec le développement du commerce électronique et l’introduction de la monnaie unique. Cela seul permettra de sortir des généralisations hâtives et des anathèmes idéologiques auxquels se réduit souvent le débat autour du prix unique. Mais ce texte est aussi important parce qu’il nous donne à entendre, grâce à la publication d’un projet de lettre inédite au président de la Commission européenne, en novembre 1985, la voix même de Jean Gattégno. D’un ton vif, d’une éloquence vibrante, cette note nous rappelle que Jean Gattégno fut un homme d’action, acharné à convaincre, qui jeta tant de lui-même dans les combats de la politique et de la culture – ce qu’on appela, un temps, « changer la vie » – qu’on pourrait sans doute lui appliquer le mot fameux d’Oscar Wilde, rapporté par André Gide : « J’ai donné à la vie mon génie, à la littérature mon seul talent ».